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lundi 7 juin 2021

« Saint François d’Assise » de Jacques Le Goff (1999)

Ce qu’on appelle la réforme grégorienne - qui déborde largement dans le temps et dans son contenu le pontificat de Grégoire VII (1073-1085) - n’est pas seulement le dégagement du monde ecclésiastique de la domination de la féodalité laïque. Certes, l’indépendance du Saint-Siège vis-à-vis du pouvoir impérial, les progrès de la liberté électorale des évêques et des abbés à l’égard des laïcs puissants sont des phénomènes significatifs. Les efforts d’élimination de toutes les pressions économiques et sociales placées sous l’étiquette de simonie ne sont pas moins importants. Surtout, la lutte contre ce que désigne le nicolaïsme est essentielle. Ce n’est pas seulement un progrès moral et spirituel que représente le combat contre l’incontinence des clercs. En interdisant le mariage et le concubinage au premier des trois ordres que définit depuis le début du XIè siècle le schéma tripartite des oratores, bellatores et laboratores - « ceux qui prient, ceux qui combattent » et « ceux qui travaillent » - l’Église sépare fondamentalement les clercs des laïcs par la frontière de la sexualité.


Le mouvement le plus spectaculaire et le plus grave est sans doute celui du catharisme, véritable religion différente du christianisme et fondant une stricte opposition entre le bien et le mal, l’esprit et la matière (…) C’est l’échec du clergé séculier local et des Cisterciens auxquels la papauté avait confié l’encadrement de la prédication, puis de le croisade. Les conséquences en seront la guerre menée en Chrétienté par l’Église, le fossé durable entre France du midi et France du Nord, la mise en place de l’Inquisition…


Plus graves sont le cas des Vaudois et des Umiliati. Les premiers sont ces pauvres de Lyon qui, à l’appel et à l’invitation du riche marchand de Lyon Valdès, se mettent vers 1170 à consacrer leur vie à la piété et aux bonnes œuvres, à la lecture de la Bible, à la prédication et à la mendicité (…) Le pape Lucius III excommunia, en même temps, Cathares, Vaudois et Umiliati à Vérone en 1184. Que leur reprochait l’Eglise ? Essentiellement d’usurper un des monopoles des clercs, la prédication.


On voit ainsi quels ferments, quels besoins, quelles revendication travaillaient certains milieux laïcs vers 1200 : l’accès directs à l’Écriture, sans l’obstacle du latin et l’intermédiaire du clergé, le droit au ministère de la Parole, la pratique de la vie évangélique à l’intérieur du siècle, de la famille, du métier, de l’état laïc.


François est un enfant de la ville (…) A cette société qui s’assied, qui s’installe, il propose la route, le pèlerinage.


Dans la seconde moitié du siècle, les oppositions (…) s’accusèrent, et les deux tendances se constituèrent en véritables factions ennemies. Les Conventuali (Conventuels) acceptèrent de suivre la Règle interprétée et complétée par des bulles pontificales qui atténuèrent la pratique de la pauvreté, tandis que leurs adversaires - en général appelés Spirituali (Spirituels), surtout en Provence, ou Fraticelli (Fraticelles), principalement en Italie -, de plus en plus imprégnés d’idées millénaristes issues de Gioacchino da Fiore (Joachim de Flore), de plus en plus extrémistes dans l’austérité et hostiles à Rome, se trouvèrent réduits à des positions hérétiques (…) Mineurs rigoristes qui devinrent les « Observants »…


Les Franciscains des deux tendances avaient multiplié les biographies du saint en lui prêtant des propos et des attitudes conformes à leurs positions. On ne savait plus à quel saint François se vouer. Le chapitre général de 1260 confia à saint Bonaventure le soin d’écrire la vie officielle de saint François (…) le chapitre général de 1266 prit la décision d’interdire aux frères de lire désormais toute autre vie de saint François et leur ordonna de détruire tous les autres écrits antérieurs concernant François.


Le français qu’il apprit avant sa conversion, parce qu’il était la langue par excellence de la poésie et des sentiments chevaleresques, continua à être la langue de ses effusions intimes. « Quand il était plein de l’ardeur du Saint-Esprit, dit Thomas de Celano, il parlait à haute voix en français. »


La largesse, voilà ce qui le rapprochait des nobles. Thomas de Celano, qui le dit « très riche », reconnaît d’ailleurs que la fortune dont il disposait grâce à son père était inférieure à celle de la plupart des jeunes nobles…


Mais il apportera à sa nouvelle vie les passions de sa jeunesse : la poésie et le goût de la joie qui de profanes se feront mystiques ; la largesse qui consistera à répandre non l'argent mais la parole, les forces physiques et morales, soi-même tout entier ; l'ardeur militante qui lui permettra d'endurer toutes les épreuves et de se lancer à l'assaut de toutes les forteresses dressées sur le chemin du salut de ses frères, à l'assaut de Rome, du sultan, du péché sous toutes ses formes.


Il souffrira jusqu'à la mort de deux espèces de maux : des maux d’yeux, d'une part, et des affections du système digestif : estomac, rate, foie, de l’autre.


Quels sont donc les deux hommes face à face ? (…) Innocent III est imbu de la spiritualité pessimiste de la tradition monastique, il a écrit un ouvrage (Du mépris du monde) aux antipodes de l'amour que François porte à toutes créatures (…) Innocent III est persuadé que le vicaire du Christ possède les glaives, les deux pouvoirs. François a dit : « Que tous les frères se gardent de montrer aucune attitude de pouvoir ou de supériorité, surtout entre eux. » (…) Cet homme avec « sa pauvre tunique, sa chevelure en désordre et ses immenses et noirs sourcils », Innocent III le prend ou affecte de le prendre pour un porcher : « Laisse-moi tranquille avec ta règle. Va plutôt retrouver tes pourceaux et leur prêcher tous les sermons que tu voudras. » Francois court dans une porcherie, s’y barbouille de fumier et revient devant le pape : « Seigneur, maintenant que j'ai fait ce que vous m'aviez commandé, ayez à votre retour la bonté de m'accorder ce que je sollicite. » Le pape, conclut le chroniqueur anglais Matthieu Paris, « rentrant en lui-même, regretta de l'avoir reçu si mal, et après l'avoir envoyé se laver, il lui promet une autre audience » (…) aussi Innocent III approuva-t-il le texte que Francois lui soumettait (…) Il ne donna qu'une approbation verbale, non écrite.  


(…) François est un de ses frères s'embarquent sur un navire en partance pour la Syrie. Mais le bateau est jeté par les vents contraires sur la côte dalmate, d’où François et son compagnon reviennent à grand-peine à Ancône (…) Deux ans plus tard, en 1214, il part de nouveau pour aller prêcher aux Sarrasins, au Maroc (…) Mais il tombe malade en Espagne et doit rentrer en Italie. Il ne réussira - partiellement - dans son entreprise quand 1219, en Égypte.


À Ascoli, il guérit les malades et convertit d'un coup trente personnes, clercs et laïcs ; à Arezzo, les rênes du cheval qu'il a tenues en main guérissent une accouchée moribonde ; à Città della Pieve, un de ses fidèles guérit les malades en les touchant avec une corde qui a servi de ceinture à Francois ; à Toscanella, il guérit un boiteux et à Narni un paralytique, il exorcise des possédés à San Gemini (…) C'est près de Bevagna que les oiseaux auraient écouté sa prédication et c'est un Gubbio, selon les Fioretti, qu'il aurait obtenu de « frère Loup » qu'il cessât d'être méchant. Celui qu’on raillait soulève maintenant sur son passage non seulement la curiosité, mais la vénération et l'enthousiasme.


Francois est le premier stigmatisé du christianisme (…) De son vivant, selon Thomas de Celano, seul frère Élie les vit, et frère Rufin les toucha.


(…) 1228, moins de deux ans après la mort de François, la canonisation prononcée par la papauté qui, pourtant, n'a pas l'habitude de se presser…


Francois aurait répandu le goût pour les anecdotes moralisatrices, les exempla, d'où la référence dans la peinture à l'anecdote et à la vie courante.


Dans le Cantique de frère Soleil, malgré une allusion au symbolisme du soleil, image de Dieu, c'est dans leur être sensible, dans leur beauté matérielle que sont d'abord vus et aimés les étoiles, le vent, les nuages, le ciel, le feu, les fleurs, l'herbe. L'amour qu'il leur a porté s'est transmis aux artistes qui, désormais, veulent les représenter fidèlement, sans les déformer ni les alourdir sous le poids de symboles aliénants. De même fait-il pour les animaux, qui de symbolique deviennent réels.

Donc si saint François a été moderne, c'est parce que son siècle l'était.


Surmonter ces clivages sociaux en donnant dans son ordre l'exemple de l’égalité et dans les contacts avec les hommes celui de l'abaissement à la couche la plus basse, celle des pauvres, des malades et des mendiants, ce fut donc là son but.


Qu'est-ce qu'on oublie et qu'on trahit autour de lui ? Le dépouillement, la pauvreté. Les progrès de l'agriculture et la vente des surplus qui en résulte, l’essor du commerce petit et grand, voilà ce qui, par la séduction croissante de l'argent qui remplace les pratiques simples de l'autarcie, du troc, répand de plus en plus vite sa corruption.


La culture et la sensibilité chevaleresques qu'il a acquises avant sa conversion, il les transporte avec lui dans son nouvel idéal religieux : la Pauvreté, c'est sa Dame, Dame Pauvreté, les Saintes Vertus sont autant d'héroïnes courtoises, le saint est un chevalier de Dieu doublé d'un troubadour, d’un jongleur.


Presque toutes les hérésies médiévales sont antisacramentaires. Or Francois a besoin, dans son être profond, des sacrements et, d'abord, du premier d’entre eux, l’Eucharistie. Pour délivrer ces sacrements, il faut un clergé, une Église. Aussi François - ce qui peut surprendre - est prêt à pardonner beaucoup aux clercs en échange de ce ministère des sacrements (…) Aussi a-t-on pu dire de lui que, avec saint Dominique par des voix différentes, il a sauvé l'Église menacée de ruines par l’hérésie et par sa décadence interne.


En s'arrachant lui-même à la tentation de la solitude pour aller au milieu de la société vivante, dans les villes (…) il rompait de façon décisive avec un monachisme de la séparation.

En proposant pour programme un idéal positif, ouvert à l'amour de toutes les créatures et de toute la création, ancré dans la joie et non plus dans l’accedia morose, dans la tristesse, refusant d'être le moine idéal de la tradition voué à pleurer, il bouleversait la sensibilité médiévale et chrétienne et retrouvait une jubilation première, vite étouffée par un christianisme masochiste.


(…) le franciscanisme est réactionnaire (…) Au siècle des universités, ce refus de la science et des livres, au siècle de la frappe des premiers ducats, des premiers florins, des premiers écus d’or, cette haine viscérale pour l'argent…


Mais si Francois d’Assise et le franciscanisme, du point de vue de la langue, représentent un progrès vers le parler vulgaire (…) du point de vue de l'utilisation de la Bible ils sont nettement « réactionnaires ». Pour eux l'Évangile est la base de tout. Sans doute Thomas de Celano définit saint François comme un Homo Novus et le franciscanisme comme une sancta novitas, mais cette « nouveauté » peut être définie : l'Évangile, rien que l'Évangile et tout l’Évangile. L'Évangile plus que la Bible. Car, pour saint François, la grande source, ce n'est pas l'Ancien Testament, mais le Nouveau.


Dans les épisodes de sa vie, le seul empereur mentionné et Othon IV qui, en 1209, passe près d'Assise, où se trouvent Francois et ses premiers frères. Mais il se garde bien de se mêler aux badauds qui vont admirer la pompe impériale et interdit à ses frères d’y participer, à l'exception d'un seul chargé d'aller, par des clameurs incessantes, rappeler à l'empereur que sa gloire ne durera pas. Quant à lui, il affirme que la seule chose qu'il aurait à dire à l'empereur, c'est de faire ordonner par édit à tous les possesseurs de froment et de grains d’en joncher les rues pour faire participer à la fête les petits oiseaux « et surtout les sœurs alouettes ».


À cet égard, trois catégories paraissent particulièrement « recommandables » à Francois : les « illettrés » (idiotae, terme encore plus radical qu’illiterati), les « soumis » (subditi), et par-dessus tout les pauvres (pauperes) (…) la pierre de touche de la pauvreté socialement concrète, c’est la mendicité (…) pour lui les trois grands maux, les trois principaux pôles répulsifs de la société : la science, le pouvoir, la richesse.


Il semble que François a éprouvé au moins de la méfiance à l'égard des savants parce qu'il considérait la science comme une forme de possession, de propriété, et les doctes comme une espèce particulièrement redoutable de puissants ; et son respect à l'égard du clergé en général tu faisais englobé dans cette référence ce de ses membres qui était savant.


(…) le saint a voulu effacer et compenser par le vocabulaire l'inégalité des fonctions et des positions à l'intérieur de l'Ordre en remplaçant les termes d’abbé, prévôt et prieur par ceux de ministre et de custode.


Cette obéissance, dans la perspective d'action sur la société où se plaçait Saint François, comment l'appeler aujourd'hui sinon non-violence ? C'est par le caractère subversif, scandaleux, révolutionnaire de cette soumission volontaire que Francois et les siens espèrent transformer la société. Mais obéissance qui n'est pas aveugle. Car il peut y avoir une mauvaise obéissance, l'obéissance qui se déclenche automatiquement sans examiner la valeur du contenu qu'elle accepte.


Une fonction essentielle des Franciscains (aussi bien que des Dominicains) et la prédication. Elle a tendance à sortir de l'église, à se faire dehors, sur les places, dans les maisons, sur la route, là où il y a des hommes. Elle se crée son propre espace, ou change l'espace public en espace de la parole de salut. À cet égard, le « titre » de la bulle de Nicolas III du 14 août 1279, Exiit qui seminat (« Il doit sortir, celui qui sème »), peut apparaître comme symbolique.


Pour François, la vertu essentielle est le souvenir de l'âme aimante, la recordatio (…) Le Christ est celui dont on se souvient.


Mais un aspect l'inquiétait : le travail salarié. Il était interdit aux frères de recevoir un salaire en argent.


Le XIIIe siècle est un siècle de la globalité. Il procède à des exclusions (juifs, hérétiques, lépreux, etc.), mais s’efforce d'englober tous les chrétiens dans une même structure.


Il y a chez Saint François et dans le franciscanisme du XIIIe siècle une place pour la femme qui ne se rencontre à ce degré et dans cette perspective dans aucun autre milieu religieux de l’époque - en dehors, bien entendu, du milieu des Béguines et en attendant les grandes mystiques bénédictines d’Helfta à la fin du siècle.


Le progrès des livres et de l'écriture dans l'Ordre ne sert qu'à l'enrichissement de la parole. Ici les Franciscains restent très près de la société laïque chez qui prédomine de façon écrasante l’oralité…


À la fin du XIIe siècle, le milieu laïc aristocratique et chevaleresque produit le premier code de valeurs laïques systématique : la courtoisie.


Dans son récit sur les premiers Mineurs en Angleterre, Thomas d’Eccleston multiplie les témoignages sur la gaieté des frères qui paraît même parfois soit forcée, soit excessive (…) Le mot d’ordre de François est paupertas cum laetitia : la pauvreté dans la joie.


Le XIIIe siècle est un siècle de pénitents et le mouvement franciscain est un mouvement de pénitence fortement inséré dans la société de son temps.


Les Mendiants et spécialement les Mineurs ont prêché par la parole et l'exemple que toute l'humanité doit se sauver par une conduite pénitentielle communautaire dont les modèles ne sont pas en haut de la hiérarchie, mais en bas, c'est-à-dire chez les plus humbles, les plus pauvres, parmi les laïcs comme parmi les clercs.


Ici encore, l'historien perçoit combien le franciscanisme est historiquement ancré dans un monde qui s'organise en communautés - c'est le grand moment des corporations, des fraternités, des universités - en même tant que le sens et l'affirmation de l'individu s’y développent. 


S'ouvrir et résister à la fois au monde, c'est un modèle, un programme d'hier et d'aujourd'hui, de demain sans doute.

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