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lundi 12 novembre 2018

« En rade » de Joris-Karl Huysmans (1887)


L’homme plongea son bras dans la poche de sa houppelande, ramena une poignée de cristaux qui crièrent en se concassant dans sa main, et, d’une voix tout à la fois gutturale et froide, il dit, en regardant fixement de ses prunelles dilatées Jacques :
- Je sème les menstrues de la terre dans ce pot où bouillotte, avec les abatis d’un léporide, la venaison des légumes, le gibier du petit pois, la fève.
- Parfaitement, fit Jacques, sans sourciller. J’ai lu les anciens livres de la Kabbale, et je n’ignore point que cette expression, les menstrues de la terre, désigne tout bonnement le gros sel…
Alors l’homme mugit et le récipient qui le coiffait tomba. Sur un crâne piriforme emplissant jusqu’au fond le seau, apparut une masse épaisse de cheveux vermillon pareils aux crins qui garnissent, dans certains régiments de cavalerie, le casque des trompettes. Il leva, tel qu’un Buddah, l’index en l’air…

Il dégringola, pour le rejoindre, le long d’une échelle, et pénétra dans une galerie labourée, plantée de potirons.
Tous palpitaient, se soulevaient enfiévrés, tiraient sur les tiges qui les attachaient au sol. Jacques eut l’immédiate perception qu’il voyait un champ de fesses mongoles, un potager de derrières appartenant à la race jaune.
Il examinait les rainures profondes, bien arquées, qui s’enfonçaient dans ces sphères aux épidermes rebondis, d’un orange vif. Puis, une curiosité infâme lui vint. Il allongea la main ; mais, comme découpés à l’avance par un prévoyant fruitier, les potirons s’ouvrirent, tombèrent, divisés en tranches, montrant leurs entrailles de pépins blancs disposés en grappes dans la jaune rotonde du ventre vide.

Dans ce terrain, abrité par l’église, l’air paraissait plus tiède ; des bourdons ronflaient, cassés en deux, sur des fleurs qui se balançaient en pliant sous leur poids ; des papillons volaient de travers comme grisés par le vent, quelqu’uns-uns des pigeons sauvages du château filaient à tire-d’aile avec un cri d’étoffe.

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