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dimanche 1 septembre 2019

« C’était mieux avant » de Michel Serres (2017)


Avant, nous faisons le lessive deux fois par an, au printemps et à l’automne ; en langue d’oc, la mienne, cette cérémonie s’appelait la bugado. Les chemises, de jour et de nuit, les mouchoirs, les draps et les nappes, bref, le linge dit blanc, les femmes les lavaient avec les cendres, accumulées l’hiver dans la cuisinière et la cheminée…

Dans les lieux d’aisance, la chasse d’eau fut inventée, à Londres, en fin de XIXè siècle et ne se généralisa que cinquante ans plus tard. Avant, on pissait où l’on pouvait, on chiait partout, un peu comme en Inde.

En ces dates de mon enfance, le magazine Elle se lança non sans fracas en recommandant aux femmes de changer de culotte tous les matins. Chacun en riait sous cape, la plupart se scandalisaient, le reste trouvant impossible une telle exigence. Cependant la renommé de cette revue vint de cet appel…

Avant, c’était mieux pour nos compagnes. Qui se levaient à l’aube pour mettre le bois ou le charbon dans la cuisinière ; une bonne heure avant que chauffe l’eau du café ; il fallait tuer la poule, la plumer, la vider avant de la rôtir ; la préparation des repas, la vaisselle, l’entretien du garde-manger, le nettoyage des dalles à grande eau, entre deux tétées du dernier-né, plus les maladies infantiles de ses frères et sœurs…

(…) le manuel se lavait les mains avant de pisser alors que l’intellectuel le faisait après.

(…) les trente-sept mille qui différencient le dernier dictionnaire de l’Académie française de celui qui paraîtra dans quelques mois. Au cours de siècles précédents, et cela depuis Richelieu, chacun de ces lexiques ne se distinguait du suivant que par trois ou quatre mille mots.

Depuis le néolithique, mes ancêtres souffrirent du dos, comme mes pères, mères et moi. La terre est basse, plus basse que les pieds, il faut se plier, se courber, se casser pour la travailler. Avant donc, les champs pullulaient de paysannes et de paysans, prosternés, comme s’ils faisaient leur prière à la déesse Terre. L’Angélus de Millet, peintre du dimanche et de la ville, les montra debout aux citadins (…) Avant on suait, on revenait le soir à la maison, éreinté. Aujourd’hui, le jogging, le stretching et autres supplices anglomanes suppléent l’absence d’effort.

(…) nous dormions (…) à plus de cent au centre du Quartier latin, rue Saint-Jacques, à Louis-le-Grand (…) Pas question de se laver après le cours de gym ni à la fin des rencontres, basket, athlétisme ou rugby ; nous rentrions suants à l’étude, au cours, dans nos lits.

Jeune étudiant dans les années 50, je partais d’Agen, Lot-et-Garonne, à 17h30, par le train omnibus, pour arriver à Paris-Austerlitz à 9 heures, le lendemain matin ; faute des places assises, je passais la nuit debout dans le couloir (…) AU débarqué, je me sentais frais comme une rose de printemps, d’autant que, par la fenêtre, que j’ouvrais de temps à autre, pour respirer mieux que les odeurs intimes du wagon, j’attrapais, plein les yeux, des escarbilles vomies de la locomotive par la cheminée.

Je ne connais personne qui ait entendu vraiment le fameux appel gaullien du 18 juin.

Après que la cuisse avait passé, pendue elle aussi, de longs mois à la cave, il fallait un couteau pointu pour en dénicher les vers, entre l’os et le gras, et tenter de déloger nos concurrents directs dans la manducation de la viande.

Dans notre coin gascon, sans élevage notable, nous consommions, en fin de repas, du cantal, dont des Auvergnats de passage, descendus de leur ors montagneux et lointain, faisaient commerce ; persuadés de son unicité solitaire, nous l’appelions « fromage de table », non point donc par son nom propre, mais par le nom commun à ce produit laitier.

La France, en effet, se divisait : oïl beurrait ses tartines, alors qu’oc huilait la croûte, avec - Ave - une pointe d’ail.

Sur la carte de nos départements, les accents dessinaient un chaos cacophonique tel que le Jura ou les Ardennes devenaient, pour un Aquitain, inaccessibles ou quasi.

Je ne suis pas sûr qu’un beur, qu’un immigré, africain ou roumain, trébuchant sur ses mots, se sente, aujourd’hui, plus humilié que je le fus naguère pour cette question de voyelles chantées.

Avant, nous ne cessions d’attendre.

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