Considérez un peu ce qu'il adviendra de l'Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d'Essen, de Manchester, ou de Roubaix, quand l'acier, la soie, l’acier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l'introduction des pratiques de l'hygiène.
L'Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s'y dirige.
Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d'en faire entendre le canon à toute la terre (…) On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille milles de soi-même, trois centièmes de seconde après le coup.
Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d'agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels (…) L’action des sons, et particulièrement de leurs timbres, et parmi eux les timbres de la voix - l'action extraordinaire de la voix est un facteur historique d'importance - fait pressentir les effets de vibrations plus subtiles accordées aux résonances des éléments nerveux profonds (…) Ce que peut la chimie, la physique des ondes le rejoindra selon ses moyens.
La politique fut d'abord l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.
A une époque suivante, on y adjoignit l'art de contraindre les gens à décider sur ce qu'ils n'entendent pas.
Ce deuxième principe se combine avec le premier.
L'historien fait pour le passé ce que la tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcière s'expose à une vérification et non l'historien.
L'existence des voisins est la seule défense des nations contre une perpétuelle guerre civile.
L'image d'une DICTATURE est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l'esprit quand il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires l'autorité, la continuité, l'unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l'empire de la connaissance organisée (…) Tout le monde alors pense DICTATURE, consciemment ou non ; chacun se sent dans l'âme un dictateur à l'état naissant. C'est là un effet premier et spontané, une sorte d'acte réflexe, par lequel le contraire de ce qui est s'impose comme besoin indiscutable, unique et entièrement déterminé. Il s'agit d'ordre et de salut publics ; il faut atteindre ces objets au plus vite, par le plus court et à tout prix. SEUL, un MOl peut s'y employer (…) car ce n'est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s'organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles.
Dans une guerre moderne, l'homme qui tue un homme tue un producteur de ce qu'il consomme, ou un consommateur de ce qu'il produit (…) J’ai déjà écrit il y a vingt ans : « Nous autres, civilisations, nous savons à présent que nous sommes mortelles... »
Il n'est point de peuple qui ait des relations plus étroites avec le lieu du monde qu'il habite.
Si j'osais me laisser séduire aux rêveries qu'on décore du beau nom de philosophie historique, je me plairais peut-être à imaginer que tous les événements véritablement grands de cette histoire de la France furent, d'une part, les actions qui ont menacé, ou tendu à altérer, un certain équilibre de races réalisé dans une certaine figure territoriale ; et, d'autre part, les réactions, parfois si énergiques, qui répondirent à ces atteintes, tendant à reconstituer l’équilibre (…) C’est pourquoi l'histoire dramatique de la France se résume mieux que toutes autres en quelques grands noms, noms de personnes, noms de familles, noms d'assemblées, qui ont particulièrement et énergiquement représenté cette tendance essentielle aux moments critiques et dans les périodes de crise ou de réorganisation. Que l'on parle des Capétiens, de Jeanne d'Arc, de Louis XI, d'Henri IV, de Richelieu, de la Convention ou de Napoléon, on désigne toujours une même chose, un symbole de l'identité et de l'unité nationales en acte.
L'action certaine, visible et constante de Paris, est de compenser par une concentration jalouse et intense les grandes différences régionales et individuelles de la France. L'augmentation du nombre des fonctions que Paris exerce dans la vie de la France depuis deux siècles correspond à un développement du besoin de coordination totale, et à la réunion assez récente de provinces plus lointaines à traditions plus hétérogènes. La Révolution a trouvé la France déjà centralisée au point de vue gouvernemental, et polarisée à l'égard de la Cour en ce qui concerne le goût et les mœurs.
Trois caractères distinguent nettement le français des autres langues occidentales : le français, bien parlé, ne chante presque pas. C'est un discours de registre peu étendu, une parole plus plane que les autres. Ensuite : les consonnes en français sont remarquablement adoucies ; pas de figures rudes ou gutturales (…) Enfin, les voyelles françaises sont nombreuses et très nuancées, forment une rare et précieuse collection de timbres délicats qui offrent aux poètes dignes de ce nom des valeurs par le jeu desquelles ils peuvent compenser le registre tempéré et la modération générale des accents de leur langue (…)
Ses voyelles sont plus nombreuses et plus nuancées ; ses consonnes jamais ne sont de la force, ne demandent l'effort qui s'y attache dans les autres langues latines.
L'histoire du français nous apprend à ce sujet des choses curieuses, que je trouve significatives. Elle nous enseigne, par exemple, que la lettre r, quoique très peu rude en français, où elle ne se trouve jamais roulée ni aspirée, a failli disparaître de la langue, à plusieurs reprises, et être remplacée, selon un adoucissement progressif, par quelque émission plus aisée. (Le mot chaire est devenu chaise, etc.)
Il est clair qu'un peuple essentiellement hétérogène et qui vit de l'unité de ses différences internes, ne pourrait, sans s'altérer profondément, adopter le mode d'existence uniforme et entièrement discipliné qui convient aux nations dont le rendement industriel et la satisfaction standardisée sont des conditions ou des idéaux conformes à leur nature. Le contraste et même les contradictions sont presque essentiels à la France. Ce pays où l'indifférence en matière de religion est si commune, est aussi le pays des plus récents miracles. Pendant les mêmes années que Renan développait sa critique et que le positivisme ou l'agnosticisme s'élargissaient, une apparition illuminait la grotte de Lourdes. C'est au pays de Voltaire et de quelques autres que la foi est la plus sérieuse et la plus solide, peut-être, et que les Ordres se recruteraient le plus aisément ; c'est à lui que l'Eglise a attribué les canonisations les plus nombreuses dans ces dernières années.
Les artistes naguère n'aimaient pas ce qu'on appelait le progrès. Ils n'en voyaient pas dans les œuvres beaucoup plus que les philosophes dans les mœurs (…) Dans la première moitié du XIXe siècle, l'artiste découvre et définit son contraire - le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d’ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, l'attachement à la réalité la plus sensible - mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration croissante et presque fatale des conditions de la vie. L'artiste se réserve le domaine du « Rêve » (…) Il arriva que le merveilleux et le positif ont contracté une étonnante alliance, et que ces deux anciens ennemis se sont conjurés pour engager nos existences dans leur carrière de transformations et de surprises indéfinies (…) Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus.
Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l'ennui, et pour l'aliment des curiosités de toute espèce, quantité d'hommes sont mieux pourvus que ne l'était, il y a deux cent cinquante ans, l'homme le plus puissant d'Europe.
(…) nos ambitions, notre politique, nos guerres, nos mœurs, nos arts, sont à présent soumis à un régime de substitutions très rapides ; ils dépendent de plus en plus étroitement des sciences positives, et donc, de moins en moins, de ce qui fut. Le fait nouveau tend à prendre toute l'importance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu'ici.
Le mot célèbre de Joseph de Maistre qu'une bataille est perdue parce que l'on croit l'avoir perdue, a lui-même perdu de son antique vérité. La bataille désormais est réellement perdue, parce que les hommes, le pain, l'or, le charbon, le pétrole manquent non seulement aux armées, mais dans la profondeur du pays.
J'ai expliqué ailleurs que notre mode de vie, notre hâte, notre abus de puissance mécanique, d'activité vaine, d'excitants trop énergiques, sont des causes et des effets d'un affaiblissement de la sensibilité.
L'exigence d'intensité, de nouveauté, d'instantanéité signifie une véritable intoxication (…) Ajoutons à ceci une dégénérescence rapide des manières, des formes du langage, des égards qui font qu'une société ne se réduit pas à un équilibre statistique de forces sensibles (…) De jour en jour, le dogme de l'inégalité des familles humaines devient de plus en plus dangereux en politique : il sera fatal à l'Europe. La technique se propage comme la peste.
Le français bien parlé ne chante pas. C'est un discours de registre peu étendu ; une parole presque plane. Nos consonnes sont toutes remarquablement adoucies.
Qu'il s'agisse d'architecture ou de littérature, il faut noter en France une tradition, un besoin de ce beau travail. Avouons que les conditions de la vie moderne, le changement de la production en fabrication, de l'opération individuelle en exécution mécanique d'objets faits « à la chaîne » ou en série, l'économie de temps, la concurrence qui engendre le « bon marché », les effets de la mode et de la publicité qui développent l'imitation aux dépens du goût personnel, et quelques autres circonstances, ne sont pas des plus favorables à la création des objets les plus précieux. L'inimitable ni le durable ne conviennent à notre époque.
Une littérature vaut ce que vaut le lecteur : tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d'attention soutenue, sceptique à l'égard des jugements qu'on lui veut imposer tout formés, est funeste à la belle tenue des lettres.
Nous comptons plus de psychologues et de moralistes que de métaphysiciens.
Je termine en vous résumant en deux mots mon impression personnelle de la France: notre particularité (et, parfois, notre ridicule, mais souvent notre plus beau titre), c'est de nous croire, de nous sentir universels - je veux dire : hommes d'univers... Observez le paradoxe : avoir pour spécialité le sens de l'universel.
Le spectacle du monde humain (…) on y trouvait assez facilement, de siècle en siècle, des situations analogues, des personnages comparables, des périodes bien tranchées, des politiques longuement suivies ; des événements nettement définis, à conséquences bien formées. En ce temps-là, les administrations pouvaient vivre de « précédents ».
(…) imaginez (…) un Méphistophélès spectateur des destins de notre espèce (…) Tandis que nous croyons nous soumettre les forces et les choses, il n'est pas un seul de ces attentats savants contre la nature qui, par voie directe ou indirecte, ne nous soumette, au contraire, un peu plus à elle et ne fasse de nous des esclaves de notre puissance, des êtres d'autant plus incomplets qu'ils sont mieux équipés, et dont les désirs, les besoins et l'existence elle-même sont les jouets de leur propre génie.
Et quant à l'intellect, mes amis, quant à la sensibilité - c'est à quoi je m'intéresse le plus -, on vous soumet l'esprit à une merveilleuse quantité de nouvelles incohérentes par vingt-quatre heures ; vos sens doivent absorber, sans un jour de repos, autant de musique, de peinture, de drogues, de boissons bizarres, de spectacles, de déplacements, de brusques changements d'altitude, de température, d'anxiété politique et économique, que toute l'humanité ensemble, au cours de trois siècles, en pouvait absorber jadis !
Nos codes, nos ambitions, notre politique, sont inspirés de notions fortement, puissamment locales ; ils sont d'un homme fixé au sol, localisé. Qu'il s'agisse des individus ou des nations, nos idées et notre droit, nos conflits et nos contrats impliquent la stabilité, la reconnaissance de la propriété et de la souveraineté d'un domaine. En somme, la durée, la continuité des nations et des individus, sont encore à la base de nos institutions.
Voilà donc que l'homme mobile s'oppose à l'homme enraciné.
Enfin, si l'on était poète, artiste, écrivain, philosophe, on visait les générations même lointaines, on songeait à la postérité jusqu'à la prolonger si loin dans la perspective qu'elle en devenait immortalité. Il en résultait les plus grandes conséquences pour les œuvres : on faisait des choses durables... C'est dire que la considération de la forme et de la matière des œuvres l'emportait sur toute autre. Ni la nouveauté, ni l'intensité, ni les effets, ni les surprises n'étaient recherchées comme ils le sont aujourd'hui, car le nouveau et le surprenant, ce sont les parties périssables des choses ; le travail, la recherche, l'expérience, n'étaient donc pas dissociés le moins du monde des puissances spontanées de l’esprit (…) Ce n'est pas tout. Il résultait aussi de cette ambition de survivre, un ennoblissement de nos buts et de notre effort ; et par là, une sorte de hiérarchie, une classification des ouvrages des hommes selon la durée qu'on présumait attachée à leur action. Enfin, cette pensée de l'avenir, de la postérité ou de l'immortalité, tout illusoire qu'elle pouvait être, était pour l'artiste une source sans pareille d'énergie qui le soutenait dans sa carrière souvent dure, contre l'incompréhension des difficultés matérielles de la vie. « Un jour viendra », pensait-il. Mais tout cela n'est plus, ou presque plus, et il y a peu d'espoir que cette notion de confiance en la postérité et la durée renaisse de nos cendres (…)
Supposez même que les moyens matériels vous fassent défaut, et que vous soyez pourvus aussi de ces objets du plus grand luxe qu'on nomme le loisir, le silence, la juste proportion de solitude et de compagnie qui conviennent à la production des œuvres de l'esprit, je ne sais où vous trouverez dans le monde qui nous entraîne et nous dissipe ce pressentiment de désir spirituel profond, ces conditions d'attention durable et fidèle, et même cette sensation d'une résistance de noble qualité à vaincre qui nous assurerait de la valeur de notre effort.
(…) soit que les moyens de destruction à grande puissance s'y emploient, déciment les populations des régions du globe les plus cultivées, ruinent les monuments, les bibliothèques, les laboratoires, les archives, réduisent les survivants à une misère qui excède leur intelligence et supprime tout ce qui relève l'esprit de l’homme ; soit que, non plus les moyens de destruction, mais, au contraire, les moyens de possession et de jouissance, l'incohérence imposée par la fréquence et la facilité des impressions, la vulgarisation immédiate et l'application aux productions, aux évaluations et à la consommation des fruits de l'esprit, de méthodes industrielles, finissent par altérer les vertus intellectuelles les plus élevées et les plus importantes : l'attention, la puissance méditative et critique, et ce qu'on peut nommer la pensée de grand style, la recherche approfondie et conduite jusqu'à l'expression la plus exacte et la plus forte de son objet (…) Sa première conséquence sera de rendre ou inintelligibles ou insupportables toutes les œuvres du passé qui ont été composées dans des conditions toutes contraires et qui exigent des esprits tout différemment formés.
Mais combien de métiers se réduisent à un automatisme, et lui sacrifient peu à peu ce qu'il y a dans l'homme le plus précieux ! (…) Le nom même de métier y fait songer. Il signifie dans l'origine service de détail : métier, c'est ministère (ministerium, dans lequel minus s’entrevoit) (…)
La notion de travail, grandeur aisément mesurable, valeur purement quantitative, s'est substituée à la notion d'ouvrage ou d'œuvre, à mesure que le rendement a été plus recherché, et que la machine a conquis plus d'emplois, au point de faire en quelque sorte reculer l'ouvrier devant elle. Mais le travail est un moyen de vivre, et rien de plus. L'œuvre est une raison de plus, et ce n'est pas la même chose.
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