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vendredi 12 mars 2021

« Le déclin du courage (Discours de Harvard) » d’Alexandre Soljénitsyne (1978)

Le développement de la société occidentale était le triomphe de l'indépendance de l'homme et de sa puissance. Et voilà que soudain, au XXe siècle, on a vu - avec quelle netteté ! - que cette société était fragile et bâtie sur des précipices.

Actuellement le rapport entre les métropoles et les anciennes colonies s'est inversé et souvent le monde occidental, passant à l'autre extrême, fait preuve d’une complaisance servile.


Un aveuglement persistant - le sentiment d'une supériorité illusoire - entretient l'idée que tous les pays de grande étendue existant sur notre planète doivent suivre un développement qui les mènera jusqu'à l'état des systèmes occidentaux actuels, théoriquement les meilleurs, pratiquement les plus attrayants ; que tous les autres mondes sont seulement empêchés temporairement - par de méchants gouvernants ou par de graves désordres internes, ou par la barbarie et l’incompréhension - de se lancer dans la voie de la démocratie occidentale à partis multiples et d'adopter le mode de vie occidental. Et chaque pays est jugé selon son degré d'avancement dans cette voie. Mais, en réalité, cette conception est née de l'incompréhension par l'Occident de l'essence des autres monde, qui se trouve abusivement mesurés à l'aune occidentale.


Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société tout entière (…) Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de virilité (…) leur langue sèche et leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l'Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?


(…) on peut désormais élever la jeunesse (…) en l'appelant à l'épanouissement physique et au bonheur, en la préparant à posséder des objets, de l'argent, des loisirs, en l'habituant à une liberté de jouissance presque sans limite - alors dites-moi au nom de quoi, dites-moi dans quel but certains devraient s'arracher à tout cela et risquer leur précieuse vie pour la défense du bien commun, surtout dans le cas brumeux où c’est encore dans un pays éloigné qu’il faut aller combattre pour la sécurité de son peuple ? Même la biologie sait cela : il n'est pas bon pour un être vivant d'être habitué à un trop grand bien-être.


Mais une société qui ne possède en tout et pour tout qu’une balance juridique n'est pas, elle non plus, vraiment digne de l'homme (…) Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l'homme.


Un homme politique qui veut accomplir, dans l'intérêt de son pays, une œuvre créatrice d'importance se trouve contraint d'avancer à pas prudents et même timides, tant il est harcelé par des milliers de critiques hâtives (et irresponsables), et mis constamment en accusation par la presse et le Parlement (…) En fait, il est exclu qu'un homme sortant de l'ordinaire, un grand homme qui voudrait prendre des mesures insolites et inattendues, puissent jamais montrer de quoi il est capable : à peine aurait-il commencé qu’on lui ferait dix crocs-en-jambe. C'est ainsi que sous prétexte de contrôle démocratique on assure le triomphe de la médiocrité. 

Partout on peut facilement et en toute liberté saper l’autorité de l'Administration, et dans tous les pays occidentaux les pouvoirs publics sont considérablement affaiblis. La défense des droits de l'individu est poussée jusqu'à un tel excès que la société elle-même se trouve désarmée devant certains de ses membres, et le moment est venu pour l'Occident de ne plus tant affirmer les droits des gens que leurs devoirs. 

Au contraire de la liberté de bien faire, la liberté destructrice, la liberté irresponsable a vu s’ouvrir devant elle le champ le plus vaste. La société s'est révélée mal défendue contre les abîmes de la déchéance humaine, par exemple contre l'utilisation de la liberté pour exercer une violence morale sur la jeunesse : proposer des films plein de pornographie, de crimes ou de satanisme est une liberté dont le contrepoids théorique est la liberté pour la jeunesse de ne pas aller les voir.


Et quand, dans un pays, les pouvoirs publics entreprennent de déraciner vigoureusement le terrorisme, l'opinion les accuse aussitôt de piétiner les droits civiques des bandits.


Chaque jour, que de jugements hâtifs, téméraires, présomptueux et fallacieux qui embrouillent le cerveau des auditeurs - et s’y fixent ! La presse a le pouvoir de contrefaire l'opinion publique, et aussi celui de la pervertir (…) le droit qu’a l’homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités.


L'Occident, qui ne possède pas de censure, opère pourtant une sélection pointilleuse en séparant les idées à la mode de celles qui ne le sont pas - et bien que ces dernières ne tombent sous le coup d'aucune interdiction, elles ne peuvent s'exprimer vraiment…


(…) tout socialisme en général comme dans toutes ses nuances aboutit à l'anéantissement universel de l'essence spirituelle de l'homme et au nivellement de l'humanité dans la mort…


Une âme humaine accablée par plusieurs dizaines d'années de violence aspire à quelque chose de plus haut, de plus chaud, de plus pur que ce que peut aujourd'hui lui proposer l'existence de masse en Occident que viennent annoncer, telle une carte de visite, l’écœurante pression de la publicité, l’abrutissement de la télévision et une musique insupportable.


Il est des avertissements symptomatiques que l'Histoire adresse à une société menacée ou périssante : par exemple, le déclin des arts ou l'absence de grands hommes d’État.


Il se trouve que, en fait, les membres du mouvement pacifiste américain ont contribué à livrer les peuples de l'Extrême-Orient, se sont fait les complices du génocide et des souffrances qui secouent là-bas trente millions d’hommes.


Pour se défendre, il faut être prêt à mourir, et cela n'existe qu'en petite quantité au sein d'une société élevée dans le culte du bien-être terrestre (…) la prochaine guerre - point nécessairement atomique, je n'y crois pas - peut enterrer définitivement la civilisation occidentale.


(…) la conception du monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans les moules politiques à partir de l'ère des Lumières (…) on pourrait l'appeler « humanisme rationaliste » ou bien « autonomie humaniste », proclame et réalise l'autonomie humaine par rapport à toute force placée au-dessus de lui. Ou bien encore - et autrement -« anthropocentrisme » : l'idée de l'homme comme centre de ce qui existe.


(…) en Amérique il y a même cinquante ans de cela, il eût semblé impossible d'accorder à l'homme une liberté sans freins, comme ça, pour l’assouvissement de ses passions. Depuis lors, (…) on s’est définitivement libéré de l'héritage des siècles chrétiens avec leurs immenses réserves de pitié et de sacrifice, et les systèmes étatiques n’ont cessé de prendre l'aspect d'un matérialisme de plus en plus achevé. En fin de compte, l'Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l'homme, mais l'homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société.


(…) le plus fort, le plus attirant, le plus victorieux est toujours le courant matérialiste situé le plus à gauche et, partant, le plus conséquent (…) Si l'ordre communiste a pu si bien tenir le coup et se renforcer à l’Est, c'est précisément parce qu'il a été fougueusement soutenu - et massivement, au sens littéral - par l'intelligentsia occidentale (ressentant sa parenté avec lui), qui ne remarquait pas ses forfaits, et, lorsqu'il devenait vraiment impossible de ne point les remarquer, qui s'efforçait de les justifier.


Or, il est une catastrophe qui est déjà en très bonne voie : la catastrophe de la conscience humaine antireligieuse. Cette conscience avait fait de l'homme la mesure de toute chose sur la Terre, de l'homme imparfait, jamais exempt d'orgueil, de cupidité, d'envie, de vanité et de dizaines d'autres défauts (…) il se révèle qu'on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. 

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