Nombre total de pages vues

mardi 14 décembre 2021

« Messieurs les ronds-de-cuir » de Georges Courteline (1891)

Le père Soupe était un petit vieux à lunettes, de qui l’édentement peu à peu avait avalé les minces lèvres. Sur sa face luisante, comme vernie, ses sourcils broussailleux débordaient en auvents, et des milliers de filets sanguins se jouaient par la fraîcheur caduque de ses joues, y serpentaient à fleur de peau avec le grouillement confus d'une potée de vers de vase.

A l’un des bouts de la table qu'il partageait avec Lahrier, le père Soupe faisait la sieste, renversé en son fauteuil, les bras ballants d'un égorgé et le nez pointé vers le ciel. Il avait l'inquiétant dormir, livide et rigide, des vieilles gens, en sorte que Lahrier eût pu le croire mort, n’eût été l’aigu ronflement chassé par l’huis béant de sa bouche. Au raclement qui lui parvint sans l’éveiller, d'une des chaînettes de l’horloge qu’entraînait le poids de son boudin, il s’affirma vivant. Une salutation d’homme qui éternue amena son menton en fessier sur les pans dénoués de sa cravate, révélant sa large tonsure, fille des ans, culottée ainsi que la peau d’âne d’un tambour hors de service, tandis qu’étranglé en ses sources, le ronflement se modifiait, traduit maintenant en rumeurs sourdes ; on n’eût su dire au juste quel grabuge de rats emprisonnés dans un tuyau d’écoulement et qui s’y battent, affolés, avec des morceaux de bouchons et des détritus de carottes.


Bourdon voulut tout ce qu’on lui proposa, et la bande s’achemina tout doucement vers les quais, distingués dans les enfoncements de la rue Bellechasse, blancs, au-dessous des verdures poussiéreuses des Tuileries.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire