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vendredi 6 septembre 2019

« L’amour est un plaisir » de Jean d’Ormesson (1956)


Je ne connais rien de plus triste que les retours ni de plus amusant que les départs. Il n’y a pas de plus grand bonheur que de quitter les choses et les gens.

Gilles a assez fréquenté l’intelligence pour l’estimer à ce qu’elle vaut  : peu de chose. Peu de chose quand elle s’affole elle-même (…) il connaît Proust par cœur, mais jamais il n’écrira de roman. Il est sans doute heureux. il a l’air content dans sa chemise  qu’il a dû faire couper avec quelques soins. La révolution, il s’en moque avec allégresse, la mauvaise conscience, il ne sait pas ce que c’est.

Je n’avais envie de rien, couché à gauche de Gilles et à droite de Bénédicte. Je n’aurais pas voulu être ministre des Beaux-Arts ni du Commerce et de l’Industrie ; je n’aurais pas voulu à aller à New Delhi, ni de là à Ceylan, à Bandoeng ou à Djakarta ; je n’aurais pas voulu savoir comment on fait pousser le maïs ou comment se divise l’atome ; je n’aurais pas voulu vendre des bicyclettes ni des câbles pour ascenseur. Je n’aurais même pas voulu gagner beaucoup d’argent. Sur la mer, sous le soleil, l’argent… « Je ne suis bon à rien », pensai-je. (…) Je n’avais envie de rien, mais, sous ce ciel qui m’écrasait il me semblait que j’avais tout.

Il me semble souvent qu’au lieu d’avoir des pensées et de les exprimer ensuite, elles naissent, au contraire, de leur formulation. Je me dis : « J’aime le soleil », alors j’aime le soleil…

C’est pour l’empêcher de penser dans le vide que l’homme doit être obligé à gagner son pain à la sueur de son front (…) Moi, je pense dans le vide, chaque fois, de nouveau, à partir de rien, du néant, de la stupeur et de l’émerveillement. Qu’une femme regarde un homme, l’admiration me saisit. Qu’un homme contemple un femme, l’étonnement naît en moi.

L’amour est une occupation de luxe. La seule réalité, c’est l’argent. Une espèce d’angoisse me prenait. Je la sentais monter en moi : c’était l’idée de cet argent qui allait me manquer. J’allais avoir faim, avoir froid, j’allais devoir me refuser ces plaisirs que je m’imaginais toujours offerts, j’allais, de nouveau, devoir travailler pour vivre. « C’est le sort commun », me dis-je. Cela ne me consolait pas. Je suis un enfant de bourgeois qui croit, qui court à la distraction, au loisir, à la littérature. Oui, tout en la méprisant, je crois à la littérature. L’amour, littérature ; la gloire, littérature ; le soleil, littérature.

- Nous parlons par énigmes, dit Gilles. À en juger par sa sottise et son obscurité, la conversation, aujourd’hui, doit être particulièrement brillante.

« Je passe mon temps à dire des choses que je pense ou que je ne pense pas, je ne sais plus, se dit Philippe. Je vis dans un brouillard, c’est incroyable, c’est peut-être une forme de maladie. »

C’était ça : il n’avait pas de sentiments, il n’existait pas vraiment, il n’avait pas de cœur, il n’était rien.

Ile me faut des évènements pour vivre plus pleinement ; quand ils arrivent, je rêve (…) J’ai besoin de plaisirs violents et même cruels ou je bâille rapidement.

(…) je ne vis que dans la contradiction. C’est mon climat, j’y suis à l’aise.

J’avais une semaine, pas plus, pour trouver du travail. Tout mon bonheur était tombé. L’argent ne fait pas le bonheur… Ah ! les salauds ! La paix de l’âme, la bonne conscience, le regard clair, je m’en charge. Mais qui se chargera de la Mercedes, de Florence au printemps, des chemises de soie, des palaces ?

- Ecoutez, dit Jacques brusquement, je ne voudrais pas donner raison à Gilles, mais, vraiment, je n’en peux plus…
- Tu n’en peux plus de quoi ? demanda Gilles l’air très étonné.
- De ces conversations éternelles au soleil, de se demander tout le temps ce qu’on fait et ce qu’on est, de… Je suis désolé d’être comme ça, mais vous, vous êtes prodigieusement inutiles. Tout ce que vous dites, tout ce que vous faites, relève de l’industrie de luxe, d’une vie riche et oisive, de temps à perdre et de temps perdu.

Non, je ne m’occuperais pas de finances, ni d’usines à gaz, ni de comptabilité publique. Je claquerais l’argent de Bénédicte qui m’aimerait d’amour dans les palaces de la Côte. Et elle serait heureuse, parce que je serais avec elle. Je sentais assez d’ardeur en moi pour animer deux vies.

J’enlevai mon maillot aussi et, pour garder les bras libres, je me le passai autour du cou. Délices de l’eau qui vient visiter le corps et qui en fait le tour comme pour en prendre possession ! Je sentais le mien s’épanouir dans cette eau et ce sel, comme dans un élément familier où il se retrouvait à son aise.

Philippe avait admiré en Bénédicte et l’argent et l’indifférence et la beauté et le goût de l’indépendance, et la dureté qu’ils entraînaient avec eux.

Les gens n’ont pas d’imagination. moi, je n’ai pas d’imagination. Il faut de l’imagination pour voir les chagrins des autres, les peines des autres, les amours des autres.

Une pensée terrible me traversa l’esprit : peut-être la vie nous était-elle donnée pour que nous en fassions quelque chose. Je ne faisais rien de ma vie. Je la traînais à travers l’inutilité, l’admiration, les plaisirs, l’amour.

J’avais bien construit de toutes pièces un amour commode que je ne m’étais pas contenté d’accueillir mais que j’avais embelli avec soin de toutes les couleurs de la mer et du soleil. J’allais me débarrasser sans peine d’un chagrin d’amour qui n’était qu’une mauvaise affaire. L’ennui, c’est que Gilles, alors, était mort pour rien, pour l’argent que j’avais voulu avoir et que, justement parce qu’il était mort, je n’avais même pas eu. Bah ! Chacun pour soi. C’était un imprudent.

Moi, l’amour, mon pouvoir sur les choses et les êtres mon plaisir, la gloire si je pouvais, oui, j’étais sévère pour moi. On pouvait tuer des gens, je n’y voyais aucun mal.

Peut-être ! Peut-être ! Peut-être ! Avec « À quoi bon ? », c‘était la clef secrète qui ouvrait toutes mes portes : il me semblait bizarrement que de moi, sur moi, je pouvais toujours, avec autant de dérisoire vraisemblance et d’insignifiance justifiée, dire n’importe quoi et le contraire de tout.

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