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mercredi 9 mars 2016

"La prière au cœur de la vie" de Pierre-Yves Emery (1971)

Toute la question est de savoir ce qui motive et dirige la critique. Car si la critique est sans admiration, si elle procède non de l’émerveillement mais de soupçons, elle se dénature : elle n’est plus attention, mais corrosion, elle n’est plus désir de mieux comprendre, mais effort subreptice pour se défendre. Elle n’est plus qu’une forme de la propre justice, amère et dérisoire consolation de celui qui se livre ou délire de la persécution, s’emmure en lui-même et meurt peu à peu. 

Rien d’important dans notre vie ne s’opère sans une passion réfléchie et concentrée dans une persévérance, une maîtrise, des habitudes…

(…) la prière (…) comme une recentration de notre personne et de son agir sur son Image. 

« Nous ne regardons pas réellement les choses si nous n’en regardons pas la cause qui est Dieu »  (Paul Claudel, « Toi, qui es-tu ? »)

La prière ne consiste pas à essayer d’intéresser Dieu à la vie et à l’histoire des hommes ; il s’y intéressait bien avant nous !
Elle consiste au contraire, en liaison avec notre agir, à rejoindre Dieu dans les événements, et à essayer de voir ceux-ci dans le sens qu’ils ont pour Dieu, et avec le regard que lui d’abord porte sur eux. 

Nous comprendrons plutôt l’agir terrestre comme le corps de la prière, et nous entendrons qu’il donne à celle-ci un poids, une réalité, une densité humaine sans lesquels elle ne serait pas authentique (…) la prière a besoin d’être comme incorporée à ce que nous sommes et à ce que nous faisons, pour être notre prière : une prière d’hommes et de femmes, et non une prière d’anges… qui font la bête.

Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur… » qui entreront dans le Royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (Mat. 7. 21). Détachée d’une obéissance concrète, la prière ne serait plus que des mots, du vent. Prier, c’est répondre à la Parole de Dieu. Mais recevoir cette Parole, c’est la mettre en pratique, comme ne cesse de le répéter le Nouveau Testament. 

…notre approche de la lumière dépend de la mise en pratique de la vérité que nous avons déjà reçue de cette lumière-

« On ne peut jamais penser à Dieu et parler de lui en vérité qu’en lui répondant, c’est-à-dire en utilisant ouvertement ou secrètement, explicitement ou implicitement la deuxième personne du singulier » 
(Karl Barth, « Introduction à la théologie évangélique »).

Une fois entrevu qui est Dieu […], une fois entrevu qu’il se nomme Amour et qu’il est pur amour, on ne peut que l’aimer pour lui-même. Et cet amour apparaît comme le sens même et la chance de notre vie. 

Et comment puis-je espérer aimer véritablement mon prochain […] ? En découvrant qu’il est quelqu’un d’irremplaçable au cœur de Dieu, que Dieu l’aime infiniment, et que moi-même je ne peux que participer à cet amour de Dieu pour lui. 

Mis à part les actes de routine dans notre vie, nous savons bien ce qui doit se passer en nous au moment d’entreprendre quelque chose qui ne va pas directement dans le sens de notre paresse ou de notre gout invétéré pour nous-même. Il faut alors une certaine mobilisation d’énergie, un tant soit peu de courage, un geste décidé, un arrachement à la passivité, une manière de couper court avec l’être qui en nous baille, s’étire et murmure : à quoi bon, une façon de trancher dans le vif à l’égard de tout ce qu’évidemment nous pourrions faire d’autre à cet instant. 

Il nous faut des moments pour ce que nous appellerons l’oraison […]. Un temps libre, assez long (une demie heure, une heure) dégagé de la bousculade, et qui nous laisse le risque, le cas échéant, de nous ennuyer ; un temps qui soit vraiment vide si Dieu ne le remplit, et qu’on ne se dépêchera pas de combler soi-même ou de fuir bientôt sous n’importe quel prétexte ; un temps où notre prière puisse aller, pour ainsi dire, jusqu'au bout d’elle-même ; un temps qui n’aura qu’un sens ; exprimer notre soif de Dieu, et d’abord laisser cette soif se creuser en nous et apparaître comme ce qui nous constitue le plus radicalement.
[…] Et il serait naïf ou peu honnête de nier que la durée entre pour quelque chose dans notre attention à Dieu, dans la générosité et non la ladrerie que veut exprimer notre prière, dans le mouvement par lequel notre personne cherche à se rassembler. 

… l’oraison tend par tâtonnements maladroits, à ce « regard libre, pénétrant, immobile » par quoi Hugues de Saint-Victor définit la contemplation. Elle se désire attention silencieuse à Dieu, à sa volonté, à sa présence en nous et dans le monde. Ce qui ne veut pas dire qu’elle rejette mots et pensées, mais elle les enrobe de silence, les médite et tend à s’appuyer sur quelques mots seulement, sur un seul thème.

Le point de départ sera dès lors de se souvenir de Dieu, de se rappeler à qui on répond, qui on cherche. Dieu tel qu’il se révèle dans sa Parole et son Esprit, et tel qu’il a manifesté sa présence dans l’histoire de son peuple et dans le cours de notre vie. Il s’agit de se souvenir de ses merveilles d’autrefois (Ps. 77. 12) pour entrer alors dans son présent et s’ouvrir à son avenir.

…repos, attente, où l’on cherche moins à faire qu’à laisser le Christ entrer, lui qui frappe et attend à la porte (Apocalypse 3.20), et à le laisser allumer le feu. De ce feu, le bois, sous forme de souvenirs, de soucis, de préoccupations, est la présence en nous de nos engagements d’hommes et de chrétiens. Et la flamme, c’est l’amour du Christ. L’oraison n’est pas fuite de la vie concrète, elle est sa mise à feu, si l’on ose dire. L’oraison n’est pas non plus un effort pour faire le vide en soi, comme on le dit quelquefois, ou pour s’abstraite du quotidien. Elle implique bien entendu un certain recul et le désir ferme de calmer les bruits intérieurs. Mais son mouvement ne consiste pas à chasser les pensées, il consiste à les mettre en place à les rassembler, et à les offrir au feu du Christ. 

Recevoir et offrir. Ces deux verbes, qui paraissent s’opposer dans l’expérience de la vie courante, se rejoignent et s’unifient devant Dieu. L’oraison n’est pas une exaltation de nous-mêmes. Au contraire la présence de Dieu nous y fait prendre conscience de notre pauvreté radicale, de notre essentielle dépendance : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Corinthiens, 4.7)

L’émerveillement seul saisit quelque chose. Notre risque constant, c’est d’objectiver et d’enfermer Dieu dans des idées, d’en faire une simple projection de nos désirs ou de le confondre avec ce que les psychologues appellent le surmoi.

Jésus Christ […] est d’abord l’homme pour Dieu et Dieu pour l’homme.

…par le Christ nous avons dans l’Esprit accès auprès du Père (Éphésiens,2.48)

…par pure grâce, et dans l’Esprit Saint, l’oraison est une capacité d’admiration, un sursaut d’étonnement, autrement dit une manière de sortir de soi. Sortir de soi : c’est la caractéristique même d’une prière chrétienne, qui veut seulement entrer dans la volonté de Dieu et, humblement avec Jésus, faire de cette volonté sa nourriture (Jean, 4.34). Cette dernière expression est très forte : elle signifie une assimilation telle que la volonté de Dieu devienne nôtre… Sortir de soi, c’est tout simplement aimer vraiment. 

Connaître Dieu c’est se connaître aimé de lui, avec toute la mobilisation de notre être que cela suppose.

C’est dans la sanctification de nos moyens humains de connaissance, intelligence, mémoire, volonté, imagination, sens critique, lyrisme, etc. engagés dans l’amour et transfigurés par le Saint Esprit, que nous découvrons Dieu dans son amour en nous. Dieu, pourrait-on dire, n’est pas devant notre regard mais au fond de notre regard. 

Et si notre amour pour Dieu ne met pas en jeu notre sensibilité, il demeure abstrait, impersonnel : nous n’y sommes pas engagés. De même si notre amour pour une personne humaine, non seulement dans l’amitié mais aussi dans le mariage, n’a pas une dimension spirituelle, n’est pas façonnée et guidé par une foi au moins humaine, il devient simplement une convoitise dégradée et dégradante.

Ramener Dieu à notre mesure et diviniser sous forme d’idole la personne humaine aimée : voilà la tendance constante et contradictoire de notre affectivité. 

Ressentie comme une limite qui marque toute amitié, toute communion humaine, cette solitude est douloureuse, elle peut faire peur. La tentation alors serait de la fuir et de l’oublier dans le bruit et l’agitation […] c’est se manquer soi-même et c’est chercher avec les autres non plus une communion, mais un agglutinement. Car la communion entre personne consiste justement à accepter et respecter cette limite, cet « ailleurs » de chaque personne.
Or il se trouve que cet « ailleurs » est précisément un lieu privilégié où Dieu nous attend.

« Le jour où nous comprenons que cette faille incurable entre les autres et nous est le lieu de ce qui nous fait, à travers tous les amours, toutes les influences, tous les rôdages, le nous-mêmes que nous sommes, quand nous comprenons que c’est en ce même lieu que Dieu nous parle en nous appelant par notre nom, nous avons opéré le grand retournement qui fait de la solitude mauvaise la solitude bénie. »
(Madeleine Delbrêl, « Le silence de la ville »)

… l’essentiel de la prière, et le critère de son existence, résident dans l‘orientation délibérée de notre volonté vers Dieu.
…ce qui compte dans l’oraison ce sont bien moins ces instants de lumière et ses expériences de joie que sa fidélité et sa continuité patiente.

Nous aimerions bien que cette providence soit une sorte de mécanique au niveau des choses, mais nous la découvrons comme une communion : une présence de Dieu à notre personne.

… désirer et demander qu’à travers le tissus des lois et l’enchaînement des causes se réalise la volonté de Dieu qui est celle de son amour.

Car on ne prie pas pour des choses, on prie pour des personnes, mais en croyant que la vie matérielle de ces personnes, et leur relation aux choses et aux événements, ne demeurent pas étrangères à la communion d’amour que Dieu crée entre elles et lui. Et l’on demande que « toutes choses concourent au bien » (Rom. 8,28) de ceux pour qui l’on prie, sans pour autant savoir précisément si ce bien se réalisera objectivement ou subjectivement, extérieurement et directement, ou indirectement, dans la manière dont la personne vivra l’évènement.

Comme l’a dit Mgr Antoine Bloom, l’intercession ne consiste pas à « rappeler poliment à Dieu ce qu’il a oublié de faire. Elle consiste à faire un pas qui nous porte au cœur des situations tragiques », elle nous rend solidaires du Christ incarné, de Dieu tourné vers l’homme. Faire sien, dans la prière, le désir de Dieu, c’est se tenir prêt à devenir coopérateur de Dieu dans l’action.

Le miracle n’est pas seulement dans l’extraordinaire, il est aussi et plus largement dans tout ce qui nous arrive de bon à travers le cours habituel des choses. Il ne va pas de soi que nous existions et que Dieu nous aime. La prière de demande exprime avec simplicité cette attitude d’étonnement admiratif, d’humble reconnaissance et d’amour qui peut seule répondre à la générosité de Dieu.

… le projet de Dieu inclut sérieusement notre participation, son besoin de création et de salut prend la forme d’une authentique coopération […] Dieu improvise à l’intérieur de son projet et en invente les nouvelles étapes avec nous, selon la disponibilité ou les résistances que nous manifestons.

« Quand tu pries, tu ne pries pas pour changer ce que Dieu a décidé, mais pour obtenir ce qu’il souhaite accomplir par tes prières. »
(Karl Barth, « Dogmatique II »). 

Si l’on préfère depuis quelques temps, dans le langage chrétien, parler ainsi de « projet » plutôt que du « plan du salut », c’est précisément pour ne pas imposer l’idée d’un déterminisme divin, projection sur Dieu de la rigueur des processus que la science découvre dans les phénomènes matériels.

… le pas est vite franchi de la lutte insistante à la prière comme moyen de pression ou comme acte magique. Si facilement nous prétendons satelliser Dieu par rapport à un autre qui est nous-même. […] La foi est en même temps longue persévérance et confiance qui ne revient pas en arrière. A trop s’enliser dans l’insistance notre prière ne s’adresserait plus au vrai Dieu. A trop vite et trop facilement faire confiance notre prière ne nous exprimerait plus vraiment.
Il y a donc deux mouvements, inverses et complémentaires […]. Dans l’un de ces mouvements la prière va en quelque sorte de nous à Dieu. Elle est suscitée concrètement par un besoin précis, elle surgit d’un souci particulier […]. Elle doit alors – et ce sera sa persévérance – se centrer peu à peu sur Dieu, et rejoindre l’attente de Dieu à notre égard.

… n’est-ce pas la peur même, ou l’angoisse, ou la peine, que la prière transforme en confiance ? Cela rejoindrait les exhortations évangéliques concernant les soucis : il  ne dépend pas de nous d’en avoir ou non, mais bien de les transformer, sans cesse  à nouveau, en prière, et donc en confiance, parce qu’un lien de s’y cramponner (serait-ce que, mine de rien, on y tienne ?) on les aura remis à Dieu, jetés en Dieu.

… nous voudrions objectiver l’exaucement de nos prières, le tenir comme une chose, le voir en lui-même ; mais le plus souvent il ne se laisse pas isoler de notre foi, de notre subjectivité croyante. Peut-être d’ailleurs que la puissance de l’amour, en Jésus, interviendra aussi à l’extérieur de nous-mêmes, dans les événements, pour les apaiser. Mais, quoi qu’il en soit, nous sommes devenus tout autres, combien plus calmes, plus forts, plus lucides, pour affronter la crise, tirer parti si possible des événements, et diriger notre barque, avec cette certitude que Jésus y est présent.

Puisse la crainte de l’amour c’est-à-dire la ferveur, ne pas oublier tout à fait qu’elle est une conversion de la peur ! Puisse l’étonnement demeurer présent à notre louange, comme une note dont elle a besoin !

… « l’expérience m’a cent fois prouvé que si je ne suis pas disponible à l’oraison, je ne sais pas m’engager vraiment dans les gestes de la liturgie, dans le chant, dans l’écoute de la Parole. Je ne sais pas m’y engager et je n’ai pas grand chose à y engager ».  (Une moniale) 

La prière commune donne un élan et une certaine objectivité à l’oraison, la garde de trop se rétrécir aux limites de la personne. Et l’oraison préserve la liturgie d’être vécue dans une objectivité dépersonnalisante. C’est elle seule qui peut revenir et s’attarder aux mots de la liturgie, se glisser en eux, la laisser résonner dans le silence. C’est l’oraison qui permet de se préparer à entrer dans le mouvement de la liturgie.

« Je comprends que l’ancien monachisme ait fait grand cas du don des larmes et de ce serrement du cœur qui n’est pas une mauvaise tristesse. Dieu, c’est toujours trop »                    (Une moniale)

Une prédication trop assujettie au vocabulaire de l’Ecriture ne fait que répéter celle-ci : c’est une mauvaise prédication, qui faillit à sa tâche d’actualiser la Parole de Dieu. Au contraire, la liturgie n’a pas pour fonction essentielle d’actualiser le langage biblique. C’est elle qui doit nous maintenir dans sa familiarité.

Il ne faut pas confondre l’habitude, qui est une manière de se posséder à travers un exercice répété, et la routine qui est le pourrissement de l’habitude.

S’il est bon, juste, « logique », que les époux ne vivent pas cette prière seulement chacun de leur coté, ce n’est  pas en fin de compte parce que leur amour conjugal lui-même leur apparaît comme une grâce de Dieu ?

… il semble que spontanément beaucoup de foyers envisagent leur prière de couple non par sur le type de prière communautaire, mais sur le type de prière où l’on est seul à seul avec Dieu. Or ce type de prière a ceci de caractéristique qu’il ne s’exprime pas en des phrases construites, ni dans des enchainements relativement logiques, et qu’il demeure largement incommunicable […]. On comprendrait alors qu’en voulant transposer ce type très personnel de prière  dans des mots et des phrases que beaucoup de foyer se sentent gênés : gênés par une impression d’artifice, un sentiment de devoir organiser un discours que l’autre écoute…

Des foyers ont trouvé leur chemin simplement en s’accordant sur les thèmes de  leur prière « prions pour… » […] et on laissera des silences où chacun peut exprimer la prière en son for intérieur.

… les obstacles psychologiques et spirituels s’estompent quand on décide d’un commun accord de prier régulièrement, sans attendre chaque jour qu’un même désir irrépressible s’empare soudain et au même moment des deux conjoints […] prévoir qu’il y aura certainement des exceptions indépendantes de la volonté du foyer, et qu’à ce titre elles ne seront pas un démenti à la décision prise.

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