Dans le dictionnaire
de la langue russe, la définition [de « starets »] s’apparente d’ailleurs
à « l’ancien ».
Manifestement,
lorsque le coup de pieu avait manqué le tuer, quand le sang s’était mis à
jaillir de son visage, Raspoutine avait éprouvé une sensation particulière.
L’adolescent, rué de coups, avait éprouvé une joie étrange au fond de lui-même,
quelque chose que plus tard il appelait « la joie de l’humiliation »,
« la joie de la souffrance, de l’outrage ».
A travers la
doctrine des « Khlysty » […] la grande purification de l’âme
rapprochait […] l’homme de Dieu. Cette alternance du grand péché et du grand
repentir constituait le pivot central de la doctrine « Khlyst ».
Péché – repentir – purification composaient l’indispensable gymnastique de
l’âme. […] La secte demeura en priorité paysanne…
L’idée consistait
à se libérer du péché par le péché […]. Au milieu du XVIIIe siècle,
la secte des « skopty » (les castrats) se détacha de celle des
« Khlysty ».
Les
« Khlysty »
« pourchassés dans les coins perdus », les
« navires » et les « flotilles » dispersés à travers toute
la Russie maintenaient entre eux des contacts clandestins permanents. Pour ce
faire, ils utilisaient des messagers, appelés « Séraphims » ou encore
« anges volants », c’est-à-dire des pèlerins qui allaient d’un navire
à l’autre. Là peut-être se cache la solution de l’énigme que constitue la
première moitié de la vie agitée et à
jamais mystérieuse du pèlerin expérimenté.
La grand-mère
d’Alexandre Men, célèbre prêtre orthodoxe assassiné à Moscou en 1990 et l’une
des grandes figures de l’œcuménisme contemporain, n’avait pas seulement été
guérie par lui ; le père Jean lui avait aussi prédit que, bien que de
famille juive, elle aurait un petit-fils qui deviendrait un prêtre orthodoxe.
… en 1903, lors
des colloques philosophiques religieux, les grandes figures de
l’intelligentsia[…] pensaient que l’union entre la fraction spirituelle de l’intelligentsia et celle du
simple peuple – c’est-à-dire les sectes – permettrait de faire barrage à la
tempête qui s’annonçait. Les sectes, comme pont menant au peuple ?
Or l’évêque de
Saratov, farouche opposant à la libre pensée, qui selon lui menait la Russie au
désastre, œuvrait en faveur d’une intervention résolue de l’Eglise dans la vie
idéologique du pays […] Lorsqu’il était recteur au séminaire de Tiflis, il
punissait impitoyablement les séminaristes qui exprimaient des idées libérales.
Et, en 1899, il chassa un jeune pensionnaire nommé Joseph Djougachvili, qui
entrerait dans l’histoire sous le nom de Staline…
Mais je lui ai dit
catégoriquement : « Va-t’en, tu n’es qu’un menteur ». L’évêque
ne comprenait pas non plus le moujik. Grigori avait horreur des conflits. Il
était prêt à s’abaisser pourvu qu’il se réconcilie avec le brave et naïf
Théophane…
Mais la veuve
d’Alexandre III avait déjà compris que Raspoutine n’était qu’un sinistre outil
dont ils avaient décidé de se servir pour renverser l’empire. Ce que
résumeraient plus tard Kerenski d’une formule lapidaire : « Sans
Raspoutine, il n’y aurait pas eu Lénine ».
« Je suis
resté onze ans dans l’administration pénitentiaire centrale… et j’ai eu
l’occasion de voir tous les bagnes, et…parmi les vagabonds sibériens d’ascendance
inconnue, il y a tous les Raspoutine qu’on veut. Tout en se signant, ils sont capables,
toujours avec le même sourire, de vous prendre par la gorge et de vous
étrangler. »
…Raspoutine
n’était pas un Tartuffe plein de ruses, qui se payait la tête des gens, avec
ses pieux discours. Tartuffe est un personnage européen. Raspoutine, est un personnage
mystérieux, asiatique, ô combien plus complexe et plus fascinant.
Il résolut de
laisser s’installer en lui le démon de la luxure, qui l’attirait tant. Et de
l’abattre à l’intérieur de son propre corps […] il était sincèrement convaincu
qu’en couchant avec elles il les avait délivrées du péché.
Le fol en Christ
[…] défiait ces biens et ces tentations en se conduisant de façon inhumaine,
monstrueuse (« ourod » : monstre et
« youroding » : fol en Christ sont des mots de même racine).
Il ne s’était pas
écoulé deux semaines depuis le tragique attentat de Sarajevo que tombait,
victime d’un coup de couteau, le seul homme qui fût sans doute susceptible
d’empêcher l’intervention de la Russie et donc la guerre mondiale.
Les jolies petites
dames, quant à elles, n’avaient non plus aucun mal à accéder à Raspoutine.
Elles n’avaient qu’à se procurer son numéro de téléphone et l’appeler
directement. Alors, la bonne réponse à la question «Quel âge avez-vous, et
êtes-vous jolie ? » leur ouvrait la porte de l’appartement de la rue
Gorokhovaïa. En revanche, les hommes aisés, sans parler des riches, devaient
passer par les secrétaires.
… Raspoutine
sortait toujours vainqueur des confrontations, même avec les gens les plus
malintentionnés à son égard.
« Raspoutine
ne se joignit pas immédiatement à la conversation ; conformément à son
habitude, il étudia soigneusement les personnes présentes, puis commença à
placer des répliques bien sorties, essentiellement sous forme d’aphorismes. »
L’Eglise était une
institution strictement contrôlée par les tsars, par l’intermédiaire du
Saint-Synode.
…en fait il
aspirait à ce que l’on résiste à ses assauts de façon à pouvoir
« lâcher ».
« Chez les
Tsiganes, toute une assemblée était réunie pour Raspoutine. Là, Raspoutine s’est
débridé, dansant sans cesse et buvant du madère. D’ailleurs, sa danse m’a
stupéfié. Il tournait parfois sur place pendant une demi-heure, au point que je
me demandais comment il faisait pour ne pas avoir la tête qui tournait. »
« Raspoutine
était conscient de sa déchéance, et il en souffrait… Je me souviens, six mois
avant sa mort, il est venu me voir, ivre et, sanglotant amèrement, il m’a
raconté qu’il avait fait la bringue toute la nuit chez les Tsiganes en y
laissant deux milles roubles, alors qu’à six heures il devait aller chez la
tsarine. Je l’ai conduit dans la chambre de ma fille, où, au milieu de ses
sanglots, il m’a dit : « Je suis le diable. Je suis le démon. Je suis
un pécheur, alors qu’autrefois j’étais un saint. Je ne suis pas digne de rester
dans cette chambre pure. ».
C’était sans doute un homme profondément religieux. Et, en même temps, un grand pécheur… Avec l’éternelle naïveté du paysan russe inculte, il tenta de concilier les passions charnelles secrètes et la doctrine du Christ. Il en arriva aux sectes, aux « Khlysty », à la débauche, tout en demeurant profondément croyant ! Il incarnait cette capacité incroyable de l’homme russe à vivre pieusement à l’intérieur, tout en baignant dans le péché en permanence […] Il continuait à prier sans comprendre qu’il était déjà au service de l’Antéchrist.
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