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vendredi 1 octobre 2021

« Cadres noirs » de Pierre Lemaitre (2010)

- Vous voulez un café ?
J’ai répondu que non, que ça irait comme ça.
- Nerveux ?
Il a demandé ça avec un petit sourire. En glissant des pièces dans le distributeur, il a ajouté :
- Oui, c’est toujours difficile de chercher du travail.
- Difficile mais honorable.
Il a levé les yeux vers mois d’un air interrogateur, comme s’il me regardait vraiment pour la première fois.
- Donc, pas de café ?
- Merci, non.
Et on est restés là, devant le distributeur, pendant qu’il sirotait son expresso de synthèse. Il s’est adossé et il a considéré le hall d’accueil autour de lui d’un air fataliste mais navré.
- Putain, les décorateurs, il ne faudrait jamais leur faire confiance !
Ça a tout de suite allumé un clignotant en moi. Et là, je ne sais pas ce qui s'est passé exactement. J'étais tellement gonflé à bloc que c'est venu tout seul. J'ai laissé passer quelques secondes puis j'ai lâché :
- Je vois. 
Il a sursauté.
- Qu'est-ce que vous voyez ?
- Vous allez me la jouer « informel ».
- Pardon ?
- Je dis : vous allez me la jouer « détendu », genre « la circonstance est professionnelle, mais avant tout, restons humains ». C'est pas ça ?
Il m'a foudroyé. Il semblait franchement furieux. Je me suis dit que j'étais assez bien parti.
- Vous jouez sur le fait qu'on a à peu près le même âge pour voir si je vais tomber dans le panneau de la familiarité, et comme je m'en aperçois, vous me foudroyez du regard pour voir si je vais paniquer et passer en rétropédalage.
Son visage s'est éclairé. Il a souri largement :
- Bon… On a bien déblayé le terrain, vous ne trouvez pas ?
Je n'ai rien répondu.
Il a jeté son gobelet dans la grande poubelle.
- Alors on passe aux choses sérieuses.

Or, ce qui s'acquiert (ou non) par la seule expérience, le management se fait fort de vous l’apprendre en deux ou trois jours grâce a des grilles où les gens sont classés en fonction de leur caractère. C'est pratique, c'est ludique, ça flatte l'esprit à peu de frais, ça donne l'impression d'être intelligent, on s'imagine même, grâce à ça, pouvoir apprendre à se comporter plus efficacement dans le cadre professionnel. Bref, ça calme. Au fil des années, les modes changent et les grilles se succèdent. Une année, vous vous testez pour savoir si vous êtes méthodique, énergique, coopératif ou déterminé. L'année suivante, on vous propose d'apprendre si vous êtes travailleur, rebelle, promoteur, persévérant, empathique ou rêveur. Si vous changez de coach, vous découvrez que vous êtes en réalité protecteur, directeur, ordinateur, émoteur ou réconforteur, et si vous faites un nouveau séminaire, on vous aide à discerner si vous êtes plutôt orienté action, méthode, idée ou procédure. C'est une forme d'arnaque dont tout le monde raffole. C'est comme dans les horoscopes, on finit toujours par y découvrir des trucs qui nous ressemblent…


J'ai fait une partie de ma carrière dans l'armée où là, les choses sont claires (…) Dans les entreprises, c'est devenu plus compliqué. On joue au squash avec son patron, on fait du jogging avec son chef de service, et c'est sacrément trompeur. Si on n'y fait pas attention, on a l'impression qu'il n'y a plus de chef et que seul le tableur contrôle votre boulot. Sauf que tôt ou tard, il faut bien en revenir à la hiérarchie, c'est inévitable. Et c'est un problème : quand vous n'êtes pas assez performant aux yeux des tableurs et que vos supérieurs vous le reproche, vous n'arrivez pas à leur en vouloir vraiment, parce que vous les confondez depuis trop longtemps avec des copains d'école.


-Tout le monde ici ! a alors hurlé Mourad en désignant le mur opposé aux baies vitrées.

Comme mus par leur propre peur, tout se lèvent brusquement et se mettent à marcher à petits pas rapides et économes, comme s'ils craignaient de renverser des objets précieux, la tête baissée pour éviter des projectiles imaginaires.

– Les mains sur le mur, jambes écartées ! ajoute Mourad.


Ma voix les a fait sursauter tous les deux. Ils se sont tournés vers moi. Je les vois ainsi de face. Ils ne sont plus les mêmes que tout à l'heure. Je l'ai souvent remarqué, les émotions fortes transfigurent les gens, comme si, dans les circonstances extrêmes, leur véritable visage, leur vrai moi, remontait à la surface. M. Delambre, particulièrement à cet instant, semble présenter le visage qu'il aura le jour où il mourra.


Mme Camberlin devait être à bout de nerfs parce qu'elle s'est mise à crier, d'abord assez doucement puis de plus en plus fort. Comme si elle avait donné là un signal ou une autorisation, tout le monde s'est mis à crier en même temps, ce qui a eu l'effet d'un défouloir collectif. En criant, chacun s'est laissé aller à sa peur, à son angoisse et ce cri s’est prolongé, les voix des hommes et des femmes se mêlaient en un beuglement très animal, ça remplissait la pièce, on avait l'impression que ça ne s'arrêterait jamais.

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