Je savais déjà qu’au cours du grand ouragan de 1942 seize des vingt-deux îlots du lagon avaient été littéralement submergés en l’espace de quelques heures. Frisbie s’était fait prendre au piège sur Anchorage avec ses quatre enfants et les garde-côtes. Il avait sauvé la vie de ses enfants en les attachant dans la fourche des arbres de « tamanu », dont les branches sont assez flexibles pour ne pas casser, jusqu’à ce que le plus gros de la tempête fût passé.
Parfois il m’arrivait de manger un des ces crabes de cocotiers (…) Ce sont d’affreuses et puissants créatures d’au moins trente centimètres de long, pourvues d’une paire de pinces capables de vous sectionner un doigt. Je connais des insulaires qui considèrent leur queue comme un mets de choix, mais personnellement je les trouve trop riches. De plus, les crabes de cocotiers sont des nécrophages qui mangent n’importe quoi. Si j’étais mort sur l’île, ils auraient dévoré mon cadavre.
Pour plus de sûreté, je les plongeai dans l’eau un à un, sachant que si un œuf est frais il reposera sur le côté au fond du récipient (…) s’il est vieux, on le repère aussitôt parce qu’il flotte tout simplement en surface.
Il me restait donc une chose à faire : puisqu’il n’y avait pas d’abeilles, je fertiliserais les fleurs à la main (…) les étamines porteuses de pollen sur les fleurs mâles étaient en général plus longues. Dans la plupart des cas, il me suffisait de cueillir une fleur mâle et de frotter le pollen sur la fleur femelle (…) Les tomates se montrèrent plus récalcitrantes (…) Comme je ne pouvais pratiquement pas distinguer les fleurs mâles des femelles parmi ces fleurs qui pendaient en grappes, le plus simple consista à passer mon pinceau d’une fleur à l’autre sans en couper aucune. Je traitai deux ou trois fois tout le carré de tomates, d’abord dans un sens, puis dans l’autre - et l’opération réussit.
Malgré tant d’années passées dans les îles, je n’avais jamais assisté au dépeçage d’une tortue. Je tâtai le dessous de son cou épis comme du cuir, et elle rentra aussitôt la tête jusqu’au bord de la carapace. Après réflexion, j’allais à la cabane, où je m’emparai d’un marteau. Puis je retournai à la plage et assenai sur la tête de l’animal un coup formidable. Son cou s’affaissa et je lui coupai la tête - opération difficile et abominable. Mais comme je peinais à couper cette peau rugueuse, pantelant de fatigue sous le soleil qui écrasait la plage, je ne cessais de m’encourager : « Neale, c’est de la viande, il faut le faire si tu veux te maintenir en vie. » (…) je découvris qu’une partie de la viande était verdâtre et une autre rouge. Je savais que les Maoris mangent la viande verte, mais, tout affamé que je fus, je ne pus me faire à cette idée.
C’est pourquoi je ne me risquais jamais à sortir en canot si le baromètre montrait le moindre signe d’un possible mauvais temps. Je ne savais que trop bien avec quelle rapidité le Pacifique peut changer d’humeur ; tantôt calme et tranquille et, l’instant d’après, devant un chaudron de forces titanesques.
J’avais presque réussi quand une autre rafale m’atteignit et la voile se gonfla en plein sur moi. Sans avertissement, le bateau chavira gentiment, la quille en l’air (…) Quelque part sous l’eau, le mât devait pointer vers le fond et je me dis que si seulement je pouvais l’atteindre et lui donner une bonne poussée j’aurais une chance de redresser le bateau. Ce n’était pas tellement une question de force. En appliquant l’effort au bon endroit, un bateau chaviré avec son mât aura une tendance naturelle à se retourner dans le bon sens (…)
Je pris une bouffée d’air et d’écume en nageant dans le violent clapot, quand je sentis quelque chose me frotter la jambe. Si c’était un requin, il n’y avait rien à faire. Mais le contact avec une partie dur me fit comprendre qu’il s’agissait plutôt du mât (…)
Mais si je voulais le mettre à l’endroit, il n’y avait rien d’autre à faire que de redresser le mât. Tant qu’il y aurait du vent, cette manœuvre serait impossible (…) je m’attaquais à la tâche essentielle, qui consistait à désolidariser le mât et les voiles du bateau. Cette opération me prit au moins une heure. Plus tard, comme je racontais à quelqu’un comment j’y étais parvenu, il me répondit froidement que c’était impossible (…)
J’avais perdu mon écope au cours du chavirement, aussi, après m’être reposé un peu, suspendu au plat-bord, je commençai d’évacuer l’eau avec mes mains. Le vent s’était considérablement calmé mais les vagues étaient encore assez hautes pour passer par-dessus bord.
En repensant à ces mois où les naufragés séjournèrent avec moi, je suis encore étonné qu’il n’y ait jamais eu entre nous un mot plus haut que l’autre. Ils s’adaptèrent de façon remarquable à la situation et se firent une philosophie qui leur permit d’accepter les choses sans une plainte ni un mouvement d’humeur (…) Ed était un homme remarquable. Il ne rouspéta jamais, il ne donna même jamais l’impression d’être soucieux. Et c’est seulement lorsqu’ils furent sauvés et qu’Ed n’eut plus à maîtriser son exaltation, que je compris ce qu’il avait enduré secrètement pendant tout ce temps pour ne pas inquiéter sa femme et sa fille.
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