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lundi 31 août 2015

« La déshumanisation de l’art » de José Ortega y Gasset (1925)

D’aucuns diront que tout style nouveau-né passe par une mise en quarantaine et évoqueront la bataille d’Hernani et les autres combats survenus lors de l’avènement du romantisme (…) Il faut distinguer ce qui n’est pas populaire de ce qui est impopulaire. Le style innovateur tarde un peu à conquérir la popularité : il n’est pas populaire, mais il n’est pas non plus impopulaire. L’exemple de l’irruption romantique, que l’on invoque d’habitude, fut, comme phénomène sociologique, exactement l’inverse de celui que l’art offre aujourd’hui. Le romantisme conquit très rapidement le « peuple », pour qui le vieil art « classique » n’avait jamais été une chose très intime. L’ennemi contre lequel le romantisme dut se battre fut justement une minorité choisie, ankylosée dans les formes archaïques de l’ « ancien régime » poétique. Les œuvres romantiques sont les premières – depuis l’invention de l’imprimerie – à avoir bénéficié de gros tirages. Le romantisme a été le style populaire par excellence (…)
Par contre, le nouvel art a la masse contre lui (…) Il est impopulaire par essence ; plus encore, il est anti-populaire. Quelle que soit l’œuvre que l’art engendre (…) Elle le divise en deux parties, l’une, minime, composée d’un nombre restreint de personnes qui lui sont favorables ; l’autre majoritaire, innombrable, qui lui est hostile.

Le nouvel art n’est visiblement pas fait pour tout le monde, comme l’était l’art romantique, mais il s’adresse naturellement à une minorité spécialement dotée. D’où l’irritation qu’il suscite au sein de la masse.

Qu’est-ce que la majorité des gens entendent par « plaisir esthétique » ? Que se passe-t-il dans leur esprit lorsqu’une œuvre d’art, par exemple une pièce de théâtre, leur plaît ? La réponse ne fait aucun doute ; un drame leur plaît lorsqu’ils ont réussi à s’intéresser aux destinées humaines qui leur sont proposées (…) Dans la peinture, seuls les attireront les tableaux où ils trouveront des silhouettes d’hommes et de femmes avec qui, dans un certain sens, il serait intéressant de vivre. Une peinture de paysage leur semblera « jolie » si le paysage réel qu’il représente mérite, grâce à ses charmes ou à son pathétisme, qu’ils y aillent en excursion (…)
Ils appelleront « art » l’ensemble des moyens grâce auxquels on leur permet d’entrer en contact avec des choses humaines intéressantes. De telle sorte qu’ils ne tolèreront les formes proprement artistiques, les irréalités, la fantaisie, que dans la mesure où elles ne font pas obstacle à leurs perceptions des formes et des péripéties humaines. Dès que ces éléments purement esthétiques dominent et qu’il ne peut pas bien saisir l’histoire de Jean et Marie, le public est pris au dépourvu, et il ne sait que faire face à la scène, au livre ou au tableau.

Loin de marcher plus ou moins maladroitement vers la réalité, on voit que le peintre est allé contre elle. Il s’est proposé, avec détermination, de la déformer, de briser son apparence humaine, de la déshumaniser.

Dans sa fuite de ce qui est humain, ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant le terminus ad quem (…) que le terminus a quo, l’aspect humain qu’il détruit. Il ne s’agit pas de peindre quelque chose de complètement différent d’un homme, d’une maison, ou d’une montagne, mais de peindre un homme qui ressemble le moins possible à un homme (…) Le plaisir esthétique pour l’artiste nouveau émane de ce triomphe sur ce qui est humain ; c’est pourquoi il faut matérialiser la victoire et présenter dans chaque cas la victime étranglée.

(…) quand notre horizon se fige, cela veut dire qu’il s’est ankylosé et que nous entrons dans la vieillesse.

Toutes le grandes époques artistiques ont évité que l’œuvre ait son centre de gravité dans ce qui est humain (…) styliser, c’est déformer le réel, déréaliser. Stylisation implique déshumanisation.

De Beethoven à Wagner, le thème de la musique fut l’expression de sentiments personnels (…) Il n’y avait pas d’autres plaisirs esthétiques que la contagion.

« Toute maîtrise jette le froid » (Mallarmé).

La statue de cire, c’est le mélodrame à l’état pur (…)
Le mélodrame atteint chez Wagner l’exaltation la plus démesurée. Et comme c’est toujours le cas, dès qu’une forme atteint son apogée, elle commence à se transformer en son contraire. Déjà chez Wagner, la voix humaine cesse d’être protagoniste et elle est engloutie dans le vacarme cosmique des autres instruments. Mais une transformation plus radicale était inévitable. Il fallait extirper les sentiments privés de la musique, la purifier en une objectivation exemplaire. Telle fut la prouesse de Debussy. Grâce à lui, il est possible d’écouter de la musique sereinement, sans ivresse ni sanglots (…)
Cette transformation du subjectif en objectif est d’une telle importance (…) Debussy a déshumanisé la musique, c’est pourquoi la nouvelle ère de l’art sonore commence avec lui.

Le poète accroît le monde, ajoutant au réel, qui existe déjà par lui-même, un continent irréel. Auteur vient de « auctor », celui qui accroît. Les Latins appelaient ainsi le général qui gagnait un nouveau territoire pour la patrie.
Mallarmé fut le premier homme du siècle passé à vouloir être un poète.

Auparavant, la métaphore se greffait sur une réalité, à la manière d’une décoration, d’une dentelle ou d’une chape pluviale. Maintenant, au contraire, on essaye d’éliminer le soutien extrapoétique ou réel, et il s’agit de réaliser la métaphore, d’en faire la res poétique.

(…) si nous nous proposons délibérément de réaliser les idées, nous les aurons déréalisées, déshumanisées. Car elles sont, en effet, irréalité (…) Les faire vivre dans leur réalité même, c’est, disons-le ainsi, réaliser l’irréel en tant qu’irréel. Ici, nous n’allons pas de l’esprit au monde, mais en sens inverse ; nous donnons de la plasticité, nous objectivons (…) les schémas, ce qui est interne et subjectif (…)
On est passé de la peinture des choses à la peinture des idées : l’artiste est devenu aveugle au monde extérieur et a retourné ses pupilles vers les paysages internes et subjectifs.

Depuis lors, les styles qui se sont succédés ont augmenté la dose d’ingrédients négatifs et blasphématoires dans lesquels se complaisait, voluptueuse, la tradition, au point qu’aujourd’hui le profil du nouvel art est presque composé de pures négations de l’art ancien.

Car, en fin de compte, agresser l’art passé, de manière si générale, revient à se retourner contre l’Art lui-même ; car qu’est-ce que l’art concrètement si ce n’est celui qui s’est fait jusqu’ici ? (…) La haine de l’art ne peut surgir que là où germent également la haine de la science,  la haine de l’Etat, la haine, en somme, de toute la culture.

(…) la nouvelle inspiration est toujours, et de manière indéfectible, comique (…) l’art lui-même se fait plaisanterie (…) On se tourne vers l’art précisément parce qu’on le reconnaît en tant que farce (…) l’artiste d’aujourd’hui nous invite à contempler un art qui est une blague, qui est, essentiellement, une moquerie de lui-même (…) le nouvel art tourne l’art en ridicule.

Etre artiste équivaut à ne pas prendre au sérieux l’homme si sérieux que nous sommes lorsque nous ne sommes pas artistes.

On ne comprend pas bien la situation si on ne confronte pas à ce qu’était l’art (…) tout au long du siècle dernier. La poésie ou la musique étaient alors des activités d’une énorme portée ; on n’attendait rien moins d’elles que le salut de l’espèce sur les ruines des religions et du relativisme inévitable de la science (…) Il fallait voir l’air solennel qu’adoptait le grand poète et le musicien génial face à la masse ; air de prophète ou de fondateur de religion, posture majestueuse d’homme d’Etat responsable des destinées universelles (…)
Tout le nouvel art devient compréhensible (…) lorsqu’on l’interprète comme une tentative de créer de la puérilité dans un monde ancien (…)

Le nouveau style doit évidemment être rapproché du triomphe des sports et des jeux.  (…) Le triomphe du sport signifie la victoire des valeurs de la jeunesse sur celle de la vieillesse (…) Dans ma génération, les manières de la vieillesse jouissaient encore d’un énorme prestige. Le jeune homme aspirait à ne plus être un jeune homme le plus tôt possible (…) Cela ne fait aucun doute : l’Europe entre dans une étape de puérilité.

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