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dimanche 21 février 2021

« Chroniques cinématographiques » de Bernard de Fallois (2019)

Autopsie d'un meurtre, d'Otto Premminger

Mais il reste attaché à une formule qui lui a trop bien réussi dans Laura, et pour qu'on ne puisse en douter, son héroïne s'appelle encore Laura. Cette formule consiste à intriguer le spectateur jusqu'à la fin, même au-delà de la fin, à jouer à cache-cache avec lui, et a prouver ainsi l'ambiguïté des êtres et des événements. On lui donne un sujet, il en fait un « cas ». Sainte-Jeanne ou le cas Jeanne d'Arc. Bonjour tristesse ou le cas Sagan. L'Homme au bras d’or ou le cas d'un drogué. Mais la formule a ses risques. À force de démembrer le récit, de le couper, elle peut lui enlever toute vie, et comme dans les images du générique, elle nous rend le personnage, mais en morceaux.


On ne sent aucune passion dans Autopsie d'un meurtre. On ne sent qu'une curiosité un peu froide, un procédé qui est poussé trop loin, et des habiletés assez gratuites.



Citizen Kane d’Orson Welles


Ce film, qui a renouvelé l'esthétique du cinéma, n’est pas le film d’un esthète, mais d'un homme de vie et de passion, qui n’a écrit, comme tout artiste, que son propre rêve. Il est curieux de voir tant de critiques vanter aujourd'hui le style de Welles, au détriment de son sujet. Ils ne sont pas séparables. Cette vie dévorée, vidée de sa substance, ce grand poème de la solitude, de la volonté et de l'enfance perdue, ne nous plaisent pas parce que les angles de vue y sont nouveaux, les plafonds plus visibles, les champs plus complets et plus profonds, mais parce que toutes ces images écrivent l’admirable histoire d'un échec au fond duquel se découvre, sous l'orgueil et la tyrannie, la générosité d’un tempérament.



Pickpocket de Robert Bresson


(…) Ce qui manque au personnage de Bresson : la vitalité. Si le dénouement du film, mal préparé, conventionnel, laisse au spectateur une telle impression de platitude, c'est que d'un bout à l'autre, le film avait rapetissé ces modèles. Ce n'est plus Crime et Châtiment, c’est Peccadille et Résurrection.


Une distinction glacée.


Et que voir dans cette musique de Lully, sinon la convention de la grande musique dans le cinéma français d'aujourd'hui ? Tout cela existe peut-être sur le papier, contient bien toutes ces « intentions » qui excitent à la glose tous les pseudos-intellectuels de la critique, leur permet de joindre à Bresson ce qualificatif de « janséniste », si flatteur pour la plume (il y a toujours un janséniste au cinéma ; c'était Wyler il y a quelques années, c'est Bresson maintenant). Mais tout cela n'est pas très sérieux.



Au risque de se perdre de Fred Zinnemann


Est-il nécessaire de prévenir poliment l'auteur que la vie religieuse, le Congo, la charité, ce n'est pas tout à fait cela ? Les pessimistes diront que Zinnemann, vieux malin, le sait bien. Ce n'est pas sûr. Les roublards sont moins nombreux qu'on ne croit.



Plein Soleil de René Clément


Un camouflet ironique à tous les débutants incertains et prétentieux qui se sont un peu trop dépêchés d'enterrer leurs aînés. La démonstration est d'autant plus éclatante qu'elle vient d'un metteur en scène discuté, inégal, dont la dernière œuvre avait déçu, que la jeune école prenait volontiers pour cible. Elle s'exerce en outre sur le même terrain. Plein soleil est exactement le film dont rêvait Vadim, qu’a tenté Chabrol, qui aurait séduit Molinaro.


(…) un contraste entre le décor et l'histoire, la splendeur des lieux et de la saison et la noirceur du crime, de ce crime que le soleil rend à la fois irréel et possible. Car sans l'exotisme de la situation, l'intrigue n'était même pas concevable. Il faut cette vie de plein air et de vacances, sans vêtements, sans bagages, presque sans identité, pour que le stratagème de Ripley devienne naturel.


La seconde réserve porte sur la jeune Marie Laforêt, interprète féminine du film. Ni sa voix, trop dure, ni son visage, assez ingrat, ni son jeu, encore rudimentaire, ne la désignaient peut-être pour cet emploi.


Hitchcock impose une marque plus forte à ses histoires, les conçoit comme des nouvelles : l'auteur regarde ses personnages d’en haut, et se joue de leurs craintes. Clément les suit pas à pas. Il a les nonchalances, les attentions, les échappées d'un romancier. Son style est moins infaillible, et sans doute n'aurait-il pas toujours autant de chance. Mais Plein Soleil et l’œuvre d'un maître : René Clément vient de reprendre d'une main sûre le flambeau que Jacques Becker venait de déposer.



A bout de souffle de Jean-Luc Godard


Nous sommes le malheureux disgracié, l'analphabète, et sans doute le salaud, qui a vu A bout de souffle, et, l’ayant vu, ne l’a trouvé ni terriblement original, ni particulièrement sympathique.


Presque indifférents au sujet, qu'ils considèrent comme un prétexte, traitent d'ailleurs sans aucun égard, se moquant visiblement de lui, ne cherchant nullement à le rendre plausible, les auteurs sont surtout soucieux de nous livrer des autoportraits, des fragments autobiographiques. Mais en même temps, fervents du cinéma, ils veulent aussi imprimer à ces fragments un style, une technique, un goût qui les transforment en œuvre d'art. D'où une série d'œuvres assez hybrides, personnelles et gratuites à la fois, comme des manifestes plaqués sur des romans policiers.


Le sujet de la nouvelle vague, c'est la nouvelle vague : ses mœurs, ses problèmes, ses représentants.


Et un même climat : celui d'un petit monde assez fermé, âpre ou mélancolique, nourrissant pour lui-même une complaisance assez poussée.


Cette solitude agressive, cette accusation de « lâche » et de « dégueulasse » portée contre tous comme un refrain, cette volonté rageuse, cette fièvre qui s'étourdit de mots, d'actes, de caprices, c'est bien la révolte en effet, telle qu'on la revendique souvent aujourd'hui : la révolte à son niveau le plus bas.


Ce n'est pas la douleur des autres mais l'affirmation douloureuse de soi qu’on sent dans A bout de souffle (…) un film assez inhumain, assez hargneux, assez vide.



Le Trou de Jacques Becker


Le Trou n'a pas rallié tous les suffrages, à commencer par celui du public. Le public boude. Il boude ce grand film, comme il a boudé Le Faux coupable, et pour les mêmes raisons : parce qu'il est déconcerté, parce qu'il ne comprend pas (…) Tout cela finit tristement, et la vie n'est pas rose. Déception.


(…) jamais Becker ne s'était montré plus habile dans l'invention, plus infaillible dans la direction d'acteurs, que son film abonde de trouvailles et que, s'il ne dispense pas au spectateur un plaisir aussi facile que celui d'Arsène Lupin, c'est cependant un des plus riches, un des plus purs, un des plus profonds de toute son œuvre.


Il en va de même pour la démarche, la nature, la progression de ces préparatifs d'évasion, qui sont à l'inverse de ceux de Bresson. L'évasion n'est pour Bresson qu'une épreuve de volonté. Il pouvait y avoir d'autres épreuves, le vol à la tire, par exemple. Ce qui plaisait à l'auteur, c'est que le héros de son aventure ne soit ni par son physique ni par son métier prédisposé à ce genre d'exploit, que la tension de l'esprit le fasse réussir là où de plus habiles et de plus forts auraient échoué. Chez Becker, au contraire, l'habilité et la force sont les conditions même de l'évasion. On devine bien que son héros central aime son métier, que l'amour avec lequel il se fabrique une vraie clé dépasse la simple nécessité d'avoir un passe. Et c'est exactement l'amour avec lequel Becker compose son film. Une correspondance secrète s’établit entre les deux hommes, calculant tout, prévoyant le temps (mais oubliant quelques fois de regarder le sablier, quand ils sont pris par la fièvre du travail), forgeant des outils dont ils ont besoin, tirant partie de tout ce qu'ils ont sous la main, c'est-à-dire de presque rien : le métier des grands artisans.


Les caractères sont fondus dans l'entreprise et dans l'équipe.


Quant à la surprise finale, (…) elle renverse à elle seule toute la signification du film, qui devient celui de la faiblesse humaine, elle lui donne une gravité, un poids, une vérité auquel on ne s'attendait pas, elle est à des sommets de l'œuvre de Becker et du cinéma tout entier.


« Pauvre Gaspard ! » Le dernier mot de Becker aura été ce mot fraternel  ; le mot du pardon et de la pitié. L'œuvre plus dure, plus vraie, sur laquelle il nous quitte apporte ainsi son complément à toutes les autres, dont elle ne dément pas la légèreté.


La modestie, la gentillesse, la simplicité avec lesquelles Becker nous proposait ses petits chefs-d'œuvre ont parfois trompé la critique. On l'aimait, on ne le considérait pas comme un maître. C'était un tort. Il était, dès ses débuts, l’égal des meilleurs. À l’heure actuelle, le plus grand des cinéastes français, et le plus français des grands cinéastes.



Soupçons d’Alfred Hitchcock


Comme la beauté est inquiétante pour Hitchcock, l’intelligence est presque toujours liée chez lui à la ruse et au mal.



La Dolce Vita de Federico Fellini


(…) La Dolce Vita chantera la fièvre et l’ennui de ceux qui n’attendent plus.


Les aubes sont navrantes, disait Rimbaud.


Il n’y a pas d’œuvre de Fellini dont la signification chrétienne soit plus claire, où le dérèglement d’un univers sans Dieu (…) ne prenne des proportions aussi fantastiques.


(…) Fellini vient de signer le plus dur de ses films, le plus impitoyable…



Moderato Cantabile de Peter Brook


Pour le grand Hitchcock, s’il tire un film d’un roman, il ne reste plus rien du roman : tout est de lui, il l’a entièrement recréé, puisque tout est devenu style, et que le style, en art, est tout.


Il y avait quelque chose de populaire chez cette jeune actrice [Jeanne Moreau]. Elle était charmante dans le Grisbi, dans Pygmalion. Elle y jouait son rôle avec autant de naturel que d’intelligence. En voulant faire de cette femme intelligente une intellectuelle, soudain on l’a rendue sotte. Sa voix gouailleuse, bien vivante, recouverte d’un vernis distingué, perd son attrait, devient apprêtée.



Mère Jeanne des Anges de Jerzy Kawalerowicz


Le diable, il faut le dire, n’est pas photogénique. Bresson s’y est essayé (Les Anges du péché), mais les mots de Giraudoux rebondissaient sur cette peau rugueuse comme les traits sur les écailles d’un dragon. Clouzot a trouvé dans Les Diaboliques un des seuls ratages de sa carrière. René Clair n’a tiré son épingle du feu que par la fantaisie (La Beauté du Diable). Autant-Lara s’est taillé dans Faust (Marguerite de la nuit) une de ces vestes monumentales dont il a le secret. Le Bernanos de l’écran est encore à naître. Mais sa leçon peut servir. Pour bien peindre le diable, il n’est pas nécessaire de le montrer : mais il faut y croire.



La Fille aux yeux d’or de Jean-Gabriel Albicoco


La Fille aux yeux d’or n’est pas un film baroque, c’est un film sophistiqué. Un goût de décorateur de mauvais goût. Des photos. Des kilomètres de photos.



L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais


Il suffit d'ouvrir les yeux pour reconnaître qu’Alain Resnais a beaucoup de talent, que les photographies de Sacha Vierny sont fort belles, que Colpi apporte au montage une maîtrise et habilité peu communes. L'ensemble a l'harmonie interne, la cohésion, l’unité que peut seul donner un auteur.


Tout heureux d'avoir enfin compris que le fond ne précédait pas la forme, les jeunes auteurs s'imaginent aussitôt que c’est la forme qui doit précéder le fond, et pour ainsi dire leur dicter leur œuvre.


L’art véritable ne fait pas tant de manières. Il ne perd pas son temps à brouiller les pistes.



L’Arnaqueur de Robert Rossen


La psychologie des peuples est plus simple que celle des individus. On peut la lire en clair, à peine grossie, dans le miroir de leurs films. En voici deux qui en disent long sur les Américains. De quoi ont-ils vraiment peur ? De manquer de caractère, de puissance, d'être des « perdants nés ». Et cela donne, après une douzaine de tragédies analogues, L’Arnaqueur. De quoi se moquent-ils, parce qu’ils en ont moins peur ? De la hantise de l'argent et d’une morale trop puritaine. Et cela donne, après une douzaine de comédies analogues, Diamants sur canapé.



Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati


Son secret ? C'était le plus simple. Il savait regarder. Après quinze ans de comédies filmées, on revenait au film comique.


À ces choses vues, il ajoutait des choses entendues. Le son, pour la première fois, était comique en tant que son. Les bribes de conversations des voisins, le haut-parleur de la gare et ses annonces inaudibles, le battement d'une porte, le souffle d'une chambre à air qui se dégonfle, étaient notés, surpris avec la même fidélité, drôles par eux-mêmes, comme le bruit joyeux de la vie. Une manière de voir, une manière d'entendre : Hulot n’est rien de plus. C'est son originalité, et ce qui le distingue de ses prédécesseurs.


Tout est délié chez Tati, qui juxtapose les touches. Les petites vagues se succèdent comme une toile de Dufy. Un sourire brille à leur crête. Le temps n'existe pas. Ni les projets.

Le second trait du personnage est son détachement. Il ne poursuit aucun but, il n'échappe à aucun danger. Un héros de comédie est souvent faible : le « petit homme » comme Charlot. Plus grand que les autres, assez fort pour ne rien craindre, Hulot est toujours distant, un peu lointain. Son rôle n'est pas d'affronter les autres, mais de transformer insidieusement les gens autour de lui.



West Side Story de Jérome Robbins et Robert Wise


(…) la seule faiblesse, dans cette architecture impeccable, et la partition musicale (…) Non, l'auteur de West Side Story n'a pas réussi à emprisonner, comme l'avaient fait Kurt Weil ou Gershwin, le charme secret d'une époque. Rien de distingue vraiment les airs chantés que nous entendons ici de la pire guimauve radiophonique quotidienne.


La couleur, parfaitement utilisée, tourne le dos aux pastels fastidieux de la comédie américaine.



Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda


Convention aussi, cette futilité du personnage, qui paraît toujours si riche aux jeunes auteurs, et comble leur curiosité psychologique. Comme si, honteux de leur intellectualisme, ils enviaient secrètement les êtres qui en sont les plus éloignés. Mais incapables d'être à leur place, l'image qu'ils en donnent, les propos qu'ils leur prêtent, sont faussés. Derrière Cleo, nous avons du mal à ne pas entendre Agnès Varda.



Accattone de Pier Paolo Pasolini


D'une main, on offre un spectacle répugnant, propre - ou sale - à soulever le cœur du public. De l'autre on met discrètement en marche, sur le phono, une messe de Bach pour accompagner ce spectacle. Et ni vu ni connu, je t'embrouille. Accattone n’a pourtant embrouillé que fort peu de monde. L'opération snobisme a échoué. Il faut dire que la recette commence à avoir beaucoup servi.



A travers le miroir d’Ingmar Bergman


Ni misogyne, ni féministe, mais passionné de l'âme féminine, Bergman place toujours les hommes en position d'accusés : remords du père, désir du frère, impuissance du mari, tout contribue à renforcer cette domination féminine.


(…) il est tous les personnages de son film.


L'homme, pour Bergman, et tout aux extrêmes, il n'a qu'une âme et un corps, une vie physique et des tourments métaphysiques, un sexe et Dieu.


On retrouve ici Harriet Anderson, Günnar Bjornstrand, Max von Sydow, trois des interprètes familiers de Bergman. De grands comédiens qui n'ont pas besoin de faire étalage de leur talent. Et très sympathiques.



Vivre sa vie de Jean-Luc Godard


Anna Karina est jolie, elle a du charme, elle émeut. Mais les craintes qu'inspirait Jean-Luc Godard ne sont nullement dissipées par son dernier film.


Le portrait, au lieu de se constituer sous nos yeux, se défait peu à peu, et le film s'achève sur une pirouette. Extrêmement satisfait de lui-même, (…) Godard tend à faire de son œuvre (…) une sorte de conférence filmée. Le disparate est volontaire, et tout le bric-à-brac du cinéma moderne est consciencieusement utilisé.


Il cherche la subtilité, la profondeur, et on ne trouve que des plaisanteries sentencieuses (« Il n'y a que trois types de femmes : celles qui ont une expression, celles qui en ont deux, celle qui en ont trois »)…


Tout cela n'est pas bien méchant (…) mais demeure affligeant, et lassant, par un infantilisme prolongé. Un minus pérore. Des hypominus admirent. Mais le public, qui ne redouble pas forcément sa propédeutique, commence à en avoir par-dessus la tête de ces films par-dessous la jambe.

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