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samedi 6 août 2022

« Les hirondelles de Kaboul » de Yasmina Khadra (2002)

D’un autre côté, je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identité (…) Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité.

Mohsen lève les mains. Zunaira a soudain du chagrin pour cet homme qui n’arrive plus à se situer dans une société totalement chamboulée. Déjà, avant l’avènement des taliban, il manquait de verve et se contentait de puiser dans sa fortune plutôt que de s’investir dans des projets exigeants. Il n’était pas paresseux ; il abhorrait les difficultés et ne se compliquait guère la tâche. C’était un rentier sans excès, un excellent mari, affectueux et prévenant. Il ne la privait de rien, ne lui refusait rien et cédait si facilement à ses requêtes que souvent elle avait le sentiment d’abuser de sa gentillesse. Il était ainsi, le cœur sur la main, plus prompt à dire oui qu’à se poser des questions. Le bouleversement pluriel provoqué par les taliban l’a complètement déstabilisé. Mohsen n’a plus de repères, ni la force d’en réinventer d’autres. Il a perdu ses biens, ses privilèges, ses proches et ses amis. Réduit au rang d’intouchable, il végète au jour le jour, reportant à plus tard la promesse de se reprendre en main.


Il n’y a aucun doute, dit le mollah Bashir du haut de son goitre (…) L’Occident  a péri, il n’existe plus. Le modèle qu’il proposait aux nigauds a failli. C’est quoi ce modèle ? C’est quoi au juste ce qu’il considère comme une émancipation, une modernité ? Les sociétés amorales qu’il a mises sur pied, où le profit prime, où les scrupules, la piété, la charité comptent pour des prunes, où les valeurs sont exclusivement financières, où les riches deviennent tyrans et les salariés forçats, où l’entreprise se substitue à la famille pour isoler les individus afin de les domestiquer puis de les congédier sans autre forme de procès, où la femme se complaît dans son statut de vice, où les hommes se marient entre eux, où la chair se négocie au vu et au su de tous sans susciter la moindre réaction, où des générations entières sont parquées dans des existences rudimentaires faites d’exclusion et d’appauvrissement ? C’est ça, le modèle qui fait sa fierté et sa réussite ? (…) L’Occident est foutu, il est bel et bien crevé, sa puanteur asphyxie la couche d’ozone (…) En perdant la foi, il a perdu son âme (…) Il croit son économie en mesure de le mettre à l’abri ; il croit nous impressionner avec sa technologie de pointe…


Car Kaboul a horreur du souvenir. Elle a fait exécuter son histoire sur la place publique, immolé les noms de ses rues dans de terrifiants autodafés, pulvérisé ses monuments à coups de dynamite et résilié les serments que ses fondateurs ont signés dans le sang ennemi. Aujourd’hui, les ennemis de Kaboul sont ses propres rejetons. Ils ont renié leurs ancêtres et se sont défigurés afin de ne ressembler à personne, surtout pas à ces êtres assujettis qui errent, tels des spectres, à travers le mépris des taliban et l’anathème des gourous.


Hormis celui de son épouse, Atiq n’a pas vu un seul visage de femme depuis plusieurs années. Il a même appris à vivre sans. Pour lui, à part Mussarat, il n’y a que des fantômes, sans voix et sans attraits, qui traversent les rues sans effleurer les esprits ; des nuées d’hirondelles en décrépitude, bleues ou jaunâtres, souvent décolorées, en retard de plusieurs saisons, et qui rendent un son morne lorsqu’elles passent à proximité des hommes.

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