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vendredi 27 mai 2016

« Sodome et Gomorrhe » de Marcel Proust (1921)

Quand la nuit était tout à fait venue […] nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j'avais vu passer la première fois devant l'horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l'écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu'on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé.

… j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. 

Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais, pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à créer, mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. 

« L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville » hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait redit. 

Et je recommençais à écouter, à souffrir […] J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; […] j’entendis tout à coup […] le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançais, c’était Albertine. 
« Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? – Mais non… », dis-je en comprimant ma joie… 

Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. 

Mais je ne pus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand’ mère pouvait autrefois contempler pendant des heures ; l’image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôt par l’idée qu’elle ne les voyait pas ; j’aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un vide dans mon cœur… 

… j’aimais Françoise d’une affection, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié.

Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand-mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eut jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux sommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avaient artificiellement crée cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenue glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps. 

Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle parlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sa respiration. Enfin s’il s’agissait d’une trop grande beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoin venant du nez. 

« On vous sent si vibrant, si artiste ; venez, je vous jouerai du Chopin », ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasié et en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air de déplacer des galets ! 

« Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres ! C’est très curieux, ajouta-t-elle, en fixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace, où elle apercevait sa propre pensée, c’est très curieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant j’admire toujours Manet, c’est entendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! Les cathédrales ! »
Elle mettait autant de scrupules que de complaisance à me renseigner sur l’évolution qu’avait suivie sont goût. Et on sentait que les phases par lesquelles avait passé ce goût n’étaient pas, selon elle, moins importantes que les différentes manières de Monet lui-même.

J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de la voix que j’avais sur rendre un instant amoureuses, et de qui je n’aurais plus rien exigé que de ne pas s’adresser davantage à moi ; de peur que, par une parole nouvelle qui n’eût pu désormais être que différente, elle vînt blesser d’une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la tonalité du bonheur. 

Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait pensé qu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidité, comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit clan. C’était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec quelque chose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à papier ébène. 

… Leibniz a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur.

Ma mère m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été quand, mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettre, je m’étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous. 

J’indignai Mme de Cambremer en lui disant que j’avais cru que c’était plus campagne. En revanche, je m’arrêtai avec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par la  porte. « Je vois que vous aimez les courants d’air », me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé n’eut pas plus de succès : « Mais quelle horreur ! » s’écria la marquise. Le comble fut quand je dis : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas  dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. 

Je ne saurais dire aujourd’hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, au moment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas l’esprit d’observation. 

Mme Verdurin ne se contentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans sa main. Elle s’abattait, avec la brusquerie des insectes appelés éphémères, sur la princesse Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance, la Patronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa tête comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font une prière un peu longue, ont la sage précaution d’ensevelir leur visage dans leurs mains.
[…] Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réapparaitre sa figure, non sans feindre de s’essuyer le yeux et sans reprendre deux ou trois fois haleine. 

« Vous êtes peut-être affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons ». 

Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là.

(…) il y a des êtres en effet et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. 

Tout autant que de ses membres, Albertine avait une conscience directe de sa toque de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (qui n’étaient pas pour elle le siège de moindres sensations de bien-être), et recevait d’elles, tout en faisant le tour de l’église, un autre genre d’impulsion, traduite par un contentement inerte mais auquel je trouvais de la grâce ; écharpe et toque qui n’étaient qu’une partie récente, adventice, de mon amie, mais qui m’était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long du cyprès, dans l’air du soir. 

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