Sur le total des détenus de Guantanamo, seuls 33, depuis 2002, soit à peine 3%, ont été inculpés de crime par les Etats-Unis et un seul condamné jusqu’à présent. Ainsi, plus de 90% des personnes qui sont passées par ce camp depuis 2002 ont été maltraitées et torturées de diverses manières, malgré leur absence avérées de liens avec un projet d’attentat (…) Selon Amnesty International, 17 mineurs, dont 3 de moins de seize ans, furent détenus à Guantanamo en violation des principes du droit international sur le traitement des enfants. Dans ses carnets, Mohamedou Slahi raconte avoir été le témoin des tortures infligées à un adolescent de seize ou dix-sept ans, contraint de rester debout trois jours d’affilée.
En 1948, Sayyid Qutb - l’un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde guerre mondiale, est envoyé pour une durée illimitée aux Etats-Unis, afin d’y étudier, pour le ministère de l’Instruction publique, le système éducatif en vigueur (…)
Bien avant qu’il n’embarque sur le paquebot qui l’emmène à New York, Qutb avait exprimé, dans de nombreux articles, une position traditionaliste modérée, appelant la société égyptienne à s’ouvrir au changement sans rien perdre des valeurs héritées de la tradition musulmane (…)
Il en tirera la conclusion que, non seulement il ne saurait être question d’adopter en Egypte le système scolaire occidental, mais, plus généralement, que la société et le mode de vie américains témoignaient d’une absence de sens esthétique et de conscience spirituelle : tout y relève du primitif et du banal (…)
A son retour des Etats-Unis, le 20 août 1950, Qutb avait revêtu les habits (…) de l’intégrisme religieux (…) En 1953, il devient membre de l’association des Frères Musulmans, où il sera bientôt nommé responsable du secteur de la propagande (…)
En réalité, son principal crime était d’avoir rédigé, pour l’essentiel en prison, une œuvre monumentale, marquée par une radicalisation progressive (…)
Sayyid Qutb n’avait pas été formé dans une institution académique dispensant un enseignement traditionnel, telle l’université Al-Azhar au Caire. Et il n’est pas un clerc, un ouléma plus ou moins lié au pouvoir politique : c’est un laïc, à bien des égards, un self-made man, tout à la fois homme de plume et idéologue, qui revendique le droit d’interpréter les textes sacrés à partir de sa propre lecture et dont la pensée s’est forgée au sein de l’univers carcéral d’un régime particulièrement cruel et despotique.
« A l’idée d’origine occidentale d’un Etat-nation basé sur un territoire déterminé et délimité, Qutb oppose un « ordre islamique », un Etat-Umma à portée universelle, dont le principe de citoyenneté (junsiyah) ou d’identité politique repose non pas sur un critère territorial, mais bien sur la foi. »
(Mohammed Guenad, Sayyid Qutb, itinéraire d’un théoricien de l’islamisme radical »)
L’avènement de l’Etat théocratique de l’islam ne saurait se réaliser sans l’action d’une « avant-garde » dont la lute contre l’ère des ténèbres, la « barbarie antéislamique », la jâhiliyya, doit prendre pour modèle l’action menée par le Prophète et ses premiers adeptes.
Qutb écrit : « La logique sera d’appliquer le système islamique tout entier (…) Il est une totalité qui ne se divise pas. »
« Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s’en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c’est d’être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l’écart (…) la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu’au jour du jugement. »
« Instaurer le règne de Dieu sur terre, supprimer celui des hommes, enlever le pouvoir à ceux de ses adorateurs qui l’ont usurpé pour le rendre à Dieu seul, donner l’autorité à la loi divine (chari’at Allah) seule et supprimer les lois crées par l’homme… tout cela ne se fait pas avec des prêches et des discours. »
Dans la mesure où l’islamisme radical se libère de l’orthodoxie religieuse, à la faveur d’une « orthopraxie » individuelle et violente qui soumet tout musulman à ses obligations, pareil impératif contient en soi les ferments d’un développement exponentiel de la violence, en l’absence de tout contrôle et de toute limite.
« Car l’islam est la religion de Dieu et les parlements sont une religion païenne (din jâhiliyya), c’est donc celui qui obéit aux princes ou aux oulémas (ceux qui permettent ce que Dieu a interdit, comme entrer dans les conseils législatifs, ou interdire ce que Dieu a permis, comme le jihad), qui commet le péché d’en faire des seigneurs à la place de Dieu. »
(Ben Laden, « Seconde lettre aux musulmans d’Irak », 18/10/2003)
A la différence d’Al-Qaida, la base de l’Etat islamique, à défaut de sa hiérarchie, est portée par des croyances millénaristes à l’impact dévastateur.
« Pendant des siècles, les musulmans arabes ont été des impérialistes et des colonisateurs se comportant d’une manière en tous points comparables à l’Occident. Et aujourd’hui encore ils doivent supporter la haine et le ressentiment de larges franges de populations colonisées ou anciennement colonisées (les Perses, les Berbères, les Noirs Africains ou les Indiens). »
(David Cook, « Contemporary Muslim Apocalyptic Literature », 2008)
Alors que la guerre est une perpétuation de la politique par d’autres moyens, la confrontation à laquelle nous assistons n’a rien de politique : elle est métaphysique. Et c’est bien le pire.
Le programme d’Obama, qui paraissait être en retrait en comparaison de celui mis en œuvre par l’administration précédente consistait, sous ses airs bénins, à remplacer en réalité la torture par les drones. Loin de signifier davantage de contrôle et de restrictions, il conduisit en quelques années, à multiplier par cinq le nombre de frappes et à une escalade des exécutions extrajudiciaires en incluant des Américains, sans précédent dans l’histoire de Etats-Unis.
Selon un rapport du New York Times, publié le 29 mai 2012 (…) est considéré comme cible potentielle tout homme en âge de porter les armes dès lors qu’il habite dans les zones survolées par les drones américains.
Ainsi, à côté des « frappes de personnalité » oralement autorisées par le président, se sont développée - et elles sont de loin les plus nombreuses - les « frappes de signature ».
« Celles-ci, explique Grégoire Chamayou, sont dirigées sur des individus dont l’identité demeure inconnue, mais dont le comportement laisse supposer, signale ou signe une appartenance à une « organisation terroriste ». On frappe alors en ce cas « sans connaître l’identité précise des individus ciblés » sur cette seule base que leurs agissements vus du ciel « correspondent à une signature de comportement préidentifiée que les Etats-Unis associent à une activité militante. » (…) Le combattant à éliminer sera « ciblé » non en raison de son identité et des actes qu’il a effectivement commis mais des actes que ses « formes de vie » le déterminent à commettre, ouvrant la porte à des actions « préventives » qui ne relèvent pas de la guerre mais de la traque et de la chasse. »
Intégrée dans un système de surveillance global, pareille théorie est de nature à s’exercer sur tout individu, quelle que soit la société à laquelle il appartient…
Outre la mort de personnes sans liens avec des activités terroristes, dont un nombre significatif de femmes et d’enfants, ces frappes créent dans les territoires surveillés en permanence par les drones, un climat psychologique de terreur qui traumatise la population, affecte profondément la vie en société et alimente des sentiments de colère et de ressentiment contre les Etats-Unis dont les filières djihadistes sont les premiers à tirer profit…
« Les drones tournent vingt-quatre heures par jour au-dessus des communautés dans le nord-est du Pakistan, frappant sans semonce maisons, véhicules et espaces publics (…) La pratique américaine de frapper plusieurs fois la même zone, et la preuve qu’elle a tué des sauveteurs, rend les membres de la communauté, tout autant que les travailleurs humanitaires, effrayés ou peux désireux de venir en aide aux victimes blessées (…) Les drones pétrifient. Ils produisent une terreur de masse, infligée à des populations entières (…) l’effet de surveillance létale permanente : un enfermement psychique, dont le périmètre n’est plus défini par des grilles, des barrières ou des murs, mais par les cercles invisibles que tracent au-dessus des têtes les tournoiements sans fin de miradors volants. (Grégoire Chamayou, « Théorie du drone », 2013)
Tuer, détruire mais sans rien risquer pour soi (…) De l’ancien idéal chevaleresque que la technologie de la guerre a fait disparaître, il ne reste désormais plus rien.
Des dizaines de milliers d’heures sont ainsi quotidiennement consacrées à l’activité fastidieuse, et à vrai dire impossible, d’analyser des millions d’images vidéo qui conduisent non seulement à une sorte de sinistre fatigue mais également à de tragiques erreurs. Nombre de pilotes qui se plaignent de l’ennui des longues heures de surveillance en viennent à espérer que les individus qu’ils observent soient de réels insurgés et qu’une action ait enfin lieu.
Que la situation dans laquelle se trouve le pilote de drone rappelle, à bien des égards, celle mise en place par Stanley Milgram pour expliquer les facteurs « situationnels » de la destructivité humaine, tout lecteur familier de la Soumission à l’autorité aura fait le lien. Sous bien des aspects, le pilote de drone qui clique sur une touche rappelle le « sujet » qui, dans cette expérience célèbre, n’avait qu’à actionner une manette pour envoyer des décharges électriques d’une intensité maximale à un « élève » placé dans une pièce adjacente.
(…) les méthodes d’exécution ciblées par les drones sont conduites en violation de la loi internationale. Ni l’argument de la légitime défense ni celui de la nécessaire défense ne peuvent être invoqués…
(…) emportés dans la spirale de progrès technologiques qui n’en sont qu’à leur début - robotisation, miniaturisation progressive (engins indétectables, bientôt de la taille d’une mouche) et utilisation à des fins de surveillance et de profilage, potentiellement illimitée -, les drones constituent des menaces pour nos sociétés dont nous ne pouvons ignorer la gravité alors même que nul n’est consulté sur la question de savoir si le développement de méthodes aussi intrusives est souhaitable et acceptable.
Aussi la question de ce constitue l’identité est-elle de celles qui viennent toujours trop tard.
Le seul fait de la poser est le symptôme qu’on ne sait plus ce qu’elle est .
Ce qui est nouveau, dans le néo fondamentalisme contemporain, c’est la conjugaison d’un retour à l’orthodoxie la plus conservatrice avec l’ appel à un engagement individuel à la foi qui présuppose une indépendance à l’égard de la communauté d’origine et remet radicalement en cause l’autorité et la fonction des institutions traditionnelles.
« Le néo fondamentalisme (…) définit un musulman abstrait, dont la pratique serait la même quel que soit l’environnement culturel et social. En ce sens , le néofondamentalisme est explicitement un agent de la déculturation… » (Olivier Roy, « L’islamisme mondialisé », 2002)
Paradoxalement le néofondamentalisme, aussi archaïque paraisse-t-il, participe de ce grand mouvement de « déculturation » propre à l’occidentalisation du monde.
« Le nouveau communautarisme se construit sur l’individualisme, c’est-à-dire à partir de l’adhesion individuelle, par le retour à la pratique religieuse stricte, celle du code. » (Olivier Roy)
« Il se pose en rupture avec la tradition, il conteste les autorités instituées, il s’affirme dans son individualité croyante. » (Marcel Gauchet)
De fait, malgré les préjugés dominants, il existe, rappelle Raphaël Liogier, « des aspects hypermodernes du voile intégral » lorsqu’il est porté par choix volontaire : « La décision pour les jeunes femmes de porter ce vêtement y apparaît très réfléchie, acte fort d’une reconversion à l’islam réimaginé et déconnecté de son histoire traditionnelle. Ces jeunes femmes entendent « se retrouver », « se rapprocher de Dieu », mais surtout d’elles-mêmes ». Non seulement le voile ne leur est pas imposé, mais elles doivent en général lutter contre leur entourage pour le porter. »
Olivier Roy note généralement que le port volontaire du voile « est réappropriation et affirmation de soi, et non plus signe de conformisme social. »
Le soutien apporté par les Etats-Unis et l’Europe à la politique répressive menée par le pouvoir militaire contre le Front islamique du salut (FIS) en Algérie, pourtant victorieux des élections en juin 1990 et en décembre 1991, constitue une erreur funeste. Qu’est-il résulté ? Dix ans de violences extrêmes et des milliers de victimes au sein de la population prise entre l’enclume d’un régime autoritaire et la férocité du Groupe islamique armé (GIA).
La première de ces conséquences est la relégation du principe démocratique de gouvernement selon lequel une politique publique qui relève de l’intérêt de la nation tout entière (et non pas de l’intérêt supérieur de l’Etat) doit, à un moment donné, être soumise au débat public, serait-ce pour en évaluer les effets. La seconde, plus insidieuse, est la victoire secrète des djihadistes, dès lors que l’autodestruction des institutions démocratiques est, bien plus que l’assasinat de « mécréants », très exactement le but visé. Oussama Ben Laden s’en était clairement expliqué à un journaliste d’Al-Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Je vous le dis, la liberté et les droits de l’homme en Amérique sont condamnés. Le gouvernement des Etats-unis entraînera le peuple américain - et l’Occident en général - dans un enfer insupportable et une vie étouffante. »
Il fera désormais corps avec une communauté imaginaire à laquelle un voyage initiatique en terre d’Islam ou la simple fréquentation de sites sur internet lui donne la certitude de désormais appartenir. Mais seule la mort dira la vérité de ce geste.
Être seulement une ombre qui passe, à laquelle personne ne fait attention et qui ne laisse pas de traces : dans une société où il s’agit non pas tant d’être que d’être remarqué, il n’est pas d’insulte plus implacable que l’indifférence.
« Le jeune victimisé, explique Farhad Khosrokhavar, est avant tout quelqu’un qui croit avoir épuisé toutes les voies pour sortir de l’insignifiance sociale. Désormais, ce n’est pas la réussite dans la société qui le mobilise, mais la reconnaissance universelle de sa guerre avec elle (…) Devenu djihadiste, s’il commet un acte « éclatant », il accèdera du jour au lendemain au statut envié d’une star de réputation internationale. Peu importe qu’il soit décrit en termes négatifs, considéré comme un fanatique, qu’on le haïsse - il sera sortir de l’insignifiance - célèbre ! ».
Pareille promotion narcissique de soi est sans doute absente chez djihadistes dans le monde musulman, mais il y a lieu de croire qu’elle tient une place prépondérante dans le passage à l’acte chez les jeunes radicalisés en Europe, et en France particulièrement.
(…) le président Obama déclara, au lendemain de son élection en 2009, que son intention était « d’aller de l’avant, non de regarder en arrière » (to look forward not backwards). Non seulement la politique menée par l’administration Bush au nom de « la guerre contre la terreur » ne fit l’objet d’aucune condamnation officielle, moins encore de poursuites judiciaires, mais elle fut poursuivie selon la même logique d’autorisations secrètes et d’impunité hautement discutable. Le débat aurait affaibli les Etats-Unis, comme il nous affaiblirait si d’aventure nous étions disposés à le mener. Point final.
Au musulman traître à la foi sera réservée la décapitation, quant à l’ennemi, réduit à l’état bestial, il sera égorgé en victime expiatoire, à l’instar du mouton offert à l’Aïd-al-Kebir.
« Quand la NSA veut cibler spécifiquement un ressortissant américain, il lui suffit d’obtenir un mandat individuel. Aucune autorisation spéciale de ce type n’est requise pour lui permettre d’obtenir les données de communications de non-Américains sur le sol de pays étrangers »…
(Glenn Greenwald)
Selon les documents livrés par Edward Snowden, le programme de surveillance électronique PRISM utilise des « portes d’entrée cachées » dans les logiciels fabriqués par les principales sociétés informatiques américaines, tels Apple, Google, Facebook, Skype ou Youtube - ce qu’elles ont toujours nié - leur permettant d’accéder à leurs services.
Ainsi, les agences sont désormais en mesure de disposer de la quasi-totalité des informations, des données ou métadonnées de toute personne ou institution - tels le Conseil européen, l’ONU ou encore le ministère français des Affaires étrangères, la France étant le pays européen le plus surveillé…
Les pièces Snowden attestaient une évidence rapportée sous forme de tableau statistique : plus de 80% de cette surveillance de masse est consacrée à d’autres objectifs que la lute antiterroriste.
Le site d’investigation The Intercept, relayé par le journal Libération, révélait, jeudi 19 février 2015, toujours d’après les documents transmis par le lanceur d’alerte, qui la NSA et son équivalent britannique, le GCHQ (Government Communications Headquarters), se sont introduits dans les cartes SIM fabriquées par le leader mondial français Gemalto - plus de 2 milliards par an de puces électroniques, livrées à 450 opérateurs - leur permettant de dérober les clés de sécurisation et ainsi de déchiffrer la totalité des communications mobiles (voix, SMS et connexions Internet) d’un utilisateur donné.
« La démocratie a-t-elle passé avec succès le test auquel elle a été soumise après les attentats de 2001 ? », demandait Mohamedou Ould Slahi du fond de sa cellule de Guantanamo…
N’y aurait-il pas eu meilleur usage à faire des quatre trillions de dollars dépensés dans la guerre contre le terrorisme pour favoriser le développement économique de ces pays, financer des politiques publiques visant à une plus grande justice sociale, à un meilleur accès à l‘éducation ou à un système de santé efficace, tout en assortissant ces aides de conditions d’un plus grand respect, de la part de ces Etats, des droits humains fondamentaux ?
Nos enfants et les générations futures nous demanderont des comptes si, dans un avenir qui n’a plus rien de lointain, les dynamiques déjà à l’œuvre conduisent à un monde de conflits généralisés et de surveillance globale qu’en réalité nul ne désire mais que notre passivité et notre complaisance auront contribué à laisser advenir. Le terrorisme islamiste est en réalité un test de résistance des démocraties…
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