Nombre total de pages vues

dimanche 4 octobre 2015

« La passion de Thérèse d’Avila » de Christiane Rancé (2015)

« (…) elle ne voulait pas qu’on dise du mal du diable, puisque n’ayant jamais aimé, il était déjà assez malheureux. » Charles Joseph de Ligne

« En quelque état que nous soyons, la force de vaincre doit nous venir de Dieu. »

« Le véritable détachement ne consiste pas, selon moi, à s’éloigner des corps ; il consiste à s’unir de toute son âme à Jésus-Christ, notre souverain et notre Maître. Comme alors on trouve tout en lui, on oublie tout le reste. »

Elle savait donc qu’un détachement violent, qui cherche à se réaliser dans le monde, est nécessaire pour préparer au renoncement véritable, qui est assez affermi pour se passer d’une expression matérielle. Celui qui est détaché des richesses de ce monde peut, sans se lier, habiter un palais et vivre dans le luxe ; et il en sera d’autant plus pur, si étant roi ou grand seigneur, par exemple, il accepte son sort avec humilité, comme le fit Marc-Aurèle ; car les sages et les religions s’accordent à reconnaître la difficulté, et donc le mérite, qu’il y a à poursuivre, malgré les biens de ce monde, la voie de la sainteté.

Teresa Sanchez de Ahumada y Cepeda, eut sous les yeux, pendant les quarante première années de sa vie, Avila, une cité forte construite à la façon des nombreux castillos qui donnèrent son nom à la Castille.

… son mot d’ordre : Ir adelante ! (Aller de l’avant !)

Thérèse ne supportait pas que les œuvres religieuses soient laides, ou niaises. Elle aimait la beauté et voulait que tout soit beau.

… elle jouait aux échec – son jeu de prédilection, dont elle enseigna les règles à ses « filles », et dont elle deviendrait, des siècles plus tard, la sainte patronne.

C’est que la vie monastique est devenu un enjeu politique en ce début de XVIè siècle. Il convient, en Espagne plus que dans un aucun autre royaume chrétien, de démontrer la force vertueuse du catholicisme aux populations espagnoles que l’islam a « contaminées »…

Charles Quint, qui a été élevé en Flandres a introduit dans ce lointain royaume espagnol tout le luxe et les fastes de la cour de Bourgogne (…) Tant de morgue aux visages des Flamands. Si condescendants (ils appellent les Espagnols nuestros Indios, « nos sauvages ») qu’on inventera un terme pour dire cette raideur, ce mouvement du menton, cette hauteur dédaigneuse du geste : flamenco - et bientôt une danse.

… le père de Thérèse était le fils d’un juif faussement converti de Tolède (…) Dans l’Espagne de Thérèse, il y avait deux types de conversos : les convertis de confession juive, que le peuple appelait les « marranes », littéralement les « porcs », et les convertis de confession musulmane, les « morisques ». Les marranes étaient restés en Espagne après l’obligation faite aux juifs, le 31 mars 1492, de se convertir au catholicisme, ou de partir en abandonnant tout leurs biens. S’ils voulaient rester fidèles à leur confession, ils devaient fuit vers le Maghreb ou les pays d’Europe du Nord, ou mourir (…) « Sépharades » signifie « Espagnols » (…) la tolérance religieuse qui avait régné pendant une bonne partie du Moyen Age devait presque tout à la volonté des souverains des califes et des nobles, pour des raisons d’intérêt pratique et économique. Le peuple, lui, avait toujours été exclusif, non pas sur des questions de races (…) mais sur des questions de confession.

(…) le culte ardent de saint Jacques Matamore, le « tueur de Maures » qui avait surgi sur son cheval blanc au milieu de la bataille de Clavijo (…) En 939, le roi Ramiro II avait fait de saint Jacques Matamore le patron de l’Espagne.

« L’histoire hispanique, du moins dans l’essentiel, est l’histoire d’une croyance et d’une sensibilité religieuse. » (Americo Castro). Enfin les souverains réclament au pape la mise en place de l’Inquisition, chargée de surveiller les nouveaux chrétiens, puis le privilège d’en nommer les juges. Le 1er novembre 1478, le pape Sixte IV cède à leur pression.

Après l’affront subi et la mordante humiliation qu’il a dû supporter pour sauver sa vie et celle de sa famille, Juna Sànchez n’a plus d’autre alternative que de quitter la ville impériale. C’est ainsi qu’il déménage à Avila en 1493…

Elle qui a « l’état religieux en la plus extrême aversion » se laisse absorber par la discipline du couvent. Après la fièvre des ses incartades, elle goûte la douceur que prodigue une bonne conscience.

Les caisses du Vatican sont vides et il faut reconstruire la basilique Saint-Pierre de Rome (…) elle invente les indulgences (…) ces prières pour les âmes du purgatoire, et le purgatoire lui-même que Martin Luther attaquera avec virulence, et dont il réfutera tout fondement dogmatique.

Chez son père, Thérèse étudie de plus en plus sérieusement l’hypothèse du couvent. Elle ne trouve rien dans ses livres qui provoque le déclic que lui a décrit son amie, rien de cette révélation subite dont fait état beaucoup de saintes dans les hagiographies qu’elle continue de dévorer.

Jusque-là, même lorsqu’elles étaient élevées dan les familles de letrados, et sauf dans les familles royales, les femmes n’étudiaient ni ne pratiquaient le latin. Thérèse, qui était dans ce cas, sera profondément attristée, atteinte par la mise à l’index de tous les livres en castillan que prononcera, à Tolède, en 1559, le Tribunal du Saint-Office…

« Pour autant qu’une femme accepte de concevoir et de procréer, elle est aussi différente de l’homme que le corps l’est de l’âme. Mais qu’elle serve le Christ plus que le monde, alors elle cessera d’être une femme et sera appelée un homme. » (Saint Jérôme)

Thérèse fugue (…) Sans autorisation paternelle, elle entre au couvent des carmélites de l’Incarnation.

Elle n’a pas trouvé sa place au monastère, ni son rythme, et encore moins Dieu.
Il y a pire : elle n‘arrive pas à prier. Elle ne parvient pas à la concentration nécessaire pour entrer en état d’oraison, ni à s’émouvoir sincèrement du sort que ses contemporains ont réservé à Jésus. Comme la vie des indigents, la contemplation des horreurs de la Passion la laisse froide.

Elle dépérit tant que son père décide de la faire sortir du couvent pour tenter une cure drastique, chez une guérisseuse qu’on dit miraculeuse.

Son oncle lui fait un cadeau inépuisable (…) : le Troisième abécédaire spirituel, de Francisco de Osuna (…) Osuna pose la condition nécessaire à ce recueillement intérieur : la joie (…) Thérèse a enfin entre les mains le guide spirituel qui lui manquait, elle qui ne parvenait ni à se recueillir ni à prier sans que mille idées futiles parasitent son esprit. « Tout notre avancement spirituel dépend donc de la disposition et de l’apprêt de notre volonté, et cette bonne volonté est la mesure des grâces que nous accorde le Seigneur. » (…) Ce franciscain qui a introduit en Castille la spiritualité du Poverello lui offre la perspective d’une pratique intériorisée du christianisme, surgie d’une expérience personnelle de la grâce.

Les médecins locaux diagnostiquent une tuberculose. Quelques semaines plus tard, elle perd si profondément connaissance qu’on la dit morte. Quand elle sort du coma, elle est paralysée des quatre membres – elle le restera pendant trois ans.

Quant aux traitements de la guérisseuse, ils lui laisseront des séquelles à vie. De ce jour, Thérèse ne cessera plus de vomir, et bientôt du sang, de tomber en syncope, et de se plaindre de cette morsure au cœur qui, souvent, lui coupera le souffle, et terrorisera son entourage.

Pour composer une vie du Christ édifiante, Ludolphe le Chartreux (…) a fondu les quatre Evangiles en un seul qu’il a ponctué de prières, de descriptions fleuries et assorti des commentaires les plus pénétrants des Pères de l’Eglise (…) L’ouvrage connaît un immense succès (…) Pour parvenir à la contemplation à laquelle il invite ses lecteurs, Ludolphe le Chartreux propose au lecteur d’y parvenir par l’imagination. Il faut qu’il sente les cailloux sous les sandales de la Vierge Marie quand elle va rendre visite à sa cousine Elisabeth (…) Il faut qu’il souffre avec Jésus des coups de fouet reçus sur la via crucis, qu’il voie la chair qui éclate, le sang qui jaillit, qu’il laisse son estomac se révulser au fiel de l’éponge.

Enfin, au terme de trois ans de cette maladie, Thérèse décide d’en appeler à saint Joseph et de lui demander sa guérison. Elle l’obtient.

Beaucoup de religieuses qui ont pris le voile l’ont fait pour des raisons sociales. Petites dernières de famille en surnombre de filles, elles ont été envoyées au couvent qui réclame des dots bien moindres que les maris. Elles s’y installent dans des cellules qui ressemblent davantage à de petits appartements qu’à des retraites monacales (…) Le religieuses gardent leur titre et, au couvent, on respecte les ordres de préséance. Souvent, elles font suivre leurs servantes. Et se mêlent à elles des pensionnaires séculières. Thérèse elle-même fera venir sa petite sœur Juana, et elle veillera à son éducation jusqu’à ce que, dix ans plus tard, Juana se marie (…) Les monastères mitigés, où la règle stricte n’est pas appliquée, sont prisés par les jeunes hommes qui viennent là au prétexte de verser ces aumônes si nécessaires pour la vie quotidienne du couvent. Alors, ils s’installent au parloir et jettent leur dévolu sur l’une des moniales (…) Thérèse sait qu’elle s’écarte de Dieu, mais elle ne résiste pas aux frissons amoureux, au charme vénéneux d’une transgression platonique. Chaque soir, en quittant son ami, elle se jure de ne plus le revoir. Chaque matin, au réveil, elle n’attend que lui. Elle ment à son père qui s’étonne de sa désaffection, et qu’elle ait cessé de prier.

Au chevet de son père, Thérèse a pris la résolution de s’amender et de ne se consacrer qu’à Dieu. Mais de retour au monastère, elle ne s’amende pas.

« Sainte Thérèse d’Avila, c’est Chimène au Carmel. Elle est grande dame : elle tient salon. Elle est bavarde, brillante, subtile, recherchée, précieuse même. » (André Suarès)

Quand elle prie, elle attend avec impatience la fin de l’heure de ses oraisons, « plus attentive au son de l’horloge qu’à de pieuses considérations. » Mais elle ne renonce pas à prier, pas plus qu’elle ne parvient à renoncer à ses amitiés.

C’est dans cet état, mystique et voluptueux, que (…) vingt ans de sa vie passent sur cette terre.

Plutôt qu’au parloir, elle se réfugie désormais au jardin (…) « Dans ces objets créés, je voyais les vestiges du Créateur (…) Ils me servaient de livre. »
(…) Notre âme est un jardin dont il convient d’arracher les mauvaises herbes pour planter les bonnes, et qu’il faut arroser pour qu’elles vivent et réjouissent un jour le Seigneur de leur parfum.

(…) le premier degré, dit d’oraison de foi, où il s’agit de penser à Jésus au cours de promenades dans la campagne, ou de contemplation de fleurs, d’oiseaux, de belles choses ; ce premier degré requiert du temps, de la pratique, de la simplicité – et l’art de ne pas confondre les ordres : le profane et le sacré ; les futilités et les ennuis du quotidien, et Dieu.

(…) cette année 1554 est celle de toutes les métamorphoses pour Thérèse (…) la vision des souffrances du Christ, figurées par la statue, a opéré une conversion de tout son être, sans quoi rien d’autre ne sera possible. Pour la première fois, elle a été touchée, profondément touchée par ce paradigme de souffrance humaine qu’est le Christ en croix.

L’individualisme chronique des Espagnols s’est rebellé contre un catholicisme trop dogmatique, et passionné pour des tendances spirituelles et contemplatives que propose Érasme. On veut plus d’intériorité, de recogimiento. Mais en ce temps de grandes hérésies, l’Eglise ne peut permettre cette fermentation spirituelle ni ces ébullitions théologiques (…) Il y aura (…) en 1588, la condamnation au bûcher de la monja de Lisboa (nonne de Lisbonne), la dominicaine Maria de la Visitacion, visionnaire et stigmatisée que les plus illustres théologiens et les princes étaient allés visiter avec déférence ; ses licences sexuelles, ses détournements d’argent et ses libertés blasphématoires avec le culte avaient indigné les religieuses de son monastère qui s’en étaient plaintes.

« Je trouve l’idée d’un Dieu trop intéressante pour se contenter de ce qu’en disent les théologiens, les Grands Inquisiteurs et les philosophes. » (Claude Roy)

(…) depuis vingt ans, chaque jour, son admirateur poussait la porte de l’Incarnation pour la retrouver, et chaque jour, empressée de se livrer à son admiration, elle ressuscitait de ses syncopes matinales. Mais c’est fait. Au terme d’une ultime tergiversation, le Christ lui a ordonné de ne plus parler aux hommes, mais aux anges.

Elle ignore les tentations sexuelles et lorsque les sœurs lui confessent qu’elles sont victimes de désirs de la chair, sans s’offusquer le moins du monde, elle les adresse à d’autres moniales qui pourraient les aider bien mieux qu’elle, « parce qu’elles connaissent ces états. »

Il est même cocasse de constater que c’est dans la psychanalyse, - une discipline qui n’a aucun fondement scientifique, qui est purement expérimentale - qu’on trouve des arguments pour nier l’expérience mystique des extases de sainte Thérèse.

(…) le Cantique des cantiques, dont Thérèse aime la lecture ? Elle en expérimentera pleinement le sens au cours d’une extase : « J’eus alors l’intelligence de ces paroles des Cantiques : « Que mon Bien-Aimé entre dans son jardin et qu’il en goûte les fruits délicieux. »

« C’est cette faveur secrète que nul ne connaît s’il ne la reçoit et que nul ne reçoit s’il ne la désire, et que nul ne désire si ce n’est celui qui est enflammé jusqu’au fond des entrailles par le feu du Saint-Esprit que Jésus-Christ a porté sur cette terre. »

(…) expérience dont la psychanalyse ignore tout, mais qu’elle voudrait ramener à n’importe quel autre phénomène connu d’elle, auquel elle la rapporte. 

« Thérèse d’Avila n’est pas l’esclave de ses nerfs et de ses hormones. Il faut plutôt admirer en elle l’intensité d’une foi qui pénètre au plus intime de sa chair. Elle pose d’une manière toute intellectuelle le dramatique problème du rapport entre l’individu et l’Être transcendant. Elle a vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute spécification sexuelle. » (Simone de Beauvoir, « Le Deuxième Sexe »)

« (…) les descriptions des grands mystiques pourraient en principe pallier l’ignorance, mais ces descriptions déconcertent en raison même de leur simplicité, elles n’offrent rien qui approche des symptômes des névropathes ». (Georges Bataille)

« (…) la progression de l’âme ne se trouve pas en pensant beaucoup, mais en aimant beaucoup »

Elle prend conscience que le salut ne peut être que collectif. Elle doit aider les vivants à échapper à la damnation. De là ses impétueux désirs d’être utile aux âmes.

(…) les moniales argentées se font servir par une domesticité de miséreuses – les sœurs converses…

Il s’agit de la règle des déchaussées : une vie entièrement consacrée à la prière, dans la clôture définitive et totale dans le plus grand dénuement, jusqu’à l’absence de chaussures et el port de sandales rudimentaires.

(…) le couvent de San José voit enfin le jour (…) le 24 août 1562 (…) Mais ce qui était redouté à lieu : les monastères voisins se scandalisent. La population se révolte (…) Thérèse est rappelée vertement à l’ordre. Elle est sommée de regagner le couvent de l’Incarnation et en n’en plus sortir. Comme toujours, elle obtempère. Là, les moniales, dans une large majorité, réclament qu’elle soit jugée et jetée en prison.

Thérèse sera catastrophée lorsqu’elle apprendra, en 1566, de la bouche du francisain Alonso Maldonado de retour des Indes, la réalité de la conquête : non pas une évangélisation reçue avec gratitude, mais des brutalités meurtrières et, partant, l’honneur perdu de l’Espagne et de l’Eglise dans les massacres perpétrés. Choquée, elle se retirera dans un ermitage pour prier pendant des heures et des jours.

Copernic confronte les contemporains de Thérèse à ce constat : le pouvoir n’est qu’une projection de l’homme.

Prier et ir adelante (aller de l’avant – sa devise revient cent trente fois dans son œuvre (…) « Ne croyons pas que nous entrerons au Ciel avant d’être entrés dans notre âme (…) Là, dans ce centre, Dieu continue à demeurer et à resplendir, même quand le péché a démoli le reste du château. »
(…) Cette conception tout à fait singulière lui attirera les foudres de l’Inquisition. Il s’agit d’une « erreur en philosophie, rêve et fantaisie en théologie », décideront les juges. Quant à l’idée de Dieu se tenant dans ce centre, on la taxera d’hérésie révoltante.

Elle a la folle volonté de redonner à Dieu sa place – faire que sa conscience, son âme, si elle s’unit à Dieu, redevienne le centre du monde – et y parvient (…) non pas avec un « Je pense donc je suis », mais avec un « Je crois donc Il est. » (…) Si elles ont chassé Dieu du centre de l’univers, aucune réforme, aucune découverte scientifique ne pourra plus chasser Dieu du centre de l’univers intérieur, où l’oraison conduit l’âme.

Cet honneur (…) Thérèse s’applique à lui dénier toute valeur humaine. Elle proscrit donc tout ce qui touche à cette notion, entendue dans son acception sociale (…) Thérèse est d’autant plus révoltée contre la tyrannie de l’honneur qu’elle se rappelle très précisément son importance chez les femmes.

« Se déprendre de tout pour se donner totalement à tout », telle est sa règle, et sa conviction : la pauvreté qui mène au détachement intérieur mène aussi à la liberté d’esprit, seule voie pour parvenir à l’abandon total à Dieu.

(…) au monastère San José (…) ni de titre ni de dot, aucune de ces vanités humaines.

« Elle écrit avec une telle facilité et douceur d’une part et, d’autre part, avec des paroles si vraies que personne ne la lira sans en tirer profit » s’émerveillera le frère Luis de Leon. C’est à cet écrivain humaniste que l’Inquisition jette en prison en 1572 où il restera près de cinq ans, à ce poète averti qui, relaxé, reprendra ses cours à l’université de Salamanque en disant : « Nous disions donc hier… » que Thérèse devra la publication de ses œuvres.

« Oui, je l’ai constaté, c’est une erreur profonde de mettre son bonheur dans les biens d’ici-bas ou dans l’approbation des hommes. Outre qu’on n’en retire aucun profit, un jour les gens sont d’une opinion et le lendemain d’une autre ; ce qu’ils approuvent à présent, l’instant d’après ils le blâment. Sois béni, ô mon Dieu, mon tendre Maître, toi qui seras à jamais immuable ! ».

Alors plutôt que de s’opposer à l’autorité masculine, elle la domine. Sa soumission apparente n’est que le moyen le plus sûr, et le plus insolent, d’atteindre une totale liberté intérieure – la plus inatteignable, mais aussi la seule possible dans son siècle.

A cinquante-deux ans, Thérèse a trouvé (…) une nouvelle manière d’aventurer sa vie pour Dieu : fonder des monastères (…) à raison d’un par an.

Thérèse manœuvre et ruse dans l’obéissance, contrecarre les complots, fris l’excommunication, subit et, de plus en plus fréquemment, tombe malade (…) Elle gèle dans des maisons ouvertes aux quatre vents, et grille sous les bâches des chariots. Elle mange un jour sur deux, et parfois sur trois, et dort à peine – parvenue aux étapes du soir, elle a encore à prier (…) elle parcourt ainsi, en voiture ou à dos de mulet, sur sa vieille selle, quelque sept à huit mille kilomètres. Elle est don Quichotte et Sancho Pança en un seul être, qui concilie l’idéalisme conscient du premier et le réalisme instinctif du second.

(…) elle a trouvé comment acquérir l’amour du Christ. Elle le dit dans le Livre des fondations : « En se déterminant à agir et à souffrir, et en le faisant lorsque l’occasion s’en présente. Il est vrai, c’est en réfléchissant aux bienfaits de Dieu, à ce qu’il est et à ce que nous sommes, qu’une âme acquiert de la détermination (…) L’âme n’est pas la pensée, et ce n’est pas par celle-ci que la volonté est régie, ce qui serait bien malheureux pour elle (…) Ainsi donc, l’avancement de l’âme ne consiste pas à penser beaucoup, mais à aimer beaucoup. »

Thérèse aura toujours à cœur que les prochains monastères répondent à ces critères : suffisamment proches de lieux d’échange pour assurer la subsistance aux moniales, suffisamment calmes pour que leur silence ne soit pas corrompu par les bruits du monde, suffisamment visibles pour que leur exemple soit prosélyte…

« Que rien ne te trouble ;
Que rien ne t’épouvante,
Tout passe ;
Dieu ne change pas ;
La patience tout obtient ;
Qui possède Dieu,
Rien ne lui manque,
Dieu seul suffit ! »

La Castille est vaste et, après Palenci, son grand désert engouffre le voyageur. Il n’ya rien autour de soi dont la vue – rivières, herbe tendre, douceurs de collines - perfuse le corps de sa sève printanière, ni invite l’esprit à la sensualité. Dans ce monde immobile, laconique, tout est vide et mystérieusement profond (…) Ici le miracle et le mirage sont partout. C’est ainsi que Calderon fait dire à Sigismond, son héros de La vie est un songe : « Visons à l’éternel, car c’est la gloire qui dure, où les félicités ignorent le sommeil et les grandeurs le répit. »

(…) ses cinq heures d’oraison quotidienne.

(…) je pense à don Quichotte, parti lui aussi délivrer le monde (…) Pour désirer le Ciel à ce point, ces deux volontés indomptables partageaient sans doute ce « sentiment tragique de l’existence » qu’évoque Unanumo, mais aucun, assurément, ne souffraient de ce désenchantement chronique qui est le nôtre…

Elle ignorait que frère Jean, son père spirituel, serait torturé chaque jour de ces neuf mois. Frappé, fouetté, humilié, laissé au fond d’un cachot sans aucun lumière que celle filtrée par le toit, dans ses propres excréments et le même vêtement. L’âme, l’esprit et le corps harcelés pour qu’il abjure la réforme thérésienne et revienne aux carmes chaussés.

(…) Guadalquivir, Beas de Segura, le monastère où Jean de la Croix alla se réfugier après s’être mystérieusement enfui de son cachot (…) En novembre 1578, Jean frappe à la porte du monastère. Anne de Jésus, la grande amie de Thérèse (…) est effarée par le corps décharné de frère Jean, par son visage défait, par les marques de tortures que lui ont infligées les carmes chaussés. Il est épuisé par les trois mois de pérégrinations qui ont suivi son évasion de Tolède – cette nuit du 16 août où, craignant pour sa vie, il a jugé préférable de la risquer en se glissant tout le long de la tour qui l’emprisonnait.

La Castille (…) est une force historique et la première du pays. L’unité du pays ne fut réalisée que par la volonté d’Isabelle de Castille.

En 1575, lorsque Thérèse entre dans Séville exaspérée d’or et de chaleur, un tiers de la population espagnole est composé de moines et de nonnes (…) Là plus qu’ailleurs, les monastères sont distribués en appartements collectifs répartis par groupes familiaux. Beaucoup de moniales cohabitent avec leurs tantes, leurs cousines ou leurs sœurs. Des objets luxueux et un mobilier personnel agrémentent les cellules. Le rang est conservé, le titre aussi, et chez les plus argentées, les propriétés privées. Beaucoup de religieuses, appelées « dona », portent des bijoux, disposent de domestiques, organisent des jeux, des concerts et des représentations théâtrales, vont au bal et ourdissent des complots pour obtenir la direction du couvent ou celle d’un abbaye, charges éminemment rémunératrices pour les familles des élues. Quant aux prières et aux exercices ascétiques, c’est l’apanage des beatas, la plupart du temps des femmes du peuple.
On devine sans peine le haut-le-cœur que provoque l’arrivée de la Madre, avec ses exigences de pauvreté, de clôture et d’ascèse, sa robe de bure rapiécée et ses savates de chanvre. « Personne n’aurait jamais pu imaginer que dans une ville aussi florissante, aussi riche que Séville, j’aurais rencontré moins de facilité que partout ailleurs pour fonder un monastère », écrit-elle dans les Fondations.

Elle est arrivée à Séville avec de fortes fièvres et de violentes douleurs dans tout le corps. L’opposition générale, les coups bas, les calomnies, les portes qui se ferment lorsqu’elle demande des subsides pour acheter une maison ébranlent ce qui lui reste de santé.

(…) la crise est grave avec Rome et la direction du Carmel. Elle connaît les chaussés, leurs connexions avec le politique ; à Séville, elle a touché du doigt leur détermination à faire interdire sa réforme (…) pour avoir étudié le texte hébraïque de l’Ecriture, le doux frère Luis de Leon (…) croupit depuis trois ans dans une geôle de Valladolid…

Le seul élément dont Thérèse soit assurée, c’est l’objet de son amour – qui est l’essence même de l’amour : Dieu par Jésus-Christ, que lui révèle le Saint-Esprit (…)
Il y a une voie royale pour connaître cet amour (…) c’est l’humilité (…) alliée à l’amour de l’autre, du très proche, dans une profonde fraternité.

« (…) le mérite (…) ne consiste qu’à agir, à souffrir et à aimer », lui avait répondu le Christ en 1571 (…) elle avait entendu aussi : « Tant qu’on vit, on ne gagne rien à chercher à mieux jouir de moi, mais à accomplir ma volonté. »

Trois semaines avant sa mort, au moment de partir du carmel de Valladolid (…) la prieure, qui n’a pas apprécié les remarques de la Madre, la met littéralement à la porte : « Adieu, sortez de ma maison ! », puis : « Allez-vous-en et n’y revenez pas. »

Si elle n’est pas toujours bien accueillie par les prieures, elle l’est par le peuple qu’elle croise sur les routes, ou dans les auberges (…) Elle est aimée et déjà, de son vivant, le peuple l’appelle la Santa et fabrique une multitude d’historiettes qui feront sa légende.

(…) les larmes aux yeux, elle prononça quelques paroles pour toutes les religieuses : « Mes filles et mesdames, veuillez me pardonner le mauvais exemple que je vous ai donné, et ne vous guidez pas sur moi, car j’ai été la plus grande pécheresse du monde (…) Appliquez-vous à avoir de grands désirs. Cela est très profitable, même si on ne peut les réaliser. »

Toutes les âmes sont douées pour aimer.

Dieux ne se gagne que par l’amour.

Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer.

Quand il nous semble que Dieu, secrètement, nous fait comprendre qu’il nous écoute, il est bon alors de nous taire.

En nombreuse compagnie, parler toujours peu.

Ne railler jamais de quoi que ce soit.

Ce qui importe avant tout, c’est d’entrer en nous-mêmes pour y rester seuls avec Dieu.

Ne laisse pas la tristesse t’éteindre et d’absurdes soucis troubler tes jours.

N’écoute jamais dire du mal de personne, et n’en dis jamais.

Le Seigneur regarde moins la grandeur de nos œuvre que l’amour avec lequel nous les accomplissons.

L’oraison n’est qu’un commerce d’amitié, où l’âme s’entretient seule à seul avec Celui dont elle sait qu’elle est aimée.

S’il vous arrive de tomber quelquefois, gardez-vous de perdre cœur ; armez-vous plutôt d’un nouveau courage pour continuer d’avancer, et croyez que Dieu saura faire tourner votre chute même à l’avantage de votre âme.

Soyez doux envers tout le monde et rigoureux envers vous-mêmes.

Tout ce que je vous demande, c’est de Le regarder.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire