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lundi 31 août 2015

« Les dieux ont soif » d’Anatole France (1912)

Sa mère lui avait dit : « Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le magasin de Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens. »  Elles eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux (…) Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.

Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort…

Le jeune dragon se tint debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était assise. A quoi l’on pouvait voir que la révolution était accomplie, car, sous l’ancien régime, un homme n’eût jamais, en compagnie, touché seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par l’éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse, estimant d’ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix singulier à l’abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait l’avoir.

Mais qu’est ceci et que signifie ce prodige étrange ? Naguère encore il fallait chercher les coupables, s’efforcer de les découvrir dans leur retraite et de leur tirer l’aveu de leur crime. Maintenant, ce n’est plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d’une proie timide : voici que de toutes parts s’offrent les victimes. Nobles, vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le tribunal, arrachent aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit dont ils sont impatients de jouir.

Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmes un accusé qu’ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des sarcasmes. A mesure qu’ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsions de leur cœur.
Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait l’excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés dans les tribunes et dans l’enceinte publique, d’après des témoignages forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux.

Brotteaux n’en était pas surpris : il savait que les hommes avouent volontiers la cruauté, la colère, l’avarice même, mais jamais la lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans une société polie, en un danger mortel. C’est pourquoi, songeait-il, tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont composées que de braves !

Ils voyaient Dieu, ces jurés du tribunal révolutionnaire. L’Être suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes (…) Le fauteuil de l’accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant contenir cinquante individus : on ne procédait plus que par fournées.

La Commune réunie là est telle que l’a faite l’épuration jacobine : des juges et des jurés du Tribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques, peu de sabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges (…) Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher de la liberté, un océan d’indifférence les environne (…)
Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l’Hôtel de Ville et est acclamé (…) Il parle, il parle d’une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s’aperçoivent, épouvantés, que c’est un homme de parole, un homme de comités, de tribune, incapable d’une résolution prompte et d’un acte révolutionnaire.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin :
-       - Va donc ! buveur de sang ! Assassin à dix-huit francs par jour !… Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche !
C’étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.

La charrette tourna sur le quai des Morfondus (…) on allait à la place de la Révolution, à l’échafaud de Robespierre.

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