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dimanche 19 mai 2019

« Ceux de 14 - Les Éparges » de Maurice Genevoix (1923)


(…) ma gorge s’est serrée tandis que je regardais ma montre, à deux heures moins trois minutes.
Tout est vide. je ne peux pas sentir autre chose, exprimer autre chose que cela. Tout ce qui emplit le monde, d’ordinaire, ce flux de sensations, de pensées et de souvenirs que charrie chaque seconde du temps, il n’y a plus rien, rien. Même pas la sensation creuse de l’attente ; ni l’angoisse, ni le désir obscur de ce qui pourrait advenir. Tout est insignifiant, n’existe plus : le monde est vide.

(…) nous ne pouvons que baisser la tête, n’avoir plus de tête si nous pouvons, plus de poitrine, plus de ventre, n’être plus qu’un dos et des épaules recroquevillés.
Quelqu’un se courbe : devant moi, à toucher mon visage, je retrouve les yeux exorbités, le front bosselé de Pinvidic. Il crie dans mon oreille, à travers le fracas énorme. Je l’entends presque : il me dit que Thellier n’est pas arrivé, qu’on ne peut plus aller le chercher, que tout est compromis si je ne monte pas à sa place. Et sans que j’ai pu répondre, ouvrir la bouche, faire un signe de tête, il continue, en proie à une fureur croissante, à une démence véritable : « Tu monteras ! Tu monteras ! Tu monteras ! »
Sa voix s’étrangle ; un point de salive cotonneuse tache au milieu ses lèvres sèches. Alors je me retourne, et je lui hurle dans l’oreille : 
Qu’est-ce que tu dis ?
Ta gueule ! et fous-moi la paix !
Il ne dit plus rien. Il est près de moi, accroupi comme moi contre le parapet ; son visage révulsé s’apaise ; il semble dormir les yeux grands ouverts.

Hier (mais qu’est-ce que ça veut dire, hier ?), lorsqu’il pleuvait dans les ténèbres et que nous dormions à moitié, ce n’était rien (…) Des hommes aux visages blêmes grouillent sur les parois visqueuses, avec des gestes sans contours, des rampements de lémures ou de larves.

Sous ma main qui vient de glisser, quelque chose roule, élastique et froid, un peu poisseux : je regarde de près l’aspect réel de la viande d’homme ; on ne pourrait la reconnaître à rien, si l’on ne savait que « ça en est. »

Hirsch, l’autre jour, a embrassé la nuque de Virginie, dans l’arrière-salle du café, à Belrupt. « Puisque je serai tué », a-t-il dit à la mère Viste. Et il est tué, c’est ainsi.

Nous avons soif ; les hommes, terrés dans leurs trous, se plaignent seulement d’avoir très soif.

Les obus tombent ; tout se réduit à cela, qui ne s’interrompt jamais. Il y a des instants où l’on a peine à concevoir cette réalité continue, cette persistance prodigieuse du vacarme, ce tremblement perpétuel su sol sous se tels coups multipliés, et cette odeur de l’air, suffocante, corrosive, et ces fumées toujours écloses et dispersées (…) Manger ? Dormir ? Cela n’a même plus de sens. On a peut-être faim et soif ; on a peut-être sommeil. De temps en temps, on grignote quelque chose, un vieux morceau de sucre grisâtre trouvé au fond de la musette, une bribe de chocolat suintante, saupoudrée de miettes de tabac. On ne dort pas, j’en suis bien sûr.

Cela n’arrive que rarement : même lorsqu’un obus tombe dans l’entonnoir 7 et que jaillissent, noirs sur le ciel, des débris humain qu’on est forcé de reconnaître, qui sont un bras, une jambe ou une tête, je reste collé à la gaine de boue grasse et souple que mon corps à longuement modelée, chaque talon dans son trou, chaque fesse dans son trou. Mais lorsqu’un obus, sans siffler, tombe dans la tranchée du peloton, je me lève. Cela est mieux, bien que cela ne serve à rien. Je vais voir le dos de Legallais, dépouillé, nu et blanc autour d’une plaie énorme qui ne cesse point de palpiter,  et je suppute, regardant cette plaie, ce qu’on pourrait « faire entrer » : une plaie à y entrer le poings, les deux poings… une plaie à y entrer la tête… une plaie plus large que son dos.

Ce sont les obus qui tombent. On les voit toujours, piquant par nuée de tout là-haut, minuscules, noirs et pointus, semblables à des oiseaux tués.

Et quelque part une plainte monte des entrailles de la terre, un gémissement régulier, une sorte de chantonnement très lent. Où est-ce ?  Qui est-ce ? Il y a des ensevelis par là.
On cherche ; cela distrait.

« Sois calme… » Je me répète : « Sois calme. regarde sans horreur, écoute sans épouvante ; il n’y a rien à faire que ce que tu as fait : coller ton corps au parapet, juste ici, et te lever de loin en loin, lorsqu’un obus frappe dans la tranchée… Sois calme. »

C’est là qu’est le supplice, dans cette chaîne d’instants informes, que rien ne sépare, que rien ne mesure, qui sont tous la même pluie sans fin, l’épaule tremblante de Bouaré, la flaque jaune entre mes jambes, et ces images précipitées, cette fièvre bruissante et battante d’images à travers mon cerveau. Tous les instants de la durée sont les mêmes, exactement, alourdis des mêmes innombrables choses, laides ou méchantes : comme tout à l’heure, je pourrais ramasser un des lambeaux de chair rosâtre le faire rouler, gluant et froid, entre mes doigts.

Le monde, sur la crête des Éparges, le monde entier danse au long du temps une espèce de farce démente, tournoie autour de moi dans un trémoussement hideux, incompréhensible et grotesque.

(…) il y a Chantoiseau le jeune, qui recommence tout haut le compte de ses blessures, et d’heure en heure en découvre une nouvelle ; il y a Petitbru qui ne cesse de hurler ; il y a Jean qui ne dit rien, immobile sur le dos, mais qui tousse par longues quintes exténuées, et tourne un peu la tête pour cracher les caillots qui l’étouffent ; et Gaubert, et Beaurain, et Chabeau qui délire toujours, clappant de la langue et menant ses chevaux, derrière sa charrue, dans son champ : « Dia ! Hue ! Allons petit ! Dia ! » Son délire tombe, tout à coup, et il m’appelle, m’appelle, affolé de désespérance : « Mon lieutenant ! Ah ! c’est terrible ! Si vous aviez la jambe coupée, vous… (…) il me supplie encore, avec une douceur enfantine : « Coupez, dites… Coupez-la. »

Et là-bas… Mémasse décapité, Libron décapité, Raynaud tombé à plat ventre, la tête en bas, un éclat fiché dans le crâne, luisant et net comme un coin de bûcheron (…) Et la pluie qui ruisselle là-dessus ; et les obus qui tombent toujours, avec les mêmes sifflements, les mêmes chuintements, les mêmes explosions, les mêmes colonnes de fumées sombres.

(…) j’ai revu le trou du 210 et, cherchant à glisser mon corps entre lui et le parapet, essayé de comprendre pourquoi l’obus ne m’avait pas tué : il ne m’avait pas tué parce que j’étais trop près. encore une chose absurde et simple - indifférente…

C’est ce jour-là que j’ai été enseveli, deux fois dans la même demi-heure. J’ai dû avoir beaucoup de chance, car la vague de terre n’était pas très lourde sur moi ; la tête libre, j’ai pu cracher tout de suite la boue fade qui m’emplissait la bouche, et respirer en attendant d’être debout (…) C’était le soir du cinquième jour…

Sept autre, qu’on n’avait pu emmener sont restés jusqu’au lendemain dans un entonnoir de mine, m’appelant, me demandant à boire, me réclamant mon revolver si je ne pouvais pas les achever moi-même, me suppliant d’écrire à leur femme, à leur mère… Pochon avait été tué le matin… Je restais avec trois hommes… Cette guerre est ignoble : j’ai été, pendant quatre jours, souillé de terre, de sang, de cervelle. J’ai reçu à travers la figure des paquets d’entrailles, et sur la main une langue, à quoi l’arrière-gorge pendait… 

Il y en a qui m’ont fait lire des pages qu’ils venaient d’écrire. Ils énuméraient, naïvement, les calibres des obus que les Boches nous lançaient là-haut : des parenthèses qui s’ouvraient sur un défilé de chiffres effarants (77-105-150-220-320-420-540 !). Ils me disaient : « Y en avait p’t’êt’e des plus gros, mais faut pas leur forcer la dose. »

(…) les obus (…) On les entend battre le sol, là-haut, d’un rythme monotone et lourd ; quelquefois, lorsqu’ils tombent plus près, le mur de la galerie, derrière les planches du coffrage, tremble comme une gélatine ; lorsqu’ils tombent plus près encore, la flamme des bougies bleuit et se couche, puis s’éteint.

Une balle en plein combat, je veux bien ; mais je ne veux plus de cette immobilité angoissée, où la mort vous écrase au fond des fosses où l’on se tient caché…

Nous sommes entrés : l’abri était nu : deux ou trois hommes achevaient de déblayer (…) Nous avons senti sous nos pieds, rouler les mêmes choses élastiques ; baissant les yeux, nous avons aperçu des caillots couleur de poussière, qui redevenaient rouges lorsque nous les écrasions ; et, relevant les yeux, nous avons distingué, plaquées sur les parois, de large loques de peau duvetées de poils sombres.

Des images s’inscrivaient, nettes et brusques : un téléphonistes debout sur un talus, admirable de calme au milieu du vacarme effréné, et réparant une ligne rompue (…) Boquot, un lieutenant du génie, son Kodak sur le ventre, photographiant des éclatements.

Dast, lui aussi, reconnaissait des hommes de la 8è. L’un d’eux, un gringalet blond, s’est évanoui tandis qu’il lui parlait ; et lorsqu’il a rouvert les yeux, il a dit en le regardant, d’une voix traînante et gouailleuse : « Oh ! la la… Valses lentes…» Dast, pour lui faire plaisir, a ri ; mais j’ai bien vu, prêtes à rouler, deux larmes au bord de ses paupières.

Des milliers de morts déjà, pour ce lambeau d’une colline dont le sommet nous échappe toujours ! (…) Déloger les Boches d’une crête stratégique importante  (…) Derrière la colline des Éparges, Combres, d’autres colline… Dix mille morts par colline, est-ce que c’est ça qu’on veut ? 

Changer d’air ! S’en aller loin des ces cadavres que les premiers soleils pourrissent et qui font horriblement mou le sol sur lequel nous marchons.

N’est-ce pas que nous avons bien mérité un peu de repos dans la paix, dans la tiédeur tranquille des affections ?

(…) ces jours-ci, une mer de boue. Des blessés légèrement atteints se sont noyés en essayant de se traîner jusqu’au poste de secours.

Il y a eu attaque des nôtres hier soir, attaque cette nuit à la baïonnette. Il pleut toujours. Les parois des boyaux s’affaissent ; la masse de la colline les happe par-dessous ; toute la colline s’affaisse, se dévore elle-même, se digère.

Que de regards au passage ! Toute cette foule d’hommes qui cesse d’être étrangère, toute la 5è qui m’entoure, notre 5è, vous quatre, debout parmi les hommes de vos sections, Dast et Sansois, Wang et Salager. Restez là, tâchez qu’ils ne meurent pas, ne s’en aillent pas, ni tués, ni blessés, ni les pieds pourris de gelure, ni fous… Ce n’est pas possible que nous n’y puissions rien, que nous laissions se perdre une fois encore tant de courage, d’abnégation, d’amitié fraternelle, tant de beauté humaine entassée dans cette boue, entre les molles parois de la tranchée pluvieuse, sous le vacarme des obus.

Encore un soir, après un jour honnêtement vécu. Puisque j’ai été, tout ce jour, celui que j’ai résolu d’être, gai sans éclats, cordial avec mes camarades, attentif à bien commander, maître de moi sans défaillance ; puisque personne, parmi ceux qui m’entourent, ne songe à moi, ce soir, pour m’en vouloir d’un mal que je lui aurais fait…

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