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lundi 2 mai 2016

« La France contre les robots » de Georges Bernanos (1945)

Janvier 1945

Le bon sens et l’honneur ensemble, voilà sur quoi s’est toujours fondée la grandeur française, voilà le principe de toute union nationale. Les imbéciles de Vichy ont cru très malin d’opposer le bon sens à l’honneur, mais l’honneur et le bon sens ont fini par se rejoindre pour former ce mélange détonant qui a explosé sous leurs derrières.

Chaque jour, en effet, nous apporte la preuve que la période idéologique est depuis longtemps dépassée, à New York comme à Moscou ou à Londres. Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions soviétiques sinon marcher la main dans la main - il s’en faut ! - du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance (…) les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique.

On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain.

Est-il donc une idée de la liberté qui réconcilie tous les Français ?

L’erreur traditionnelle du peuple anglais a toujours été de croire que les institutions l’ont fait libre, alors que c’est le peuple anglais lui-même qui jadis, au temps de sa jeunesse, a marqué ses institutions du signe de la liberté, comme d’une marque au fer rouge. Ce sont les démocrates qui font les Démocraties, c’est le citoyen qui fait la république. Une Démocratie sans démocrates, une République sans citoyens, c’est déjà une dictature, c’est la dictature de l’intrigue et de la corruption.

« Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde… » Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille.

… le Moloch Technique…

L’idée qu’un citoyen, qui n’a jamais eu affaire à la Justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité à qui lui plaît, pour des motifs dont il est le seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion d’un policier sur ce chapitre ne saurait être tolérée sans les raisons les plus graves, cette idée ne vient plus à l’esprit de personne.

Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle.

Alors, les Etats ne seront plus maîtres de la guerre, ils ne la décideront ni ne la contrôleront, les peuples se battront entre eux sans savoir précisément pourquoi (…) ils ne se battront plus pour devenir riches, mais pour ne pas crever de faim (…) La guerre ne reculera devant rien. Je dis même que, en réclamant pour vous le droit de sacrifier tous les mâles, vous avez rendu possible, à l’avenir, ou même inévitable, le sacrifice des femmes et des enfants. Lorsque tout le monde fera la guerre, on fera aussi la guerre par tous les moyens, car la logique personnelle du diable est plus inflexible que l’enfer.

(…) qui défendra la Loi contre les usurpations de l’Etat ? Ce rôle était jadis chez nous celui des Parlements. Il y avait treize Parlements dans le Royaume, et même dix-sept si l’on compte les quatre Conseils supérieurs (…) cette rivalité donnait aux institutions ce que les mécaniciens appellent « du jeu ». L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes, nourrissent pour l’usine et le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses…

A l’Etat selon Machiavel, qui ne connaît d’autre loi que l’efficience, comment ne s’accorderait pas une société qui ne connaît d’autre mobile que le Profit ?

« Il n’y a pas de privilège, il n’y a que des services », telle était l’une des maximes fondamentales de notre ancien Droit. Mais un homme libre seul est capable de servir, le service est par sa nature même un acte volontaire, l’hommage qu’un homme libre fait de sa liberté à qui lui plaît, à ce qu’il juge au-dessus de lui, à ce qu’il aime.

Je ne dis pas que la Société moderne n’eût pas réussi à former dans la paix, grâce à ses admirables méthodes de déformation des consciences, un homme totalitaire ; il n’en est pas moins vrai qu’elle en a prodigieusement hâté la maturité dans la guerre. Et d’ailleurs il est dans doute vain de distinguer la Société Moderne de la Guerre Totale : la Guerre Totale est la Société Moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience.

Les gens dont je viens d’écrire avaient été élevés, sans doute, dans une société fortement hiérarchisée, mais dont le principal et l’unique Code était le Savoir-Vivre, c’est-à-dire beaucoup moins un Code qu’un Art, l’art de rendre à chacun ce qui lui est dû, et même un peu plus, avec toute la bonne grâce possible. Le Savoir-Vivre, disait la Marquise de Créquy, c’est donner de l’esprit aux sots.

En 1789, les élites sont à leur place, c’est-à-dire à l’avant-garde. Cent cinquante and plus tard, les élites seront à l’arrière, à la traîne, et elles trouveront la chose parfaitement naturelle ; c’est au peuple qu’elles prétendront laisser le risque, la recherche. Des classes dirigeantes qui refusent de bouger d’un pouce, que pourrait-on imaginer de plus absurde ? Comment diriger sans guides ? Les classes dirigeantes refusent de bouger, mais le monde bouge sans elles.

La France du XIXè a l’air de porter le deuil de sa révolution manquée. Elle a commencé par habiller les Français de noir. Jamais, en aucun temps de notre histoire, les Français n’ont été si funèbrement emplumés ; le coq gaulois s’est changé en corbeau. Le vêtement est triste et laid, l’architecture est laide et triste (…) Le souci des choses familières qui tiennent de plus près à la vie quotidienne est un souci d’homme heureux.
On dira que cette altération du goût, cette triple décadence de l’architecture, du mobilier, du vêtement a été générale en Europe au cours du dernier siècle.

On se moque des gens simples qui parlent volontiers des nations comme des personnes, mais ce sont les gens simples qui ont raison.

Cette expression de Bon Vieux Temps est d’ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie des ces insulaires qui s’attendrissent sur n’importe quelle relique, comme une poule couvre indifféremment un œuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d’apaiser une certaine démangeaison qu’elle ressent dans le fondement.

Entre le Français du XVIIè et un Athénien de l’époque de Périclès, ou un Romain du temps d’Auguste, il y a mille traits communs, au lieu que la Machinerie nous prépare un type d’homme… Mais à quoi on vous dire quel type d’homme elle prépare. Imbéciles ! n’êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d’autres imbéciles qui, au temps de ma jeunesse, face à ce colossal Bazar que fut la prétendue Exposition Universelle de 1900, s’attendrissaient sur la noble émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de l’Industrie ?… A quoi bon, puisque l’expérience de 1915 ne vous a pas suffi ? Celle de 1940 ne vous servira d’ailleurs pas davantage. Oh ! ce n’est pas pour vous, non ce n’est pas pour vous que je parle ! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n’importe quel moyen. » Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles !

On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !

Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devint chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la Machinerie n’oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit.

Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturellement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or. Bien avant d’être au service de l’Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d’or, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation. Or, il est beaucoup moins avantageux de spéculer sur les besoins de l’homme que sur ses vices, et, parmi ces vices, la cupidité n’est-elle pas le plus impitoyable ? (…) Je prédis que la multiplication des machines développera d’une manière presque inimaginable l’esprit de cupidité (…)
Bref, le jour où la superproduction menacera d’étouffer la spéculation sous le poids sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer deviendront des machines à tuer, voilà ce qu’il est très facile de prévoir. 
(…) et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l’argent est honoré, le spéculateur l’est aussi. Il aura donc beaucoup plus à craindre l’envie que le mépris ; n’espérons donc pas le réveil des consciences.

Les machines n’ont, jusqu’ici du moins, probablement rien changé à la méchanceté foncière des hommes, mais elles ont exercé cette méchanceté, elles leur en ont révélé la puissance et que l’exercice de cette puissance n’avait, pour ainsi dire, pas de bornes.

Au cours de plusieurs millénaires le nombre de choses qui ne se font pas n’a guère varié. Mais depuis cinquante ans, la liste en a presque été réduite à rien…

N’eût-il éventré dans sa vie qu’une seule femme grosse et cette femme fût-elle une Indienne, le compagnon de Pizarro la voyait sans doute parfois reparaître désagréablement dans ses rêves. Le gentleman, lui, n’a rien vu, rien entendu, il n’a touché à rien - c’est la Machine qui a tout fait…

La langue française est une œuvre d’art, et la civilisation des machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage.

(…) un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble (…) La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre.

L’opposition entre le suffrage universel corrompu et les masses finit par prendre le caractère d’une crise aiguë. Pour se délivrer de l’Argent - ou du moins pour se donner l’illusion de cette délivrance - les masses se choisissent un chef, Marius ou Hitler. Encore ose-t-on à peine écrire ce mot de chef. Le dictateur n’est pas un chef. c’est une émanation une création des masses. C’est la masse incarnées, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction. Ainsi, le monde ira-t-il, en un rythme toujours accéléré, de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu’au jour…

« Eh quoi, vous voulez revenir en arrière ? » (…) Sommes-nous des êtres conscients et libres, ou des pierres roulants sur une pente ? (…) Lorsqu’on dit : revenir de ses erreurs, cette expression ne signifie nullement un retour en arrière.

« Qu’importe ! se disaient alors les imbéciles, nous savons bien que la cupidité n’est pas une vertu, mais le monde n’a pas besoin de vertu, il réclame du confort, et la cupidité sans frein des marchands finira, grâce au jeu de la concurrence, par lui fournir ce confort à bas prix, à un prix toujours plus bas. » C’est là une de ces évidences imbéciles qui assurent l’imbécile sécurité des imbéciles. Ces malheureux auraient été bien incapables de prévoir que rien n’arrêterait les cupidités déchaînées, qu’elles finiraient par se disputer la clientèle à coups de canon : « Achète ou meure ! » Ils ne prévoyaient pas davantage que le jour ne tarderait pas à venir où la baisse des prix, fût-ce ceux des objets indispensables à la vie, serait considérée comme un mal majeur - pour la raison trop simple qu’un monde né de la spéculation ne peut s’organiser que pour la spéculation. La première, ou plutôt l’unique nécessité de ce monde, c’est de fournir à la spéculation les éléments indispensables.

Je vous dénonce ce cancer. J’aurais eu un immense mérite, j’aurais pris ma place entre les génies protecteurs de l’humanité, si je l’avais dénoncé il y a une cinquantaine d’années aussi nettement que je le fais à cette minute. N’étant nullement un génie, mais un homme doué de bon sens, je ne tire aucune satisfaction d’amour-propre à vous dire que notre société est en train de crever, parce que cela se voit très clairement à sa mine.

Imbéciles ! comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! Une récolte exceptionnelle de café au Brésil influe aussitôt sur le cours d’une autre marchandise en Chine ou en Australie ; le temps n’est certainement pas loin où la plus légère augmentation de salaires au Japon déchaînera des grèves à Détroit ou à Chicago, et finalement mettra une fois encore le feu au monde.

La Civilisation des Machines a aussi sa devise : « Technique d’abord ! technique partout !! » Imbéciles !

Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles !

La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles !

Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine (…) La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux.

L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des Machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal (…) La Civilisation des Machines (…) encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté (…) dans la Civilisation des Machines tout contemplatif est un embusqué. La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde.

(…) croît sans cesse, avec une rapidité stupéfiante, le nombre des obéissants, des dociles, des hommes, qui, selon l’expression fameuse de l’avant-dernière guerre, « ne cherchaient pas à comprendre ».

Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c’est-à-dire pleinement responsables de leurs actes : la France refuse d’entrer dans le Paradis des Robots.


CONFÉRENCES ET INTERVIEWS AU BRÉSIL

Janvier 1942

Si le monde est menacé de mourir de sa machinerie, comme le toxicomane de son poison favori, c’est que l’homme moderne demande aux machines, sans oser le dire ou peut-être se l’avouer à lui-même, non pas de l’aider à surmonter la vie, mais à l’esquiver, à la tourner, comme on tourne un obstacle trop rude.

L’homme moderne est un halluciné. L’hallucination a remplacé la croyance. L’homme moderne est un angoissé. L’angoisse s’est substituée à la foi. Tous ces gens-là se disent réalistes, pratiques, matérialistes, enragés à conquérir les biens de ce monde, et nous sommes très loin de soupçonner la nature du mal qui les ronge, car nous n’observons que leur activité délirante, sans penser qu’elle est précisément la forme dégradée, avilie, de leur angoisse métaphysique.

Les machines le distraient, à prendre ce mot devenu banal, non dans son acception ordinaire, mais dans son sens exact, étymologique : trahere. Elles l’arrachent à lui-même et à ses angoisses (…) La besogne faite, il se contente le plus souvent de changer de machine, il va précipitamment de machine en machine.

Celles qu’il a le plus aimées, pour lesquelles il ne cesse d’épuiser toutes les ressources de son génie inventif, et dont le perfectionnement absorbe sans doute les quatre cinquièmes de l’effort industriel humain, sont précisément celles qui correspondent, s’ajustent pour ainsi dire, exactement, aux réflexes naturels de défense d’un angoissé - le mouvement qui grise, la lumière qui réconforte, les voix qui rassurent.

L’Homme des Machines ne se libérera pas des Machines, parce que le monde artificiel qu’elles lui ont permis de créer s’accorde à son angoisse, n’en est que la projection sur les choses. Quelle est la nature de cette angoisse ? (…) le niveau de l’impiété monte dans la proportion exacte, dans la mesure stricte où baisse, chez les chrétiens, le niveau de la Divine Charité (…) 
Ils remontent, ils condamnent, ils prescrivent, ils feraient beaucoup mieux l‘aimer, car la solution n’est pas de mettre ce monde à l’école, il faut premièrement le guérir.

Ce n’est pas assez de dire que le Monde de Machines doit être sauvé. Il devrait d’abord être racheté (…) Pour venir à bout du système il faudrait une révolution spirituelle analogue à celle d’il y a deux mille ans, je veux dire une nouvelle explosion du Christianisme (…) Réussirons-nous là où saint François d’Assise a échoué ?

Juin 1944

L’esprit de vieillesse n’est conservateur que de lui-même.

Le règne de l’Argent, c’est le règne des Vieux. Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance. C’est la condamnation de l’esprit de jeunesse. La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre deux solutions extrêmes : l’abdication ou la révolution.
  • Quelle révolution ?
  • A mes yeux, il n’y en a qu’une : celle qui commença, il y a bientôt deux mille ans, le jour de la Pentecôte (…)

A quoi bon distinguer entre le capitalisme d’Etat et le capitalisme privé ? Ils procèdent tous les deux d’une même conception de la vie, de l’ordre, du bonheur, et ils finissent toujours par s’entendre.

Les idées fausses pour lesquelles on souffre et on meurt acquièrent une vitalité redoutable.

14 juillet 1944

C’est précisément parce que les siècles nous ont si profondément enracinés à notre sol, à notre terre, que nous pouvons opposer à la tyrannie un front invincible.

Mesdames et Messieurs, j’ai dit tout à l’heure que la culture française était une manière de vivre, je pourrais dire plus exactement encore que c’est une manière d’aimer (…) C’est sur l’amour de la vie que nous fondons notre christianisme même, alors que la triste et violente Espagne tout imprégnée de sémitisme aime à fonder le sien sur la mort (…) Les Allemands adorent la Vie en lui sacrifiant les hommes, ainsi qu’à leurs anciennes idoles. Nous aimons la vie, parce que c’est Dieu qui l’a faite, qui l’a faite pour les hommes, et non les hommes pour elle.

Pour aimer, il faut prendre le temps d’aimer. Pour devenir un peu Brésilien, je me suis fait d’abord Mineiro, j’ai essayé de prendre racine quelque part.

A mesure que j’avance en âge (…) je crois de plus en plus qu’on connaît un pays par ses enfants et par ses pauvres.

Novembre 1944

(…) des jeunesses qui ne demandent d’ailleurs qu’à se laisser convaincre, qui parlent et s’agitent beaucoup sans changer de place, qui se définissent au lieu d’agir (…) Il n’y a pas de spectacle plus digne de pitié que celui de ces jeunesses (…) Les générations qui ont manqué leur place dans l’Histoire, - ou plutôt orienté l’Histoire - n’ont nullement exécuté des programmes. Il en est ainsi de toutes les formes supérieures de l’action - c’est-à-dire de la création - à commencer par la création artistique (…) Les générations qui ont fait de grandes choses ont toujours fini par faire des choses auxquelles elles n’avaient pas pensé d’abord.

(…) l’idée de liberté est-elle nécessairement solidaire de l’idée de Démocratie ? La Vérité, c’est que l’idée de démocratie n’évoquait plus depuis longtemps qu’un idéal égalitaire de réformes sociales destinées à assurer le confort des masses, sous la tutelle croissante de l’état.

Le sacrifice de l’Homme à l’Humanité, de l’Humanité au Progrès, pour aboutir ridiculement au sacrifice du progrès lui-même à la dictature de l’Economique, tel fut le crime auquel restera toujours attaché le mot de la Démocratie, forme bourgeoise de la Révolution.

Rien n’est plus facile que de se persuader soi-même qu’on est vivant, très vivant, il suffit de gesticuler beaucoup, de parler beaucoup, d’échanger des idées comme on échange des sous, une idée en appelant l’autre, comme les images, dans le déroulement des songes. Hélas ! dès qu’on s’examine un peu on découvre très aisément en soi ces sources d’énergie corrompue, stérile. Un artiste les connaît mieux qu’un autre car tout le travail de création est précisément de les refouler, de les dominer, de faire taire coute que coûte ce ronron monotone.


Décembre 1944

L’homme de l’ancienne France, cher lecteur, vous paraîtrait aisément aujourd’hui un anarchiste (…) Je suis un homme de l’ancienne France, j’ai la liberté dans le sang.

Le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n’est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu’on restreigne indéfiniment votre liberté au nom des Machines, de l’entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l’universelle Machinerie (…) il n’y a d’autre danger pour l’homme que l’homme même. Le danger est dans l’homme que cette civilisation s’efforce en ce moment de former.

Tous les régimes, au cours de l’Histoire, ont tenté de former un type d’homme accordé à leur système, et présentant par conséquent la plus grande uniformité possible. Il est inutile de dire une fois de plus que la civilisation moderne dispose, pour atteindre ce but, de moyens énormes, incroyables, incomparables. Elle est parfaitement en mesure d’amener peu à peu le citoyen à troquer ses libertés supérieures conter la simple garantie des libertés inférieures, le droit à la liberté de penser - devenu inutile puisqu’il paraîtra ridicule de ne pas penser comme tout le monde - contre le droit à la radio ou au cinéma quotidien.

Nous voyons aujourd’hui la spéculation exploiter avec une espèce de rage croissante les habitudes de l’homme. Elle en crée sans cesse de nouvelles - en même temps que les joujoux mécaniques que ses ingénieurs lui fournissent, et qu’elle jette inlassablement sur le marché. La plupart de ces besoins, constamment provoqués, entretenus, excités par cette forme abjecte de la Propagande qui s’appelle la Publicité, tournent à la manie, au vice. La satisfaction quotidienne de ces vices portera toujours le nom modeste de confort, mais le confort ne sera plus ce qu’il était jadis, un embellissement de la vie par le superflu, le superflu devenant peu à peu l’indispensable, grâce à la contagion de l’exemple sur les jeunes cerveaux de chaque génération. Comment voulez-vous qu’un homme formé, dès les premières heures de sa vie consciente, à ces innombrables servitudes, attache finalement grand prix à son indépendance spirituelle vis-à-vis d’un système précisément organisé non seulement pour lui donner au plus bas prix ce confort, mais encore pour l’améliorer sans cesse ?

Les instruments de la propagande sont déjà hors de notre portée, hors de la portée des hommes libres. La fondation d’un journal, à supposer qu’elle soit encore possible, coûtera demain aussi cher qu’une division de tanks. Mais Dieu laisse aujourd’hui une chance à la liberté ; voilà ce que je veux dire, ce dont je voudrais vous convaincre.

Oui, lorsqu’on me demande : « Par quoi remplacerez-vous ce système », j’ai parfaitement le droit de riposter : « Ce n’est pas moi ni personne qui le remplacera, c’est la Vie, ce sont toutes les forces de la Vie dont il a cru se rendre maître par sa technique, et qui feront sauter son énorme machinerie. La libération l’élargissement, la nouvelle découverte du monde ne sera pas due à un système ou à un homme, mais à la somme croissante des résistances humaines à un ordre inhumain. »

Notre Révolution de 89, la Révolution de Rousseau, a été faite par l’homme contre l’Etat, c’est la Déclaration des droits de l’homme (…) La Révolution de 1793, la révolution bourgeoise, capitaliste et nationaliste de 1793, qui devait trouver son accomplissement dans l’Empire napoléonien, a trahi la Révolution de 89 (…) Il eût fallu beaucoup plus qu’une explosion d’espérance pour arrêter l’Etat moderne dans son évolution inexorable vers la Dictature ! En réalité, depuis la Renaissance, l’esprit du césarisme romain n’a cessé de gagner tout ce que perdait l’esprit de chrétienté.

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