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dimanche 24 janvier 2021

« Hiroshima » de John Hersey (1946, 1973, 1985)

(Presque personne, à Hiroshima, ne se souvient d'avoir entendu un bruit de bombe.)

Madame Nakamura avait eu tout juste le temps de faire un pas (sa maison se trouvait à 1234 m du centre de l'explosion), lorsqu'elle se sentit soulevée par une force et une impression d'être portée par les ailes jusque dans la chambre voisine…


Le seul édifice qu’elles virent debout, en chemin, fut la maison de la mission jésuite, adjacente au jardin d'enfants catholique, où Madame Nakamura avait envoyé Myeko quelque temps. En passant devant le bâtiment, elles virent le père Kleinsorge, en sous-vêtements tachés de sang, sortir en courant de la maison, une mallette à la main.


Sur les 150 médecins que comptait la cité, 65 étaient déjà morts et presque tous les autres blessés. Sur 1780 infirmières, 1654 était mortes ou trop durement touchées pour s'employer activement.


Sur les 245 000 habitants que comptait la ville, près de 100 000 avaient été tués ou marqués par le destin sur le coup ; une centaine de mille étaient atteints plus ou moins gravement.


Toutes les deux ou trois maisons, on entendait les cris de personnes ensevelies et abandonnées, hurlant invariablement, sans déroger aux formes de la politesse : « Tasukete kure ! Au secours, s'il vous plaît ! »


Il était le seul à s'enfoncer dans la ville ; les centaines et milliers de gens qu'il croisait fuyaient et il n'était pas un des fugitifs qui ne semblât avoir été atteint de quelque manière. Certains avaient les sourcils littéralement calcinés et la peau pendait de leur visage et de leurs mains. D'autres, sous l'effet de la souffrance, avançaient les bras levés, comme portant quelque chose à deux mains. Il en était qui vomissaient en marchant. Beaucoup étaient nus ou n’étaient plus vêtus que de lambeaux de vêtements (…) le blanc repoussait la chaleur dégagée par la bombe, tandis que le noir l’absorbait et servait de conducteur…


Pour le père Kleinsorge, homme d'Occident, le silence dans ces bosquets au bord de la rivière, où des centaines d'êtres atrocement blessés confondaient leurs souffrances, fut l'un des traits les plus effroyables, les plus épouvantables de son expérience. Ceux qui avaient mal se taisaient ; personne ne pleurait, ni ne criait de douleur encore moins ; pas une plainte ; mais tout ceux qui succombèrent, pas un seul ne mourut bruyamment ; les enfants même étaient muets…


La nuit était très chaude, paraissait même plus chaude du fait des lueurs d'incendie qui rougeoyaient dans le ciel (…) L'enfant et sa sœur aînée étaient restés deux heures dans l'eau salée avant qu’on vînt les en tirer. Le corps de la cadette portait d’énormes brûlures à vif ; l'eau salée de la rivière avait du être un terrible supplice pour elle. Elle se prit à trembler de tous ses membres et répéta qu'elle avait froid. Le père Kleinsorge emprunta une couverture à un voisin et l’en enveloppa ; mais elle frissonnait et tremblait de plus en plus, répétant : « J'ai tellement froid », et puis, soudain, elle cessa de trembler, morte.


Il se pencha et prit une femme par les mains ; la peau céda et vint sous ses doigts, par lambeaux énormes, comme un gant.


Près d’un fort beau pont en demi-lune, il passa devant le corps nu d'une femme qui vivait encore : elle semblait n'être qu'une brûlure, de la tête aux pieds, une seule plaie vive, rouge. Près de l'entrée du parc, un major de l'armée était à l'œuvre ; mais il n'avait pour tout médicament que de la teinture diode, dont il barbouillait, indifféremment, coupures, meurtrissures, brûlures visqueuses, quoi que ce soit et déjà les plaies barbouillées de la sorte se recouvraient de pus.


Croyant ne trouver là qu'un seul soldat, il s'approcha avec son eau. Lorsqu'il eut pénétré dans les broussailles, il vit qu'ils étaient une vingtaine, tous exactement dans le même état cauchemardesque : visage entièrement brûlé, les orbites vides, les yeux fondus se répandant en humeur sur les joues. (Ils avaient dû se tenir le visage levé vers le ciel, lors de l'explosion de la bombe ; peut-être faisait-t-il partie de la DCA.)


Depuis ce jour, le père Kleinsorgue s'est plus d'une fois rappelé combien, auparavant, la simple vue de la souffrance agissait sur ses nerfs, lui donnait la nausée, combien de fois il avait été près de s'évanouir devant une coupure au doigt d'un étranger. Et pourtant, dans ce parc, il avait à ce point perdu toute sensibilité qu'à peine avait-il laissé derrière lui cet horrible spectacle, il s'arrêta dans une petite allée, près d’un des bassins, et entama avec un homme légèrement blessé une discussion, l'un et l'autre se demandant si l'on pourrait en toute sécurité manger l’énorme carpe de soixante centimètres qui flottait, ventre à l'air, à la surface de l'eau, pour décider, après mûre considération, que ce ne serait pas sage.


Il descendit dans l'abri sépulcral où, lorsque ses yeux se furent faits à l’obscurité, il vit M. Tanaka, le visage et les bras comme soufflés, couverts de pus et de sang, les yeux fermés par l’enflure. Le vieillard dégageait une affreuse odeur et ne cessait de gémir.


Un détail surtout, qu’elle remarqua, lui donna la chair de poule. Partout, perçant, escaladant, recouvrant les décombres, dans les caniveaux, sur les berges du delta, s’agrippant et se mêlant aux tuiles et à la tôle des toitures, grimpant le long des troncs d’arbres carbonisés, s’étendait un tapis de verdure fraîche, vivace, luxuriante, optimiste (…) L'herbe folle dissimulait déjà les cendres ; les fleurs des champs s’épanouissaient sur la carcasse de la ville.


Le 17 septembre, l'averse tourna au déluge, plus au typhon (…) (Dans la vallée, à Hiroshima, l’inondation paracheva l’ouvrage de la bombe, balayant les ponts qui avait résisté à l'explosion, nettoyant les rues, sapant les fondations des bâtiments qui tenaient encore debout ; à un peu plus de 15 kilomètres de là, vers l'ouest, l'hôpital militaire d’Ono, où une équipe d'experts de l'université impériale de Kyoto étudiait les effets tardifs de l'explosion sur les blessés, glissa soudain le long de la pente de la montagne aux magnifiques et sombres pins, pour venir s’engloutir dans la mer Intérieure, où se noyèrent du même coup la plupart des savants et de leurs patients avec leur maladies mystérieuses.)


(…) La bombe avait, en certains lieux, laissé l'empreinte d'ombres projetées par sa lumière fulgurante.


Les rayons détruisirent purement et simplement les cellules de l'organisme, provoquant la dégénérescence des noyaux, et faisant éclater les parois.


Ceux qui s'était reposés tranquillement plusieurs jours, ou même juste plusieurs heures après le bombardement, étaient beaucoup moins sujets au mal que ceux qui s'étaient dépensés.


L'ancienne cité devait sa prospérité - comme l’attrait qu'elle avait exercé en qualité de cible - principalement au fait qu'elle était l’un des centres de commandement militaire et l'un des nœuds de communication les plus importants du Japon…


(…) le mica, dont le point de fusion se situe à 900° C, avait fondu sur des blocs funéraires de granit, à 347 mètres du centre de l'explosion ; que les poteaux téléphoniques en bois de Cryptomeria japonica, dont la température de carbonisation se fixe à 240°C, avaient charbonné à 4025 mètres du centre (…) la chaleur dégagée par la bombe, au centre de l'explosion, avait dû atteindre au sol 6000° C.


La Société de Jésus fut, de toutes les institutions, la première à bâtir un semblant d'édifice, qui n'était pas destiné à durer, dans Hiroshima en ruines.


Pour parler de ceux qui ont connu les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, les Japonais répugnent à employer le terme de « survivants », parce qu’en insistant sur le fait d'être en vie, ils pourraient passer pour un affront à l'égard des défunts, considérés comme sacrés (…) Le terme plus neutre de hibakusha, qui signifie littéralement « personne affectée par l'explosion ». Pendant plus de dix ans après les bombardements, les hibakusha vécurent dans une réelle misère économique, le gouvernement japonais refusant d'endosser la moindre responsabilité morale pour les actes de haine perpétrés par les États-Unis victorieux.


(…) et l'enfer dont elle avait été témoin tout comme les terribles conséquences qui en résultaient dépassaient de si loin l'entendement humain qu'il était impossible de les considérer comme des actes commis par des êtres humain haïssables, tel le pilote de l’Enola Gay, ou le président Truman, ou les savants qui avait fabriqué la bombe - ou même, plus proches, les militaires japonais qui avaient contribué au déclenchement de la guerre. Le bombardement apparaissait pour ainsi dire comme une catastrophe naturelle, une catastrophe qui n'avait été qu'une malchance, un destin (que l'on se doit d'accepter) à endurer.


(…) en 1957, la Diète finit par voter une loi garantissant l'assistance médicale aux victimes de la bombe.


La seule personne à apporter un véritable réconfort à Toshiko était le père Kleinsorgue, qui continuait à venir la voir à Koi. Visiblement, il était décidé à la convertir. Mais la logique implacable de son enseignement n'arrivait que peu à la convaincre, car elle ne pouvait accepter l'idée qu'un Dieu qui lui avait arraché ses parents et lui avait fait subir de si abominables épreuves fut aimant et charitable. Cependant, elle trouvé chaleur et réconfort dans la fidélité que lui témoignait le prêtre, car il était évident qu'il était lui aussi affaibli et qu'il souffrait, n’en parcourant pas moins de longues distances pour venir la voir. 

Sa maison se trouvait près d'une falaise ou poussait un bosquet de bambous. Un matin, en sortant de chez elle, la beauté des rayons de soleil qui scintillaient tels des vairons sur les feuilles des bambous lui coupa le souffle. Elle ressentit une surprenante bouffée de joie - la première qu'elle éprouvait d’aussi loin qu'elle pût s’en souvenir. Elles s’entendit alors réciter le Notre Père.

En septembre, elle se fit baptiser. Le père Kleinsorgue étant hospitalisé à Tokyo, ce fut le père Cieslik qui célébra la cérémonie.


Première fois qu'elle veilla un pensionnaire mourant, elle se souvint très nettement de cette nuit où elle était restée étendue dehors, privée de soins, en proie à d’horribles douleurs, à côté d'un jeune homme mourant. En parlant avec lui toute la nuit, elle avait surtout pris conscience de la solitude effroyable qu'il ressentait. Elle l'avait vu mourir au petit matin. Au foyer, lorsqu'elle se tenait au chevet d'un mourant, elle tachait de rester toujours attentive à cette affreuse solitude. Elle parlait peu à la personne mourante, mais elle lui tenait la main pour lui toucher le bras, comme pour affirmer, tout simplement, qu'elle était là.


Par le biais d'un code de la presse et d'autres mesures, le général Douglas MacArthur, commandant en chef des forces d'occupation, avait strictement interdit de diffuser ou de promouvoir tout communiqué sur les conséquences des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki - y compris sur celle d'un désir de paix -…


Le point fort de son voyage (…) fut une visite organisée par Cousins à Washington, où, le 5 février 1951, après avoir déjeuné avec des membres du Comité des Affaires étrangères, Tanimoto prononça la prière d'ouverture de la séance de l'après-midi au Sénat (…) Le sénateur de Virginie, A. Willis Robertson, se leva et se déclara « abasourdi et néanmoins inspiré » de voir qu'un homme que « nous avons tenté de tuer avec une bombe atomiques vienne au Sénat et que, offrant des remerciements à ce même Dieu que nous vénérons, il Le remercie pour le grand héritage spirituel qu’a transmis l'Amérique, puis demande à Dieu de bénir tous les membres du Sénat » (…)


Tanimoto s'adressa alors à la Commission pour les victimes de la bombe atomique, qui avait été créée pour étudier les contrecoups des radiations émises par la bombe(…) La Commission lui rappela qu'elle s'occupait de recherche, et non de soins. (Pour cette raison, les hibakusha en voulait vivement à la Commission ; ils disaient que les Américains les considéraient comme des cobayes ou des rats de laboratoire.)


La phrase inscrite sur le cénotaphe du mémorial : « Reposez en paix, car la faute ne sera pas répétée »…

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