Mais, à mesure qu’il assimilait les leçons de son nouveau maître, Kersten voyait qu’il n’existait pas de commune mesure entre l’école finlandaise (dont il savait pourtant qu’elle n’avait pas de rivale en Europe) et la tradition d’Extrême-Orient dont le vieux lama-médecin lui transmettait les principes et les gestes (…) Selon la science chinoise et tibétaine, enseignée par le docteur Kô, le masseur avait en effet pour premier devoir de découvrir, sans aucune aide étrangère et sans même prêter attention aux plaintes de son patient, la nature de la souffrance et situer son siège, sa source.
Enfin, pour passer le temps, il eut recours à la petite bibliothèque personnelle que Himmler avait amenée et qu’il mit avec empressement à la disposition de son médecin.
Alors Kersten fit une découverte qui le stupéfia. Tous les livres du maître des S.S. et de la Gestapo se rapportaient à la religion. Il y avait là, outre les grandes illuminations prophétiques, comme les Védas, la Bible, l’Evangile, le Coran, il y avait, soit d’origine allemande, soit traduits du français, de l’anglais, du latin, du grec ou de l’hébreu, des exégèses et des commentaires, des traités de théologie, des textes mystiques, des ouvrages sur la juridiction de l’Eglise à toutes les époques.
Quand Kesrten eut achevé de reconnaître ces volumes, il demanda à Himmler :
- Vous m’avez bien affirmé qu’un vrai national-socialiste ne peut pas appartenir à une confession quelconque ?
- Assurément, dit Himmler.
- Mais alors ? demanda encore Kersten, en montrant les rayons de la bibliothèque de campagne.
Himmler rit franchement.
- Non, non, je ne suis pas converti, dit-il. Ces livres sont des simples instruments de travail.
- Je ne comprends pas, dit Kersten.
La figure de Himmler devient soudain sérieuse, exaltée, et, avant même qu’elle ne parlât, Kersten sut qu’il allait prononcer le nom de son idole. Himmler dit en effet :
- Hitler m’a chargé d’une tâche essentielle. Je dois préparer la nouvelle religion nationale-socialiste. Je dois rédiger la nouvelle Bible, celle de la foi germanique.
- Je ne comprends pas, répéta Kersten.
Himmler dit alors :
- Le Führer est décidé, après la victoire du IIIè Reich, à supprimer le christianisme dans toute la Grande Allemagne, c’est-à-dire l’Europe, et à établir, sur ses ruines, la foi germanique. Elle conservera la notion de Dieu, mais très vague, très confuse. Et le Führer prendra la place du Christ comme Sauveur de l’Humanité. Ainsi des millions et des millions d’hommes invoqueront, dans leurs prières, le seul nom de Hitler et, cent ans plus tard, on ne connaîtra plus que la religion nouvelle qui durera des siècles et des siècles.
- Vous me soignez si bien, dit Himmler, et je nous vous ai pas encore payé le moindre honoraire.
- Vous savez bien, Reichsführer, que je ne fixe pas mes honoraires par séance, mais par cure entière, dit Kersten.
- Je sais, je sais, dit Himmler. Cela n’empêche pas que j’aie très mauvaise conscience. Vous avez à vivre et comment vivre sans argent ? Il faut me dire la somme que je vous dois.
Ce fut alors que vint à Kersten l’une de ces intuitions qui sont décisives pour toute une vie. Il sut que, s’il acceptait d’être payé par Himmler, il deviendrait à ses yeux un médecin ordinaire, un simple salarié à son service et que Himmler se sentirait dégagé de toute obligation à son égard dans la mesure même où son traitement lui coûterait cher. Car Himmler, et Kersten le savait, ne disposait que de très modestes ressources personnelles. Son fanatisme et son manque de besoins faisaient de lui le seul dignitaire honnête - et d’autant plus inaccessible -parmi les grands chefs nazis.
Il comptait sur une faiblesse du Reichsführer, bien connue dans son entourage, et souvent moquée par les officiers S.S. de haut rang. Himmler, ce pédant chétif et malingre, étriqué au moral comme au physique, dont la vie était strictement, petitement réglée entre ses dossiers, son régime alimentaire, son épouse et sa maîtresse d’une égale insignifiance, rêvait d’être en personne le surhomme dont il voulait faire le prototype de l’Allemand : athlétique, guerrier, mangeur et buveur, intrépide, étalon inépuisable pour la reproduction de la race élue.
Parfois, il essayait de vivre ce rêve. Il convoquait son état-major pour des exercices de gymnastique auxquels il prenait part. La misère de ses muscles, sa gaucherie, sa raideur faisaient alors de lui une silhouette risible et clownesque, une sorte de « Charlot parmi les S.S. ». Ses mouvement étaient la caricature de ceux qu’exécutaient en même temps que lui des corps violents et souples, rompus, endurcis à toutes les épreuves.
C’était à présent seulement qu’il prenait conscience de la mission qui lui était attribuée par les détours du destin. Un champ sans limites s’offrait, où il pouvait aider toute une humanité vouée au tourment, réduite au désespoir (…) ll trembla pour sa femme, pour son fils.
Mais d’autre part, il se disait : « Si, justement à cause des heures redoutables qui se préparent, je ne donne pas une garantie entière de loyauté, d’attachement et de confiance à Himmler, ma mission devient impossible. Et la seule garantie de cette nature est le retour de ma femme et de mon enfant » (…)
Et Irmard Kersten, qui, en effet, adorait Harztwalde et les huit chevaux, les vingt-cinq vaches, les douze truies et leur mâle énorme, et les cent vingt poules dont elle prenait soin, et qui n’avait aucune notion des difficultés qui attendaient son mari en Allemagne, se réjouit de retrouver le domaine enchanté.
Quand Kersten monta dans l’avion de Stockholm pour Berlin, il avait le cœur très lourd, mais aussi la certitude que sa décision était celle qu’il fallait : sa vie et même celle de sa famille ne devaient pas compter en regard de la tâche qu’il entreprenait.
Le regard de Himmler s’arrêta sur les mains du docteur. Voilà cinq années que, fortes, douces, habiles, miraculeuses, elles extirpaient la souffrance de son corps. Et, depuis cinq années, le docteur était le seul homme au monde auquel Himmler avait pu livrer toujours davantage ses espoirs, ses craintes, ses rêves. Quel médecin ! Quel confident ! La Finlande aurait pu se montrer cent fois plus ignoble encore-et perfide- que Kersten restait le guérisseur, l’ami, le Bouddha bienfaisant. Malheur à qui oserait toucher un seul de ses cheveux !
Le 12 mars 1945, dans une chambre lugubre du sanatorium pour soldats S.S., Himmler, en présence de Kersten et de Brandt, rédigea de sa main sur une pauvre table en bois blanc un accord qu’il dénomma lui-même : « CONTRAT AU NOM DE L’HUMANITÉ ». Il y était porté que :
1) Les camps de concentration ne seraient pas dynamités ;
2) Le drapeau blanc y flotterait à l’arrivée des Alliés ;
3) On n’exécuterait plus un seul Juif et les Juifs seraient traités comme les autres prisonniers ;
4) La Suède pourrait envoyer des colis individuels aux prisonniers juifs.
Sous ce contrat, Himmler d’abord, puis Kersten apposèrent leur signature.
Deux jours après (…) Kersten, qui continuait de soigner Himmler au sanatorium des soldats S.S., évita une autre extermination massive. Il s’agissait de La Haye. Les troupes allemandes tenaient encore la capitale de la Hollande (…) « Cette ville de traîtres germaniques doit mourir avant nous et jusqu’au dernier homme. »
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