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samedi 10 novembre 2018

« Les particules élémentaires » de Michel Houellebecq (1998)


Rahan (…) Alors qu’il était encore enfant, son clan avait été décimé par une éruption volcanique. Son père, Craô le Sage, n’avait pu en mourant que lui léguer un collier de trois griffes. Chacun de ces griffes représentait une qualité de « ceux- qui-marchent-debout », les hommes. Il y avait la griffe de la loyauté, la griffe du courage ; et la plus importante de toutes, la griffe de la bonté. Depuis lors Rahan portait ce collier, essayant de se montrer digne de ce qu’il représentait.

Sur le plan de l’évolution des mœurs, l’année 1970 fut marquée par une extension rapide de la consommation érotique, malgré les interventions d’une censure encore vigilante. La comédie musicale Hair, destinée à populariser à l’usage du grand public la « libération sexuelle » des années soixante, connut un large succès. Les seins nus se répandirent rapidement sur les plages du Sud. En l’espace de quelques mois, le nombre de sex-shops à Paris passa de trois à quarante-cinq.

Ces mêmes années, l’option hédoniste-libidinale d’origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d’organes de presse d’inspiration libertaire (le premier numéro d’Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S’ils se situaient en principe dans une perspective politique de contestation du capitalisme, ces périodiques s’accordaient avec l’industrie du divertissement sur l’essentiel : destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et la liberté individuelle. Tiraillés entre des pressions contradictoires, les magazines pour jeunes filles mirent au point dans l’urgence un accommodement, que l’on peut résumer dans la narration de vie suivante. Dans un premier temps (disons, entre douze et dix-hut ans), la jeune fille sort avec de nombreux garçons (…) Dans un deuxième temps (en fait, peu après le bac), la même jeune fille éprouvait le besoin d’une histoire sérieuse (…) la question pertinente étant alors : « Dois-je m’installer avec Jérémie ? » 

Tel est l’un des principaux inconvénients de l’extrême beauté chez les jeunes filles : seuls les dragueurs expérimentés, cyniques et sans scrupule se sentent à la hauteur ; ce sont donc en général les êtres les plus vils qui obtiennent le trésor de leur virginité et ceci constitue pour elles le premier stade d’une irrémédiable déchéance.

En un mot, je ne suis pas assez naturel, c’est-à-dire pas assez animal - et il s’agit là d’une tare irrémédiable…

En effet l’anthropologie chrétienne, longtemps majoritaire dans les pays occidentaux, accordait une importance illimitée à toute vie humaine, de la conception à la mort ; cette importance est à relier au fait que les chrétiens croyaient à l’existence, à l’intérieur du corps humain, d’une âme -âme dans son principe immortelle, et destinée à être ultérieurement reliée à Dieu (…) 
Les problèmes éthiques ainsi posés par les âges extrêmes de la vie (l’avortement ; puis, quelques décennies plus tard l’euthanasie) devaient dès lors constituer des facteurs d’opposition indépassables entre deux visions du monde, deux anthropologies au fond antagonistes. L’agnosticisme de principe de la République française devait faciliter le triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois, de l’anthropologie matérialiste.

Physiquement, il représentait encore à merveille le type de l’homme avisé et sensuel, au regard pétillant d’ironie, voire de sagesse ; certaines filles particulièrement sottes avaient même jugé son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-même aucune bienveillance, et de plus il avait l’impression d’être un comédien de valeur moyenne : comment tout le monde avait-il pu s’y laisser prendre ? Décidément, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes à la recherche de nouvelles valeurs spirituelles étaient vraiment des cons.

Jeunes, beaux, célèbres, désirés par toutes les femmes et enviés par tous les hommes, les rock stars constituaient le sommet absolu de la hiérarchie sociale. Rien dans l’histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l’ancienne Egypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse européenne et américaine vouait aux rock stars.

Un examen un tant soit peu exhaustif de l’humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour ; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour ; qui n’avaient cependant nullement l’impression de se sacrifier ; qui n’envisageaient en réalité d’autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes.

Il n’empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des « années 1968 » se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation (…) le culte du corps qu’elle avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l’affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif - dégoût d’ailleurs…

C’est en 1987 que les premiers ateliers d’inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclus ; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait - pour ces êtres d’esprit au fond assez faible - s’harmoniser avec le culte du corps qu’ils continuaient contre toute raison à prôner.

De petits nuages flottaient, comme des éclaboussures de sperme, entre les pins ; la journée serait radieuse.

Le 14 décembre 1967 l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception ; quoique non encore remboursée par la Sécurité Sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies.

Dans un sens littéraire ou vieilli, la transe désigne un inquiétude extrêmement vive, une peur à l’idée d’un danger imminent.

« Sophie, s’exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare ? « Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre ! »

« J’ai jamais pu encadrer les féministes… » reprit Christiane alors qu’ils étaient à mi-pente. « Ces salopes n’arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des tâches ; elles étaient littéralement obsédées par la vaisselle (…) En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. A partir de ce moment - c’était absolument systématique - elles commençaient à éprouver la nostalgie de la virilité. Au bout du compte elles plaquaient leurs mecs pour se faire sauter par des machos latins à la con. J’ai toujours été frappée par l’attirance des intellectuelles pour les voyous, les brutes et les cons. Bref elles s’en tapaient deux ou trois, parois plus pour les très baisables, puis elles se faisaient faire un gosse et se mettaient à préparer des confiture maison avec les fiches cuisine Marie-Claire. J’ai vu le même scénario se reproduire, des dizaines de fois. »

« Huxley appartenait à une grande famille de biologistes anglais. Son grand-père était un ami de Darwin, il a beaucoup écrit pour défendre les thèses évolutionnistes. Son père et son frère Julian étaient également des biologistes de renom. C’est une tradition anglaise, d’intellectuels pragmatiques, libéraux et sceptiques ; très différent du Siècle des lumières en France, beaucoup plus basé sur l’observation, sur la méthode expérimentale. Pendant toute sa jeunesse Huxley a eu l’occasion de voir les économistes, les juristes, et surtout les scientifiques que son père invitait à la maison. Parmis les écrivains de sa génération, il était certainement le seul capable de pressentir les progrès qu’allait faire la biologie. Mais tout cela serait allé beaucoup plus vite sans le nazisme. l’idéologie nazie a beaucoup contribué à discréditer les idées d’eugénisme et d’amélioration de la race ; il a fallu plusieurs décennies pour y revenir. » Michel se leva, sortit de la bibliothèque un volume intitulé Ce que j’ose penser. « Il a été écrit par Julian Huxley, le frère aîné d’Aldous, et publié dès 1931, un an avant Le Meilleur des mondes. On y trouve suggérées toutes ls idées sur le contrôle génétique et l’amélioration des espèces, y compris de l’espèce humaine, qui sont mises en pratique  par son frère dans le roman. tout cela y est présenté, sans ambiguïté, comme un but souhaitable, vers lequel il faut tendre. »
(…) Huxley a publié Île en 1962, c’est son dernier livre (…) Sur cette île s’est développée une civilisation originale, à l’écart des grands courants commerciaux du XXè siècle, à la fois très avancée sur le plan technologique et respectueuse de la nature ; pacifiée, complètement délivrée des névroses familiales et des inhibitions judéo-chrétiennes. La nudité y est naturelle ; la volupté et l’amour s’y pratiquent librement. Ce livre médiocre, mais facile à lire, a joué un rôle énorme sur les hippies et, à travers eux, sur les adeptes du New Age. Si on y regarde de près, la communauté harmonieuse décrite dans Île a beaucoup de points communs avec celle du Meilleur des mondes. De fait Huxley lui-même, dans son probable état de gâtisme, ne semble pas avoir pris conscience de la ressemblance, mais la société décrite dans Île est aussi proche du Meilleur des mondes que la société hippie libertaire de la société bourgeoise libérale, ou plutôt de sa variante social -démocrate suédoise. »

« Aujourd’hui, tout cela n’existe plus : je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l’idéologie du changement continuel c’est accepter que la vie d’un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n’aient aucune importance à ses yeux. »

Vous êtes réactionnaire, c’est bien. Tous les grans écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski : que des réactionnaires. Mais il faut baiser, aussi, hein ? Il faut partouzer. C’est important.
Sollers quitta Bruno au bout de cinq minutes, le laissant dans un état de légère ivresse narcissique.

« Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire ; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre redémarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néanderthal. Totalement dépendant de la société qui m’entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile ; tout ce que je sais faire, c’est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. »

La Californie a toujours été un lieu de prédilection pour les sectes vouées au culte de Satan.

Il fit notamment la connaissance de John di Giorno, un chirurgien qui organisait des avortement-parties. Après l’opération le fœtus était broyé, malaxé, mélangé à de la pâte à pain pour être partagé entre les participants. David se rendit vite compte que les satanistes les plus avancés ne croyaient nullement à Satan. lls étaient, tout comme lui, des matérialistes absolus, et renonçaient rapidement à tout le cérémonial un peu kitsch des pentacles, des bougies, des longues robes noires ; ce décorum avait en fait surtout pour objet d’aider ls débutants à surmonter leurs inhibitions morales (…) Ils étaient en fait, tout comme leur maître le marquis de Sade, des matérialistes absolus, des jouisseurs à la recherche de sensations nerveuses de plus en plus violentes (…) on pouvait trouver leurs ancêtres communs chez les actionnistes viennois des années cinquante. Sous couvert de performances artistiques, les actionnistes viennois tels que Nitsch, Muehl ou Schwarzkogler s’étaient livrés à des massacres d’animaux en public…

Le complexe naturiste du Cap d’Agde, divisé en cinq résidences construites dans les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, offre une capacité hôtelière totale de dix mille lits, ce qui est un record mondial (…) Il est tentant d’évoquer à ce propos quelque chose comme une ambiance sexuelle « social-démocrate », d’autant que la fréquentation étrangère, très importante, est essentiellement constituée d’Allemands, avec également de forts contingents néerlandais et scandinaves. 

« Les hommes ne font pas l’amour parce qu’ils sont amoureux, » dit Annabelle, « mais parce qu’ils sont excités ; cette évidence banale, il m’a fallu des années pour la comprendre. »

« L’humour ne sauve pas ; l’humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les évènements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu’à la fin ; mais en définitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d’humour qu’on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors, on arrête de rire. Au bout du compte il n’y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n’y a plus que la mort. »

« L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal ; c’est, également, l’autre nom du mensonge. Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et réciproque ».

Comme tous les autres membres de la société, ils pensaient au fond d‘eux-mêmes que la solution à tout problème - y compris aux problèmes psychologiques, sociologiques ou plus généralement humains - ne pouvait être qu’une solution d’ordre technique. C’est donc en fait sans grand risque d’être contredit qu’Hubczejak lança en 2013 son fameux slogan, qui devait constituer le réel déclenchement d’un mouvement d’opinion à l’échelle planétaire : « LA MUTATION NE SERA PAS MENTALE, MAIS GÉNÉTIQUE » (…)
La création du premier être, premier représentant d’une nouvelle espèce intelligente créée par l’homme « à son image et à sa ressemblance », eut lieu le 27 mars 2029 (…) Hubczejak pronça un discours très bref où, avec la franchise brutale qui lui était habituelle, il déclarait que l’humanité devait s’honorer  d’être « la première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son propre remplacement. »

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