« (…) elle ne voulait pas qu’on dise du mal du diable, puisque
n’ayant jamais aimé, il était déjà assez malheureux. » Charles Joseph
de Ligne
« En quelque état que nous soyons, la force de vaincre doit nous
venir de Dieu. »
« Le véritable détachement ne consiste pas, selon moi, à
s’éloigner des corps ; il consiste à s’unir de toute son âme à
Jésus-Christ, notre souverain et notre Maître. Comme alors on trouve tout en
lui, on oublie tout le reste. »
Elle savait donc qu’un
détachement violent, qui cherche à se réaliser dans le monde, est nécessaire
pour préparer au renoncement véritable, qui est assez affermi pour se passer
d’une expression matérielle. Celui qui est détaché des richesses de ce monde
peut, sans se lier, habiter un palais et vivre dans le luxe ; et il en
sera d’autant plus pur, si étant roi ou grand seigneur, par exemple, il accepte
son sort avec humilité, comme le fit Marc-Aurèle ; car les sages et les
religions s’accordent à reconnaître la difficulté, et donc le mérite, qu’il y a
à poursuivre, malgré les biens de ce monde, la voie de la sainteté.
Teresa Sanchez de Ahumada y
Cepeda, eut sous les yeux, pendant les quarante première années de sa vie,
Avila, une cité forte construite à la façon des nombreux castillos qui donnèrent son nom à la Castille.
… son mot d’ordre : Ir adelante ! (Aller de
l’avant !)
Thérèse ne supportait pas que les
œuvres religieuses soient laides, ou niaises. Elle aimait la beauté et voulait
que tout soit beau.
… elle jouait aux échec – son jeu
de prédilection, dont elle enseigna les règles à ses « filles », et
dont elle deviendrait, des siècles plus tard, la sainte patronne.
C’est que la vie monastique est
devenu un enjeu politique en ce début de XVIè siècle. Il convient, en Espagne
plus que dans un aucun autre royaume chrétien, de démontrer la force vertueuse
du catholicisme aux populations espagnoles que l’islam a
« contaminées »…
Charles Quint, qui a été élevé en
Flandres a introduit dans ce lointain royaume espagnol tout le luxe et les
fastes de la cour de Bourgogne (…) Tant de morgue aux visages des Flamands. Si
condescendants (ils appellent les Espagnols nuestros
Indios, « nos sauvages ») qu’on inventera un terme pour dire
cette raideur, ce mouvement du menton, cette hauteur dédaigneuse du
geste : flamenco - et bientôt
une danse.
… le père de Thérèse était le
fils d’un juif faussement converti de Tolède (…) Dans l’Espagne de Thérèse, il
y avait deux types de conversos :
les convertis de confession juive, que le peuple appelait les « marranes », littéralement
les « porcs », et les convertis de confession musulmane, les « morisques ». Les marranes
étaient restés en Espagne après l’obligation faite aux juifs, le 31 mars 1492,
de se convertir au catholicisme, ou de partir en abandonnant tout leurs biens.
S’ils voulaient rester fidèles à leur confession, ils devaient fuit vers le
Maghreb ou les pays d’Europe du Nord, ou mourir (…) « Sépharades »
signifie « Espagnols » (…) la tolérance religieuse qui avait régné
pendant une bonne partie du Moyen Age devait presque tout à la volonté des
souverains des califes et des nobles, pour des raisons d’intérêt pratique et
économique. Le peuple, lui, avait toujours été exclusif, non pas sur des
questions de races (…) mais sur des questions de confession.
(…) le culte ardent de saint
Jacques Matamore, le « tueur de Maures » qui avait surgi sur son
cheval blanc au milieu de la bataille de Clavijo (…) En 939, le roi Ramiro II
avait fait de saint Jacques Matamore le patron de l’Espagne.
« L’histoire hispanique, du moins dans l’essentiel, est l’histoire
d’une croyance et d’une sensibilité religieuse. » (Americo Castro).
Enfin les souverains réclament au pape la mise en place de l’Inquisition,
chargée de surveiller les nouveaux chrétiens, puis le privilège d’en nommer les
juges. Le 1er novembre 1478, le pape Sixte IV cède à leur pression.
Après l’affront subi et la
mordante humiliation qu’il a dû supporter pour sauver sa vie et celle de sa
famille, Juna Sànchez n’a plus d’autre alternative que de quitter la ville
impériale. C’est ainsi qu’il déménage à Avila en 1493…
Elle qui a « l’état religieux en la plus extrême aversion » se laisse absorber par la
discipline du couvent. Après la fièvre des ses incartades, elle goûte la douceur
que prodigue une bonne conscience.
Les caisses du Vatican sont vides
et il faut reconstruire la basilique Saint-Pierre de Rome (…) elle invente les
indulgences (…) ces prières pour les âmes du purgatoire, et le purgatoire
lui-même que Martin Luther attaquera avec virulence, et dont il réfutera tout
fondement dogmatique.
Chez son père, Thérèse étudie de
plus en plus sérieusement l’hypothèse du couvent. Elle ne trouve rien dans ses
livres qui provoque le déclic que lui a décrit son amie, rien de cette révélation
subite dont fait état beaucoup de saintes dans les hagiographies qu’elle
continue de dévorer.
Jusque-là, même lorsqu’elles
étaient élevées dan les familles de letrados,
et sauf dans les familles royales, les femmes n’étudiaient ni ne pratiquaient
le latin. Thérèse, qui était dans ce cas, sera profondément attristée, atteinte par la mise à l’index de tous
les livres en castillan que prononcera, à Tolède, en 1559, le Tribunal du
Saint-Office…
« Pour autant qu’une femme accepte de concevoir et de procréer,
elle est aussi différente de l’homme que le corps l’est de l’âme. Mais qu’elle
serve le Christ plus que le monde, alors elle cessera d’être une femme et sera
appelée un homme. » (Saint Jérôme)
Thérèse fugue (…) Sans
autorisation paternelle, elle entre au couvent des carmélites de l’Incarnation.
Elle n’a pas trouvé sa place au
monastère, ni son rythme, et encore moins Dieu.
Il y a pire : elle n‘arrive
pas à prier. Elle ne parvient pas à la concentration nécessaire pour entrer en
état d’oraison, ni à s’émouvoir sincèrement du sort que ses contemporains ont
réservé à Jésus. Comme la vie des indigents, la contemplation des horreurs de
la Passion la laisse froide.
Elle dépérit tant que son père
décide de la faire sortir du couvent pour tenter une cure drastique, chez une
guérisseuse qu’on dit miraculeuse.
Son oncle lui fait un cadeau
inépuisable (…) : le Troisième
abécédaire spirituel, de Francisco de Osuna (…) Osuna pose la condition
nécessaire à ce recueillement intérieur : la joie (…) Thérèse a enfin
entre les mains le guide spirituel qui lui manquait, elle qui ne parvenait ni à
se recueillir ni à prier sans que mille idées futiles parasitent son esprit. « Tout notre avancement spirituel
dépend donc de la disposition et de l’apprêt de notre volonté, et cette bonne
volonté est la mesure des grâces que nous accorde le Seigneur. » (…)
Ce franciscain qui a introduit en Castille la spiritualité du Poverello lui offre la perspective d’une
pratique intériorisée du christianisme, surgie d’une expérience personnelle de
la grâce.
Les médecins locaux
diagnostiquent une tuberculose. Quelques semaines plus tard, elle perd si
profondément connaissance qu’on la dit morte. Quand elle sort du coma, elle est
paralysée des quatre membres – elle le restera pendant trois ans.
Quant aux traitements de la
guérisseuse, ils lui laisseront des séquelles à vie. De ce jour, Thérèse ne
cessera plus de vomir, et bientôt du sang, de tomber en syncope, et de se
plaindre de cette morsure au cœur qui, souvent, lui coupera le souffle, et
terrorisera son entourage.
Pour composer une vie du Christ
édifiante, Ludolphe le Chartreux (…) a fondu les quatre Evangiles en un seul
qu’il a ponctué de prières, de descriptions fleuries et assorti des
commentaires les plus pénétrants des Pères de l’Eglise (…) L’ouvrage connaît un
immense succès (…) Pour parvenir à la contemplation à laquelle il invite ses
lecteurs, Ludolphe le Chartreux propose au lecteur d’y parvenir par
l’imagination. Il faut qu’il sente les cailloux sous les sandales de la Vierge
Marie quand elle va rendre visite à sa cousine Elisabeth (…) Il faut qu’il
souffre avec Jésus des coups de fouet reçus sur la via crucis, qu’il voie la chair qui éclate, le sang qui jaillit,
qu’il laisse son estomac se révulser au fiel de l’éponge.
Enfin, au terme de trois ans de
cette maladie, Thérèse décide d’en appeler à saint Joseph et de lui demander sa
guérison. Elle l’obtient.
Beaucoup de religieuses qui ont
pris le voile l’ont fait pour des raisons sociales. Petites dernières de
famille en surnombre de filles, elles ont été envoyées au couvent qui réclame
des dots bien moindres que les maris. Elles s’y installent dans des cellules
qui ressemblent davantage à de petits appartements qu’à des retraites monacales
(…) Le religieuses gardent leur titre et, au couvent, on respecte les ordres de
préséance. Souvent, elles font suivre leurs servantes. Et se mêlent à elles des
pensionnaires séculières. Thérèse elle-même fera venir sa petite sœur Juana, et
elle veillera à son éducation jusqu’à ce que, dix ans plus tard, Juana se marie
(…) Les monastères mitigés, où la règle stricte n’est pas appliquée, sont
prisés par les jeunes hommes qui viennent là au prétexte de verser ces aumônes
si nécessaires pour la vie quotidienne du couvent. Alors, ils s’installent au
parloir et jettent leur dévolu sur l’une des moniales (…) Thérèse sait qu’elle
s’écarte de Dieu, mais elle ne résiste pas aux frissons amoureux, au charme
vénéneux d’une transgression platonique. Chaque soir, en quittant son ami, elle
se jure de ne plus le revoir. Chaque matin, au réveil, elle n’attend que lui.
Elle ment à son père qui s’étonne de sa désaffection, et qu’elle ait cessé de
prier.
Au chevet de son père, Thérèse a
pris la résolution de s’amender et de ne se consacrer qu’à Dieu. Mais de retour
au monastère, elle ne s’amende pas.
« Sainte Thérèse d’Avila, c’est Chimène au Carmel. Elle est grande
dame : elle tient salon. Elle est bavarde, brillante, subtile, recherchée,
précieuse même. » (André Suarès)
Quand elle prie, elle attend avec
impatience la fin de l’heure de ses oraisons, « plus attentive au son de l’horloge qu’à de pieuses
considérations. » Mais elle ne renonce pas à prier, pas plus qu’elle
ne parvient à renoncer à ses amitiés.
C’est dans cet état, mystique et
voluptueux, que (…) vingt ans de sa vie passent sur cette terre.
Plutôt qu’au parloir, elle se
réfugie désormais au jardin (…) « Dans
ces objets créés, je voyais les vestiges du Créateur (…) Ils me servaient de
livre. »
(…) Notre âme est un jardin dont
il convient d’arracher les mauvaises herbes pour planter les bonnes, et qu’il
faut arroser pour qu’elles vivent et réjouissent un jour le Seigneur de leur
parfum.
(…) le premier degré, dit
d’oraison de foi, où il s’agit de penser à Jésus au cours de promenades dans la
campagne, ou de contemplation de fleurs, d’oiseaux, de belles choses ; ce
premier degré requiert du temps, de la pratique, de la simplicité – et l’art de
ne pas confondre les ordres : le profane et le sacré ; les futilités
et les ennuis du quotidien, et Dieu.
(…) cette année 1554 est celle de
toutes les métamorphoses pour Thérèse (…) la vision des souffrances du Christ,
figurées par la statue, a opéré une conversion de tout son être, sans quoi rien
d’autre ne sera possible. Pour la première fois, elle a été touchée, profondément touchée par ce
paradigme de souffrance humaine qu’est le Christ en croix.
L’individualisme chronique des
Espagnols s’est rebellé contre un catholicisme trop dogmatique, et passionné
pour des tendances spirituelles et contemplatives que propose Érasme. On veut
plus d’intériorité, de recogimiento.
Mais en ce temps de grandes hérésies, l’Eglise ne peut permettre cette
fermentation spirituelle ni ces ébullitions théologiques (…) Il y aura (…) en
1588, la condamnation au bûcher de la monja
de Lisboa (nonne de Lisbonne), la dominicaine Maria de la Visitacion,
visionnaire et stigmatisée que les plus illustres théologiens et les princes
étaient allés visiter avec déférence ; ses licences sexuelles, ses
détournements d’argent et ses libertés blasphématoires avec le culte avaient
indigné les religieuses de son monastère qui s’en étaient plaintes.
« Je trouve l’idée d’un Dieu trop intéressante pour se contenter
de ce qu’en disent les théologiens, les Grands Inquisiteurs et les
philosophes. » (Claude Roy)
(…) depuis vingt ans, chaque
jour, son admirateur poussait la porte de l’Incarnation pour la retrouver, et
chaque jour, empressée de se livrer à son admiration, elle ressuscitait de ses
syncopes matinales. Mais c’est fait. Au terme d’une ultime tergiversation, le
Christ lui a ordonné de ne plus parler aux hommes, mais aux anges.
Elle ignore les tentations
sexuelles et lorsque les sœurs lui confessent qu’elles sont victimes de désirs
de la chair, sans s’offusquer le moins du monde, elle les adresse à d’autres
moniales qui pourraient les aider bien mieux qu’elle, « parce qu’elles connaissent ces états. »
Il est même cocasse de constater
que c’est dans la psychanalyse, - une discipline qui n’a aucun fondement
scientifique, qui est purement expérimentale - qu’on trouve des arguments pour
nier l’expérience mystique des extases de sainte Thérèse.
(…) le Cantique des cantiques,
dont Thérèse aime la lecture ? Elle en expérimentera pleinement le sens au
cours d’une extase : « J’eus
alors l’intelligence de ces paroles des Cantiques : « Que mon
Bien-Aimé entre dans son jardin et qu’il en goûte les fruits délicieux. »
« C’est cette faveur secrète que nul ne connaît s’il ne la reçoit
et que nul ne reçoit s’il ne la désire, et que nul ne désire si ce n’est celui
qui est enflammé jusqu’au fond des entrailles par le feu du Saint-Esprit que
Jésus-Christ a porté sur cette terre. »
(…) expérience dont la
psychanalyse ignore tout, mais qu’elle voudrait ramener à n’importe quel autre
phénomène connu d’elle, auquel elle la rapporte.
« Thérèse d’Avila n’est pas l’esclave de ses nerfs et de ses
hormones. Il faut plutôt admirer en elle l’intensité d’une foi qui pénètre au
plus intime de sa chair. Elle pose d’une manière toute intellectuelle le
dramatique problème du rapport entre l’individu et l’Être transcendant. Elle a
vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute spécification
sexuelle. » (Simone de Beauvoir, « Le Deuxième Sexe »)
« (…) les descriptions des grands mystiques pourraient en principe
pallier l’ignorance, mais ces descriptions déconcertent en raison même de leur
simplicité, elles n’offrent rien qui approche des symptômes des névropathes ».
(Georges Bataille)
« (…) la progression de l’âme ne se trouve pas en pensant
beaucoup, mais en aimant beaucoup »
Elle prend conscience que le
salut ne peut être que collectif. Elle doit aider les vivants à échapper à la
damnation. De là ses impétueux désirs d’être utile aux âmes.
(…) les moniales argentées se
font servir par une domesticité de miséreuses – les sœurs converses…
Il s’agit de la règle des
déchaussées : une vie entièrement consacrée à la prière, dans la clôture
définitive et totale dans le plus grand dénuement, jusqu’à l’absence de
chaussures et el port de sandales rudimentaires.
(…) le couvent de San José voit
enfin le jour (…) le 24 août 1562 (…) Mais ce qui était redouté à lieu :
les monastères voisins se scandalisent. La population se révolte (…) Thérèse
est rappelée vertement à l’ordre. Elle est sommée de regagner le couvent de
l’Incarnation et en n’en plus sortir. Comme toujours, elle obtempère. Là, les
moniales, dans une large majorité, réclament qu’elle soit jugée et jetée en
prison.
Thérèse sera catastrophée
lorsqu’elle apprendra, en 1566, de la bouche du francisain Alonso Maldonado de
retour des Indes, la réalité de la conquête : non pas une évangélisation
reçue avec gratitude, mais des brutalités meurtrières et, partant, l’honneur
perdu de l’Espagne et de l’Eglise dans les massacres perpétrés. Choquée, elle
se retirera dans un ermitage pour prier pendant des heures et des jours.
Copernic confronte les
contemporains de Thérèse à ce constat : le pouvoir n’est qu’une projection
de l’homme.
Prier et ir adelante (aller de l’avant – sa devise revient cent trente fois
dans son œuvre (…) « Ne croyons pas
que nous entrerons au Ciel avant d’être entrés dans notre âme (…) Là, dans ce
centre, Dieu continue à demeurer et à resplendir, même quand le péché a démoli
le reste du château. »
(…) Cette conception tout à fait
singulière lui attirera les foudres de l’Inquisition. Il s’agit d’une « erreur en philosophie, rêve et
fantaisie en théologie », décideront les juges. Quant à l’idée de Dieu
se tenant dans ce centre, on la taxera d’hérésie révoltante.
Elle a la folle volonté de
redonner à Dieu sa place – faire que sa conscience, son âme, si elle s’unit à
Dieu, redevienne le centre du monde – et y parvient (…) non pas avec un
« Je pense donc je suis », mais avec un « Je crois donc Il
est. » (…) Si elles ont chassé Dieu du centre de l’univers, aucune
réforme, aucune découverte scientifique ne pourra plus chasser Dieu du centre
de l’univers intérieur, où l’oraison conduit l’âme.
Cet honneur (…) Thérèse
s’applique à lui dénier toute valeur humaine. Elle proscrit donc tout ce qui
touche à cette notion, entendue dans son acception sociale (…) Thérèse est
d’autant plus révoltée contre la tyrannie de l’honneur qu’elle se rappelle très
précisément son importance chez les femmes.
« Se déprendre de tout pour se donner totalement à tout »,
telle est sa règle, et sa conviction : la pauvreté qui mène au détachement
intérieur mène aussi à la liberté d’esprit, seule voie pour parvenir à
l’abandon total à Dieu.
(…) au monastère San José (…) ni
de titre ni de dot, aucune de ces vanités humaines.
« Elle écrit avec une telle facilité et douceur d’une part et,
d’autre part, avec des paroles si vraies que personne ne la lira sans en tirer
profit » s’émerveillera le frère Luis de Leon. C’est à cet écrivain
humaniste que l’Inquisition jette en prison en 1572 où il restera près de cinq
ans, à ce poète averti qui, relaxé, reprendra ses cours à l’université de
Salamanque en disant : « Nous
disions donc hier… » que Thérèse devra la publication de ses œuvres.
« Oui, je l’ai constaté, c’est une erreur profonde de mettre son
bonheur dans les biens d’ici-bas ou dans l’approbation des hommes. Outre qu’on
n’en retire aucun profit, un jour les gens sont d’une opinion et le lendemain
d’une autre ; ce qu’ils approuvent à présent, l’instant d’après ils le
blâment. Sois béni, ô mon Dieu, mon tendre Maître, toi qui seras à jamais
immuable ! ».
Alors plutôt que de s’opposer à
l’autorité masculine, elle la domine. Sa soumission apparente n’est que le
moyen le plus sûr, et le plus insolent, d’atteindre une totale liberté
intérieure – la plus inatteignable, mais aussi la seule possible dans son
siècle.
A cinquante-deux ans, Thérèse a
trouvé (…) une nouvelle manière d’aventurer sa vie pour Dieu : fonder des
monastères (…) à raison d’un par an.
Thérèse manœuvre et ruse dans
l’obéissance, contrecarre les complots, fris l’excommunication, subit et, de
plus en plus fréquemment, tombe malade (…) Elle gèle dans des maisons ouvertes
aux quatre vents, et grille sous les bâches des chariots. Elle mange un jour
sur deux, et parfois sur trois, et dort à peine – parvenue aux étapes du soir,
elle a encore à prier (…) elle parcourt ainsi, en voiture ou à dos de mulet,
sur sa vieille selle, quelque sept à huit mille kilomètres. Elle est don
Quichotte et Sancho Pança en un seul être, qui concilie l’idéalisme conscient
du premier et le réalisme instinctif du second.
(…) elle a trouvé comment
acquérir l’amour du Christ. Elle le dit dans le Livre des fondations : « En
se déterminant à agir et à souffrir, et en le faisant lorsque l’occasion s’en
présente. Il est vrai, c’est en réfléchissant aux bienfaits de Dieu, à ce qu’il
est et à ce que nous sommes, qu’une âme acquiert de la détermination (…) L’âme
n’est pas la pensée, et ce n’est pas par celle-ci que la volonté est régie, ce
qui serait bien malheureux pour elle (…) Ainsi donc, l’avancement de l’âme ne
consiste pas à penser beaucoup, mais à aimer beaucoup. »
Thérèse aura toujours à cœur que
les prochains monastères répondent à ces critères : suffisamment proches
de lieux d’échange pour assurer la subsistance aux moniales, suffisamment
calmes pour que leur silence ne soit pas corrompu par les bruits du monde,
suffisamment visibles pour que leur exemple soit prosélyte…
« Que rien ne te trouble ;
Que rien ne t’épouvante,
Tout passe ;
Dieu ne change pas ;
La patience tout obtient ;
Qui possède Dieu,
Rien ne lui manque,
Dieu seul suffit ! »
La Castille est vaste et, après
Palenci, son grand désert engouffre le voyageur. Il n’ya rien autour de soi
dont la vue – rivières, herbe tendre, douceurs de collines - perfuse le corps
de sa sève printanière, ni invite l’esprit à la sensualité. Dans ce monde
immobile, laconique, tout est vide et mystérieusement profond (…) Ici le
miracle et le mirage sont partout. C’est ainsi que Calderon fait dire à
Sigismond, son héros de La vie est un
songe : « Visons à
l’éternel, car c’est la gloire qui dure, où les félicités ignorent le sommeil
et les grandeurs le répit. »
(…) ses cinq heures d’oraison
quotidienne.
(…) je pense à don Quichotte,
parti lui aussi délivrer le monde (…) Pour désirer le Ciel à ce point, ces deux
volontés indomptables partageaient sans doute ce « sentiment tragique de
l’existence » qu’évoque Unanumo, mais aucun, assurément, ne souffraient de
ce désenchantement chronique qui est le nôtre…
Elle ignorait que frère Jean, son
père spirituel, serait torturé chaque jour de ces neuf mois. Frappé, fouetté,
humilié, laissé au fond d’un cachot sans aucun lumière que celle filtrée par le
toit, dans ses propres excréments et le même vêtement. L’âme, l’esprit et le
corps harcelés pour qu’il abjure la réforme thérésienne et revienne aux carmes
chaussés.
(…) Guadalquivir, Beas de Segura,
le monastère où Jean de la Croix alla se réfugier après s’être mystérieusement
enfui de son cachot (…) En novembre 1578, Jean frappe à la porte du monastère.
Anne de Jésus, la grande amie de Thérèse (…) est effarée par le corps décharné
de frère Jean, par son visage défait, par les marques de tortures que lui ont
infligées les carmes chaussés. Il est épuisé par les trois mois de
pérégrinations qui ont suivi son évasion de Tolède – cette nuit du 16 août où,
craignant pour sa vie, il a jugé préférable de la risquer en se glissant tout
le long de la tour qui l’emprisonnait.
La Castille (…) est une force
historique et la première du pays. L’unité du pays ne fut réalisée que par la
volonté d’Isabelle de Castille.
En 1575, lorsque Thérèse entre
dans Séville exaspérée d’or et de chaleur, un tiers de la population espagnole
est composé de moines et de nonnes (…) Là plus qu’ailleurs, les monastères sont
distribués en appartements collectifs répartis par groupes familiaux. Beaucoup
de moniales cohabitent avec leurs tantes, leurs cousines ou leurs sœurs. Des
objets luxueux et un mobilier personnel agrémentent les cellules. Le rang est
conservé, le titre aussi, et chez les plus argentées, les propriétés privées.
Beaucoup de religieuses, appelées « dona »,
portent des bijoux, disposent de domestiques, organisent des jeux, des concerts
et des représentations théâtrales, vont au bal et ourdissent des complots pour
obtenir la direction du couvent ou celle d’un abbaye, charges éminemment
rémunératrices pour les familles des élues. Quant aux prières et aux exercices
ascétiques, c’est l’apanage des beatas,
la plupart du temps des femmes du peuple.
On devine sans peine le
haut-le-cœur que provoque l’arrivée de la Madre, avec ses exigences de
pauvreté, de clôture et d’ascèse, sa robe de bure rapiécée et ses savates de
chanvre. « Personne n’aurait jamais
pu imaginer que dans une ville aussi florissante, aussi riche que Séville,
j’aurais rencontré moins de facilité que partout ailleurs pour fonder un
monastère », écrit-elle dans les Fondations.
Elle est arrivée à Séville avec
de fortes fièvres et de violentes douleurs dans tout le corps. L’opposition
générale, les coups bas, les calomnies, les portes qui se ferment lorsqu’elle
demande des subsides pour acheter une maison ébranlent ce qui lui reste de
santé.
(…) la crise est grave avec Rome
et la direction du Carmel. Elle connaît les chaussés, leurs connexions avec le
politique ; à Séville, elle a touché du doigt leur détermination à faire
interdire sa réforme (…) pour avoir étudié le texte hébraïque de l’Ecriture, le
doux frère Luis de Leon (…) croupit depuis trois ans dans une geôle de
Valladolid…
Le seul élément dont Thérèse soit
assurée, c’est l’objet de son amour – qui est l’essence même de l’amour :
Dieu par Jésus-Christ, que lui révèle le Saint-Esprit (…)
Il y a une voie royale pour
connaître cet amour (…) c’est l’humilité (…) alliée à l’amour de l’autre, du
très proche, dans une profonde fraternité.
« (…) le mérite (…) ne consiste qu’à agir, à souffrir et à
aimer », lui avait répondu le Christ en 1571 (…) elle avait entendu
aussi : « Tant qu’on vit,
on ne gagne rien à chercher à mieux jouir de moi, mais à accomplir ma
volonté. »
Trois semaines avant sa mort, au
moment de partir du carmel de Valladolid (…) la prieure, qui n’a pas apprécié
les remarques de la Madre, la met
littéralement à la porte : « Adieu,
sortez de ma maison ! », puis : « Allez-vous-en et n’y revenez pas. »
Si elle n’est pas toujours bien
accueillie par les prieures, elle l’est par le peuple qu’elle croise sur les
routes, ou dans les auberges (…) Elle est aimée et déjà, de son vivant, le
peuple l’appelle la Santa et fabrique
une multitude d’historiettes qui feront sa légende.
(…) les larmes aux yeux, elle
prononça quelques paroles pour toutes les religieuses : « Mes filles et mesdames, veuillez me
pardonner le mauvais exemple que je vous ai donné, et ne vous guidez pas sur
moi, car j’ai été la plus grande pécheresse du monde (…) Appliquez-vous à avoir
de grands désirs. Cela est très profitable, même si on ne peut les réaliser. »
Toutes les âmes sont douées pour
aimer.
Dieux ne se gagne que par l’amour.
Il ne s’agit pas de craindre mais
de désirer.
Quand il nous semble que Dieu,
secrètement, nous fait comprendre qu’il nous écoute, il est bon alors de nous
taire.
En nombreuse compagnie, parler
toujours peu.
Ne railler jamais de quoi que ce
soit.
Ce qui importe avant tout, c’est
d’entrer en nous-mêmes pour y rester seuls avec Dieu.
Ne laisse pas la tristesse t’éteindre
et d’absurdes soucis troubler tes jours.
N’écoute jamais dire du mal de
personne, et n’en dis jamais.
Le Seigneur regarde moins la grandeur
de nos œuvre que l’amour avec lequel nous les accomplissons.
L’oraison n’est qu’un commerce d’amitié,
où l’âme s’entretient seule à seul avec Celui dont elle sait qu’elle est aimée.
S’il vous arrive de tomber
quelquefois, gardez-vous de perdre cœur ; armez-vous plutôt d’un nouveau
courage pour continuer d’avancer, et croyez que Dieu saura faire tourner votre chute
même à l’avantage de votre âme.
Soyez doux envers tout le monde
et rigoureux envers vous-mêmes.
Tout ce que je vous demande, c’est
de Le regarder.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire