Nombre total de pages vues

mardi 23 mars 2021

« L’homme pressé » de Paul Morand (1941)

Les oliviers viennent d'eux-mêmes se ranger autour du moulin à huile ; ils présentent leur feuillage grisonnant surmonté des pousses vert tendre de l'année où la jeune et amère olive n'a pas encore tourné au violet. On entend les cigales… Sérénité galiléenne.
Pierre et Placide entrent dans une cour où stagne cette vie ralentie et silencieuse des fermes dont la main-d'œuvre est aux champs. Une niche veuve de son saint. Un chat blanc et noir, pattes en manchons, dort sur l’appui d’un des arcs à colonnettes qui trouent le mur de l'ancienne chapelle.


(…) un sordide esprit d'économie de gestes…


Et ce sera la moralité de cette histoire que de montrer l’Impatient plus souvent puni que récompensé.


Le chat supporte un bruit à condition qu'il soit répété. Nerveux, la surprise le blesse. Le chat ronronne le présent. Le chat est toujours dans aujourd'hui et Pierre était toujours dans le lendemain.


À nouveau il ressentit cette impression sédative que lui avait déjà donnée sa première rencontre avec Hedwige. La grande douceur ondulante, la chaleur qu'il y avait en elle, sa voix mate incitait l’Impatient à s'arrêter, à mettre pied-à-terre, à souffler enfin.


– La famille Boisrosé, belle d’indolence, se balance et n'a pas l'habitude de se réveiller en sursaut, fit Fromentine. Chez nous, les négresses vous réveillent en vous appuyant la main sur la plante des pieds : c'est l'endroit le plus éloigné du cœur ; on n’éprouve aucun choc.


Furieux, Magali éclata en mille morceaux, en une pluie d’invectives niçoises qui s'arrêta brusquement ; un sourire mielleux revint sur sa figure.

– Fassès errour, monsieur Niox, vostre clôitré es la proprità dé la Francé, si cé qué vous disi es pas veraï vous poudès creïre la commissione des monumens historiques.


Le pillage d'un corps investi, les caresses conquérantes, les blessures honorables  sont l'affaire et le plaisir d'un moment, mais quand l'enjeu est une vie entière, il faut régler sa montre sur l’éternité.


Bien sûr, dans le Tsé-Kiang par exemple, quand il travaillait à exhumer la fameuse ville construite avec des ratés de cuisson de céramique Sung (imaginez cela, une ville entièrement en vase Sung !) (…) dans le Louristan, à l'ouverture d'une tombe néolithique, quand ils découvrirent un char funéraire entouré d'une meute de chiens de chasse et de quarante chevaux, tous intacts ; vision admirable mais fugitive, car au contact de l'air, tout ce qui était bois et os tomba en poussière, ne laissant subsister que le mors, les clochettes, le moyeu, bref le métal…


Mais rien n’aveugle comme la grande clarté ; le mirage est un phénomène diurne. C'est aux heures noires de l'insomnie, aux heures pessimistes par excellence, que le cœur jette ses plus profonds coups de sonde et atteint la vérité.


L'homme pressé répand l’azote à flots ; il a le phosphate de potasse effréné, il pousse le citrate d’ammoniaque jusqu'au paroxysme. Son idéal, c'est d'échapper au triste géranium et au bégonia de ses pères, de réussir ces bordures herbacées d'Angleterre où les floraisons se suivent sur une même terre…

– Ainsi, gracieuse madame, vous avez épousé Monsieur le Vélociférique, dit-il.

– Le vélociférique ? répéta Hedwige, intriguée.

– Je trouve que ça lui va bien. C'est Goethe qui a forgé ce mot-là. Il parlait d'un avenir vélociférique. Il ajoutait même que nous en crèverions.

– Tu entends ça, Pierre ? fit Hedwige.

– Et à une époque où la gazette de Weimar ne sortait qu'une fois la semaine, Goethe annonçait déjà un âge de fer où les journaux paraîtraient trois fois par jour.


Hedwige leva les deux mains, paumes en dessus, dans un geste d’une modestie ravissante ; ses doigts flexibles s’inclinaient vers le dehors comme le pavillon des cornes d'abondance, et ses yeux d’or riaient seuls dans un visage demeuré sérieux par politesse, car elle trouvait le petit docteur excessivement comique. Il avait, pensait-elle, moins l'air d'un petit docteur que d'un gros microbe.


Le rythme ardent de son mari, cette invariable manie de varier, ce besoin de prendre non une vue des choses mais une même chose sur tous les aspects en sautillant d'un point cardinal à un autre (…) cette avidité de tout regarder et de ne rien contempler, de tout faire et de ne rien parfaire, de courir d'occasion en circonstance et de conjoncture en occurrence, tout cela était fatiguant, certes, et inutile…


J'ai bien fait de venir, se dit-il. L'Amérique me réussit. (…) Quinze jours passèrent, puis un mois. Pierre ne s’amusait déjà plus (…) « Oui, tout cela est commode… Mais non capital. Simplification du travail quotidien, voilà tout. C'est l'œuvre des immigrés slaves et allemands ; ils ont organisé leur nouvelle patrie suivant les méthodes ultra-rapides, les premiers par paresse et les seconds par technique. Mais ils n’ont pas réussi à donner à l’Américain le sens tragique de la vie, je veux dire celui de sa brièveté. Au juste, les Américains sont des flemmard ; en cela, ils sont restés anglo-saxons. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire