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dimanche 5 mai 2019

"Le poisson-scorpion" de Nicolas Bouvier (1981)


Je la revoyais une nuit à mes côtés sur la jetée du port de ma ville natale. L’été, le silence, l’approche de l’aube. Je la connaissais d’une semaine (Kant, Hermann Hesse, tennis). Je la trouvais superbe. Nous marchions du même pas, sans aucun bruit.

Des haillons d’un rouge vineux s’effilochaient encore dans le ciel presque noir.

C’est un vieillard toujours ivre, squelettique, tanguant dans des shorts immenses. À force de s’esquinter en tombant, il n’a pratiquement plus de peau sur les genoux. […] La brise du large fait claquer comme des drapeaux ses culottes trop grandes et lui sèche un peu ses larmes.

Le judéo christianisme et l’islam […] favorisent incontestablement le commerce. Pas l’hindouisme ni le bouddhisme. […] Quand le temps est cyclique et non plus linéaire, à quoi bon tenir ses livres et fignoler son bilan ! quand le tiroir-caisse, illusion pernicieuse, est frappé d’irréalité , on ne peut nier que les affaires en pâtissent.

Je regagnai ma chambre tout ragaillardi, expulsai à coup de balais quelques bernard-l’ermite, scolopendres et scorpions dont le karma me paraissait indécis, punaisai au mur une grande feuille de papier pour les idées du lendemain et fis lessive et toilette de tout ce qui pouvait être toiletté et lessivé. Je m’endormis dans une chambre récurée comme un squelette. J’aurai voulu ce matin-là qu’une main étrangère me ferme les paupières. J’étais inexplicablement allégé et le bonheur se partage. J’étais seul, je les fermais donc moi-même. « Comment vais-je ? Bien, merci et moi ? »

Mal dormi à cause de fulgurants nuages couleur d’huître qui couvraient et découvraient la pleine lune. Le jour venu, j’ai acheté un ananas, une petite raie, quelques cigares et un quart de rhum.

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