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samedi 20 octobre 2018

Préface de « Manon Lescaut » de l’Abbé Prévost par Claire Jaquier (2001)


Malgré la déploration ostentatoire du sort funeste, le récit du chevalier n’a rien de mélancolique ni de languissant. Son histoire d’amour sans espoir est aussi un roman d’aventures.

(…) un clair renoncement aux impératifs de la morale classique, qui postulait la possibilité d’un contrôle des passions par la conscience. A l’équanimité et au repos, qui caractérisaient l’honnête homme maître de lui, fait place une vertu d’un autre ordre, qui ne s’acquiert que par l’épreuve de passions multiples et excessives.

Cette conscience […] est incarnée par Tiberge : elle est donc extérieure au chevalier.
Prévost fut l’un des premiers, au XVIIIe siècle, à se pencher sur ces moments obscurs et indéchiffrables de la vie émotionnelle […]. Par la phrase consécutive (…si… que…), c’est le charme tout puissant et irrésistible de l’amour qui est mis en lumière, et dramatisé.

Les traits de Manon […] ne sont pas décrits, sa beauté est seulement qualifiée positivement.

Il exploite une régime narratif susceptible de laisser la plus grande liberté à l’expression du sujet passionnée : le récit personnel.

[…] le point de vue rétrospectif sur le passé croise sans cesse le récit des événements tels qu’ils ont été vécus sans ce recul. Prévost a voulu que la distance temporelle entre la fin des aventures des amants et le temps de la narration soit bref…

Manon n’a pas d’existence hors du regard de son amant. Or, rien n’est plus changeant que ce regard : selon les caresses qu’elle lui prodigue ou les humiliations qu’elle lui inflige. Des Grieux voit en elle une fille « droite et sincère », « volage », « infidèle et parjure ». 
Il est certain que je ne l’estimais plus : comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures ? Mais son image, les traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. Je le sentais bien.
[…] les critiques, dès le XVIIIe siècle, ont rivalisé d’ingéniosité pour donner à Manon une identité que le texte de Prévost lui refuse : « catin » (Montesquieu), « fille perdue » (Sade), « sphinx étonnant, véritable sirène » (Musset), « vierge espagnole poignardée de feux » (Cocteau)…

Manon déclare à Des Grieux un amour tel qu’il l’attendait, sensible, constant, absolu. Mais ce cadeau inestimable, le chevalier ne sait le comparer à rien d’autre qu’à des biens matériels.

C’est à Paris […] que Des Grieux a compris la loi de l’échange et de l’argent. Les valeurs sans prix que son éducation lui a transmises ne résistent pas face à celles qui servent à l’entretien de Manon […]. La rébellion de Des Grieux consiste dans ce refus des vérités et des valeurs indiscutées, qu’elles soient sociales ou religieuses.

Habituée à la séduction, elle se transforme selon le désir de ses amants ; la formule même par laquelle elle décline son identité, lors de la première rencontre avec Des Grieux, est éloquente : « Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait. » Manon est à peine une personne, son nom ne semble pas lui appartenir…

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