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lundi 18 juillet 2022

« Le train » de Georges Simenon (1961)

Des panzers avaient pénétré dans les Ardennes et le gouvernement belge adressait un appel solennel à la France pour l’aider dans sa défense.

La veille encore, c’était à moi de diriger ma vie et celle des miens, de gagner de l’argent, de faire en sorte que tout se passe comme les choses doivent se passer. Maintenant plus. (…) Je n’étais plus accroché à ma maison, à mes habitudes. Je venais de faire, d’un instant à l’autre, comme un bond dans l’espace.

Dès lors, les décisions ne me regardaient plus je commençais à sentir, au lieu de mes propres palpitations, une sorte de palpitation générale. Je ne vivais plus à mon rythme, mais à celui de la radio, de la rue, de la ville qui s’éveillait plus vite que de coutume.


Derrière les vitres, des visages observaient les fuyards et il me semblait, en les regardant, qu’ils étaient empreints d’un calme comme glacé.


Mon voisin lui en passa une. Je n’avais pas d’allumettes sur moi non plus et, à cause de la paille, j’étais inquiet de la voir fumer, alors que d’autres fumaient depuis la veille. Peut-être était-ce une sorte de jalousie de ma part, un déplaisir que je ne m’explique pas.


Menue et rose, elle répandait une odeur sucrée.


Une cassure s'était produite. Cela ne signifiait pas que le passé n'existait plus, encore moins que je reniais ma famille et cessais de l'aimer. Simplement, pour un temps indéterminé, je vivais sur un autre plan, où les valeurs n'avaient rien de commun avec celles de mon ancienne existence.

Je pourrais dire que je vivais sur deux plans à la fois mais que, dans l'immédiat, celui qui comptait, c'était le nouveau, représenté par notre wagon à l’odeur d'écurie, par des visages inconnus quelques jours plus tôt, par les paniers de sandwiches des demoiselles à brassard et par Anna.


Quant à la Vendée, je sais que ma peau, mes yeux, tout mon corps n'a jamais aspiré aussi avidement le soleil que ce jour-là et je peux dire que j’ai savouré toutes les nuances de la lumière, toutes les sortes de vert des prés, des champs et des arbres.

Une vache, étendue à l'ombre d'un chêne, blanche et brune, son muffle humide animé d'un mouvement sans fin, cessait d'être un animal familier, un spectacle banal, pour devenir…

Devenir quoi ? Je ne trouve pas les mots. Je suis maladroit. Il ne m’en est pas moins arrivé d’avoir les larmes aux yeux en regardant une vache. Et, ce jour-là, à la terrasse d’une auberge rose, mes yeux sont restés fixés longtemps, émerveillés, sur une mouche qui tournait autour d’une goutte de limonade.

Anna s’en est aperçue. J’ai eu conscience qu’elle souriait. Je lui ai demandé pourquoi.

- Je viens de te voir tel que tu devais être à cinq ans.

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