Giorgio Vasari, le peintre qui eut, le premier, le mérite de traiter en historien l’art des temps modernes.
Il faisait souvent nettoyer et sécher des boyaux de bœuf afin de les réduire jusqu’à ce qu’ils tinssent dans le creux de la main. Dans une salle voisine de celle où ses invités étaient réunis, il avait un soufflet de forge pour gonfler ces boyaux jusqu’à ce qu’ils emplissent la salle - qui était grande – ce qui obligeait tout le monde à se réfugier dans les coins.
(…) le goût de la conversation a conduit plus d’un homme de génie au désastre - Oscar Wilde, par exemple - leur talent se dissipant en paroles. Léonard offrait au monde un masque affable ; au fond de son cœur, il était le plus solitaire des hommes.
Les Médicis se considéraient un peu comme les Romains de la fin de l’Empire, affectant parfois de revêtir la toge et parlant entre eux un latin très pur, que Léonard, avec son médiocre bagage, trouvait peut-être assez ridicule.
(…) on demeure confondu qu’en 67 ans il ait peint aussi peu, à peine plus de douze tableaux.
La plus grande tentation de Jérôme était, comme pour Léonard, la soif de connaître. Le tableau représente Jérôme essayant, en se frappant, d’extirper cette tentation de son âme.
Ludovic Sforza […] Son château était un symbole de ce colossal orgueil : immense, sinistre, il concentrait la vie milanaise. Ses murs recélaient, comme dans un fabuleux coffre-fort, de chatoyantes merveilles choisies pour le ravissement des yeux et de l’esprit. Jolies femmes, nains bizarres, diamants, astrologues, tableaux, poètes, émeraudes, tout concourait à faire de cette cour l’une des plus brillantes de l’Italie, et même la plus brillante d’Europe.
Prématurément vieilli par des bajoues et un double menton, il épousa, à 39 ans, Béatrice d’Este, qui en avait 15 (…) elle donna un fils au duc Sforza, qui eut ainsi son premier enfant légitime et un héritier. Le More, ivre de joie, fit sonner toutes les cloches de Milan pendant six jours.
A l’époque où Léonard quitta Milan après l’effondrement du régime de Ludovic Sforza […] son intelligence s’efforçait d’atteindre aux limites les plus inaccessibles de la pensée humaine et de la spéculation. Il aurait pu prononcer les mots que Christophe Marlowe met dans la bouche du docteur Faust parlant de lui-même : « Analytique suave, c’est toi qui m’a ravi ». L’homme de science commençait à dévorer l’artiste.
A Urbino, Léonard fit la connaissance du célèbre Machiavel, que la république de Florence avait dépêché auprès de Borgia, en qualité d’émissaire. Rapprochés, par la finesse de leur intelligence et l’acuité de leurs facultés d’observation, Léonard et Machiavel se lièrent rapidement d’étroite amitié. Ils accompagnèrent César dans ses campagnes durant tout l’été et l’automne de 1502, Léonard dessinant des cartes, des plans de canaux, un moulin à vent absolument nouveau et un plan - ce n’était pas le premier - de la cité idéale que son imagination projetait dans l’espace, tandis que Machiavel étudiait le comportement de Borgia et prenait mentalement des notes pour l’ouvrage qu’il allait écrire un jour : « Le Prince ».
L’Italie de ce temps-là, ainsi que durant les siècles précédents et ceux qui allaient suivre, n’était pas une nation mais, comme l’écrivait Machiavel […] « sans chef, sans ordre, vaincue, mutilée, envahie, exposée à toute sorte de désolation ». Machiavel espérait que la péninsule italienne pourrait être unifiée sous l’action d’un chef puissant. Il ne croyait pas que la nature humaine pût s’améliorer ; son prince hypothétique devrait s’accommoder au mieux d’un monde où la fin justifiait les moyens, quelque répugnants que puissent être ces moyens, et où le succès constitue l’unique critère pour juger la conduite des hommes.
En 1512, les armées suisse, espagnole, vénitienne et papale repoussèrent les Français hors de Milan – défaite de peu d’importance pour ceux-ci, aux yeux de l’histoire, mais désastreuse pour Léonard. A soixante ans, alors que tout lui permettait d’espérer qu’il finirait ses jours sans soucis matériels et entouré du respect que lui témoignaient des hommes éclairés, il se retrouvait soudainement sans protection et sans fortune, dans une position qui était presque celle de quémandeur. Sa renommée, immense autrefois, avait pâli, et il lui suffisait de regarder en arrière pour faire le bilan de ses échecs, publics et privés, échecs qui auraient pu conduire au suicide un être de moindre envergure.
L’atmosphère du Vatican ne l’empêcha pas de se livrer à ses expériences. Vasari conte celle-ci : « Sur un lézard d’un espèce curieuse, trouvé par le vigneron du Belvédère, il fixa des ailes faites d’écailles prises sur d’autres lézards, et trempées dans du vif-argent, qui vibraient à chaque mouvement du lézard et, après lui avoir mis des yeux, des cornes et une barbe, il l’apprivoisa et le garda dans une boîte. Tous les amis à qui il le montrait se sauvaient, terrifiés. »
Léonard écrivit dans ses carnets, en caractères extrêmement ténus, comme un murmure pour lui-même : « Il ne faut pas désirer l’impossible. » Dès lors, on retrouvera à chaque instant dans ses notes, comme un leitmotiv, la question inlassablement répétée : « Dis-moi si jamais quelque chose fut fini… Quelle chose fut jamais finie… Dis-moi si… »
Freud utilise une traduction des carnets de Léonard qui est truffée d’erreurs, et où l’oiseau imaginaire se transforme en vautour. Prenant cette faute du traducteur comme point de départ, Freud s’embarque alors dans un exposé interminable sur le rôle du vautour dans les croyances religieuses basées sur la sexualité, dans l’ancienne Égypte.
Freud a permis notamment de voir dans cet homme de génie un être humain, avec ses complexes, ses failles et, en certain cas, ses fautes.
Mais une curieuse impulsion le portait à noter toutes ses dépenses ménagères, même les plus minces, et si méticuleusement que l’on trouve parfois, dans ses Carnets, à côté d’un adorable croquis, ou d’un concept artistique d’une grande vigueur, la liste des sols qu’ont coûté un pot et une marmite, et cela sur la même feuille.
L’ascétisme de Léonard est célèbre ; ses Carnets fourmillent d’observations du genre : « La passion intellectuelle éloigne la sensualité… Le vin est bon, mais l’eau à table est préférable… Des pièces ou des demeures de petites dimensions mettent l’esprit sur la bonne voie, les grandes l’obligent à se disperser… »
Napoléon Bonaparte […] en 1756, non seulement il s’empara du Codex Atlanticus, mais d’une douzaine de manuscrits de Léonard, et les expédia à Paris, en expliquant que "tous les hommes de génie… sont Français, quel que soit le pays qui leur a donné le jour ».
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