« C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau… » (Baudelaire in « Notes nouvelles sur Edgar Poe »)
L’enjeu de la crise actuelle est la possibilité même d’une « lecture bien faite », comme disait Péguy, de l’emploi du mot non pas comme un miroir, mais comme une fenêtre, non pas comme le reflet en surface de ce qu’on y projette arbitrairement, mais comme une ouverture sur autre chose.
« Pourquoi n’y a-t-il pas rien ? » Questionnement de la « réelle présence » sans laquelle le poème n’est que jeu trivial et la mort une contingence statistique.
C’est le quotidien qui est abyssal. Celui de notre raison d’être, de la rencontre imprévue, peut-être involontaire, avec ‘homme ou la femme dont l’amour changera notre univers, rencontre- Baudelaire le sait- au coin d’une rue ou à travers le reflet d’une vitrine. C’est le mystère qui est si terriblement concret.
Toute représentation d’un texte théâtral, toute exécution d’une partition en est une critique au sens le plus vital du terme : il s’agit d’un acte d’approfondissement et de réponse qui rend sensible le sens.
… l’interprète fait l’investissement de son être dans le processus de l’exécution. Sa lecture, la représentation qu’il donne d’un certain nombre de sens et de valeurs qu’il a choisis, ne sont pas le fait d’un simple regard extérieur. Il s’agit au contraire d’un engagement aventureux, d’une réponse qui, au sens étymologique du terme, est responsable. A qui ou à quoi, mis à part son orgueil intellectuel ou le jugement de ses pairs, le spécialiste universitaire, le journaliste ou le critique doit-il rendre compte ?
En ce qui concerne le langage et la partition musicale, une interprétation active peut aussi être intérieure. […] Ce que nous savons par cœur, devient une force active au sein de notre conscience […]. De même que nous changeons, le contexte informatif du poème ou de la sonate intériorisés changent aussi.
A la différence de la lecture du critique ou du commentateur universitaire, la lecture de Joyce est responsable devant l’original en ce que l’écrivain irlandais met éminemment en danger la stature et le destin de son œuvre propre.
En peinture et en sculpture, comme en littérature, la lumière concentrée de l’interprétation (l’herméneutique) et du jugement (la critique, le normatif) se trouve dans l’œuvre elle-même. L’art est la meilleure lecture de l’art.
On a estimé que, depuis la fin des années 1780, quelque vingt-cinq mille livres, essais, articles, contributions à des colloques critiques et savants, thèses de doctorat, ont été produits sur les significations véritables de « Hamlet ».
La dimension temporelle du journalisme est une simultanéité nivelante. Tout a plus ou moins la même importance. Tout n’est que quotidien […] La vision journalistique aiguise chaque événement, chaque situation individuelle ou collective pour lui conférer une puissance de pénétration maximale ; mais l’aiguisage est uniforme.
Originalité et nouveauté sont antithétiques. […] les inventions esthétiques sont « archaïques ». Elles portent en elles la vibration d’une lointaine source.
L’époque qui compte, pour les Américains, c’est toujours l’époque contemporaine. L’importance du passé est directement proportionnelle à son utilité pour le présent […] Demain se définit comme la réalisation empirique de rêves matériels (…) Aucun texte, aucune forme d’art, aucune production littéraire, musicale ou matérielle, aussi éphémère soit-elle, n’est exclu a priori.
L’opinion que l’on se fait d’un peintre, d’un poète ou d’un compositeur ne saurait être infirmée.
Le texte original n’est que la source lointaine d’une prolifération exégétique autonome. La véritable origine de l’ouvrage de Z est le livre de X ou Y traitant du même sujet.
Cette lecture sans fin constitue la garantie ultime de l’identité juive. […] A mesure que passent les siècles, la Torah n’est pas préservée seulement littéralement. Elle est protégée de la menace d’être reléguée dans le passé. […] La glose met l’accent sur la pertinence du message « hic et nunc ».
La décision que prend l’analyste d’interrompre le développement, de mettre un point final à ce qui est au sens le plus manifeste, une phrase sans fin, après soixante minutes, ou avant les vacances d’été, est totalement arbitraire […] Il est caractéristique de la nonchalance souveraine de Freud quant à la nature problématique du langage lui-même – le langage étant à la fois, la matière première et l’unique instrument de toute la psychanalyse freudienne…
Le commentaire est notre drogue. Comme des somnambules, nous sommes protégés du rayonnement, souvent dur et impérieux, de la présence nue par le bourdonnement soporifique du journaliste ou du théoricien.
On peut dire, et par conséquent écrire n’importe quoi sur n’importe qui […] l’interdit judaïque jeté sur l’énonciation du nom, ou, plus précisément, du Nom de Nom, de Dieu. Une fois prononcé, ce nom est happé par les contingences sans limites du jeu linguistique…
Le caractère irréversible que prend le mot une fois qu’il a été prononcé, hante bien des cultures et bien des sensibilités. Comme nous l’enseignent les mythes et les contes de fées, le vœu inconsidéré, la promesse imprudente (en allemand, promettre, « versprechen », signifie aussi « faire un lapsus »), le verdict erroné, le sésame inutilisé, ne peuvent plus être reniés ; pas question de revenir en arrière. Il se peut que chaque phrase, prononcée ou écrite, obéisse à un principe de conservation de l’énergie aussi universel que celui que connaît la physique […]. Les parents et les enfants, les hommes et les femmes, sont en extrême danger lorsqu’ils se font face au travers d’un échange de paroles. Un seul mot suffit pour paralyser une relation humaine, un seul mot suffit pour salir l’espoir.
… toute élucidation et toute critique de la littérature, de la musique, et des arts plastiques, doivent se faire à l’intérieur de systèmes de signes sans bornes et sans certitude […] La substance ontologiquement linguistique et discursive des interprétations et des jugements de valeur dans le domaine de l’esthétique rend la confirmation ou l’infirmation impossible.
A l’origine […] un « théoricien » est un individu entraîné à une discipline de l’observation, terme lui-même chargé de la double signification de perception sensorielle et intellectuelle et de conduite religieuse ou rituelle.
Lorsque l’on regarde le monde avec attention, on le modifie…
Dans le discours esthétique, aucune analyse, aucune doctrine, aucun programme d’interprétation ou de critique, n’est dépassé, n’est effacé par un système postérieur.
… il existe des approches […] méta-mathématiques (logiquement formelles) des éléments constitutifs et de constructions de la textualité. Et ici, un certain degré de théorie est à sa place […] L’échec […] se produit lorsque de telles approches cherchent à formaliser le sens, lorsque, partant d’éléments phonétiques, lexicaux et grammaticaux, elles cherchent à atteindre les niveaux sémantiques et esthétiques.
… l’équation du « Tractatus », de Wittgenstein, entre les limites de notre langage et les limites de notre monde, est presque une banalité. Elle réaffirme le caractère infini du sémantique […] La multiplicité des sens possibles […] est le produit exponentiel de tous les mondes possibles du sens ou du non-sens, tels qu’ils sont construits, imaginés, mis à l’épreuve, habités, dans l’interaction de deux libertés : celle du texte, en mouvement dans le temps, et celle du récepteur.
Dès lors qu’ils n’émettent pas de prétentions fictives à la théorie et au théorique, et travaillent clairement à l’intérieur de leur nature secondaire, subjective et intuitive […] les « méta-textes » d’explication et d’évaluation sont à la fois nécessaires et riches d’enseignements.
Le scepticisme a mis en question l’acte de confiance sémantique. Les philosophies sceptiques ont ironisé sur, ont cherché à nier entièrement toute correspondance entre le discours de l’homme et la « réalité » du monde […] avant la crise du sens des sens qui débuta vers la fin du XIXème siècle, les plus rigoureux des scepticismes […] conservaient leur fidélité au langage.
C’est cette rupture de l’alliance entre mot et monde qui constitue un des très rares révolutions authentiques de l’esprit dans l’histoire de l’Occident et qui définit la modernité elle-même […] Je définis cette époque comme étant celle de l’ « épilogue » (ici encore, le terme que j’ai choisi contient le « Logos »).
Ce déplacement se manifeste pour la première fois dans dans le divorce qu’opère Mallarmé entre langage et référent et dans la déconstruction que Rimbaud impose à la première personne du singulier.
Ce qui confère au mot de « fleur » […] sa seule légitimité et sa seule force vitale, c’est selon Mallarmé « l’absente de tous bouquets » […] Un ordre du « Logos » implique, je tiens à le montrer, une « présence réelle ». La répudiation que fait Mallarmé de l’alliance du référent, l’accent qu’il met sur le fait que la non-référence constitue le génie véritable et la pureté de la langue, implique une « absence réelle » centrale.
C’est à l’intérieur du système de la langue et de lui seul que nous disposons de libertés de construction et de déconstruction […]. La réalité extérieure, quelle qu’elle puisse être ou ne pas être, n’est rien d’autre qu’une sphère inaccessible, de laquelle nous sommes privés à jamais.
« Je est un autre » est une négation sous compromis de la tautologie suprême, de l’acte grammatical de l’autodéfinition grammaticale de Dieu « Je suis celui qui suis » ! […] l’abolition de l’ « auteur ».
[…] la révolte de Nietzsche contre toute vision naïve du discours humain comme véhicule et relais de vérités d’intention.
Le langage ne peut ni expliciter les vérités les plus profondes de la conscience, ni véhiculer la preuve sensorielle, autonome, de la fleur, du rayon de lumière, du chant de l’oiseau à l’aube (c’est dans cette incapacité que Mallarmé logeait la souveraineté autistique du mot).
La présence, théologique, ontologique ou métaphysique, rend crédible l’affirmation qu’il y a « quelque chose dans ce que nous disons ».
Barthes (…) Aucun corpus de discours n’a de « sens théorique unique ». Aucun ne transmet le « message » d’un « Auteur-Dieu ». Il se saurait exister ni Evangile au sens authentique ni, en conséquence, de parole d’Evangile.
L’abrogation du contrat entre le mot et le monde, la décomposition du moi, telles que nous les avons observées chez Mallarmé et chez Rimbaud […] ont trouvé un développement logique dans la subversion qu’opère Nietzsche de la « vérité » et du « dire vrai », et dans la critique freudienne de l’intentionnalité. La déconstruction en tire les conséquences […] lorsqu’il n’est pas de « face de Dieu » vers laquelle le marqueur sémantique puisse se tourner, il ne saurait exister d’intelligibilité transcendante ou décidable. La rupture avec le postulat du sacré est la rupture avec tout sens du sens stable, potentiellement vérifiable.
Toutes les représentations, jusqu’aux plus abstraites, impliquent un rendez-vous d’intelligibilité, ou du moins, une atténuation de l’étrangeté, par l’observation d’une forme délibérée. L’appréhension (la rencontre avec l’autre) signifie à la fois peur et perception.
Ce n’est pas dans l’esthétique qu’existe l’absolue liberté de « ne pas devoir exister ».
Il n’est pas de mode théorique ou expérimental qui nous permette de soumettre à des preuves analytiques notre venue au monde ou notre mort. C’est là l’essence de la liberté. […] L’art, la musique, la littérature sont les formes les plus compactes et délibérées de cette liberté. Leur ouverture à la compréhension ou au malentendu, à l’accueil ou au rejet, leur caractère inépuisable, forme le meilleur accès dont nous disposons à l’ «altérité», à la liberté, à la fois exaltante et abyssale, de la vie elle-même.
Ce n’est que depuis les préromantiques que l’art et la textualité sont comme parents de la projection de soi et d’une voix singulière. Une telle projection de soi est bien souvent le fait d’un artiste mineur, trahissant une tactique de l’instant, dont la faiblesse réside précisément dans l’originalité.
…à la « poiesis », au sens fait forme…
Je considère l’acte esthétique, la conception et la mise au monde de ce qui, très précisément, aurait pu n’être ni conçu ni mis au monde, comme une « imitatio », une reduplication à son échelle, du premier et inaccessible « fiat ».
« Se peignant » […], l’écrivain ou l’artiste recrée son propre personnage. Cette création, il ne l’a pas voulue ; il n’a pas choisi ses traits. L’autoportrait constitue l’expression de ce désir de liberté, de cette tentative antagoniste pour se réapproprier, pour maîtriser les formes et les significations de son être propre.
La capacité biologique de procréer, d’engendrer la vie qui est le propre de la femme, n’est-elle pas de quelque façon, à un niveau absolument essentiel à l’être de la femme, tellement créatrice, tellement épanouissante, qu’en comparaison, la création de personnes fictives qui est la matière même du drame et des arts plastiques, en pâlisse ?
Lire correctement, absorber la luminosité spécifique d’un tableau, entendre les relations dynamiques dans l’articulation tonale, c’est regénérer, c’est arracher au silence, à l’absence potentielle, l’activité de l’artiste.
Le trope de l’inconscient […] est la traduction, en un code qui se veut rationnel, de ce que des vocabulaires et des systèmes de pensée antérieurs appelaient le « daimon », le souffle mantique d’étrangeté qui parle au travers du rhapsode, qui guide la main du sculpteur.
C’est […] l’autonomie irréductible de la présence, de l’ « altérité » dans l’art et dans le texte, qui refuse la paraphrase adéquate comme l’unanimité dans la compréhension.
Lire le poème de manière responsable (en y répondant)…
Dans la musique, la forme est le contenu, et le contenu la forme. La musique est en même temps cérébrale et […] somatique, charnelle…
Toujours l’artiste et l’individu qui lui répond, savent, avec Sir Thomas Browne [..] que « nous sommes hommes sans savoir comment ; il est quelque chose en nous qui peut exister sans nous, et nous ne pouvons dire comment cette chose est entrée en nous. »
… il est des valeurs et des énergies dans la personne humaine – et « per-sonare » signifie très précisément « résonner au travers » - qui transcendent la mort.
[…] il existe une musique qui véhicule à la fois la constance grave, la finalité de la mort et un certain refus de cette finalité.
En résumé : ce sont […] la poésie, l’art et la musique qui nous mettent le plus directement en relation avec ce qui dans l’être n’est pas nôtre.
Il est une journée bien particulière de l’histoire occidentale dont ni l’histoire ni le mythe ni les Ecritures ne parlent. Il s’agit d’un samedi : Et ce samedi est devenu le plus long des jours. Nous connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion. Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute de la fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle. Nous connaissons, de manière inéluctable, la douleur, l’échec de l’amour, la solitude qui constituent les fondements de notre histoire et de notre destin individuel. Nous connaissons aussi le dimanche. Pour le chrétien, ce jour signifie une suggestion, à la fois assurée et précaire, à la fois évidente et dépassant la compréhension, de la résurrection, d’une justice et d’un amour qui ont vaincu la mort. Si nous ne sommes pas chrétiens ou croyants, nous connaissons ce dimanche de manière analogue. Nous le concevons comme étant le jour de la libération de l’inhumanité et de la servitude. Nous cherchons une délivrance, qu’elle soit thérapeutique ou politique, qu’elle soit sociale ou messianique. L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir […] Mais notre époque est celle du long samedi. Entre la souffrance, la solitude, l’inexprimable destruction d’une part et le rêve de libération, de renaissance de l’autre. Devant la torture d’un enfant, de la mort de l’amour que représente le vendredi, même les plus grandes formes d’art et de poésie sont presque sans ressources. Dans l’utopie du dimanche, l’esthétique, je présume, n’aura plus de raison d’être. Les appréhensions et les figurations qui sont en jeu dans l’imagination métaphysique, dans le poème, dans la composition musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours œuvres du samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous patienter ?
Merci pour ce partage. Lire Steiner est toujours un bain de fraicheur.
RépondreSupprimerDominique Guillerm