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samedi 10 octobre 2015

« Le Très-Bas » de Christian Bobin (1992)

Un père c’est quelqu’un qui représente autre chose que lui-même en face de son enfant, et qui croit à ce qu’il représente : la loi, la raison, l’expérience. La société.

Petits enfants du vingtième siècle, vos parents sont fatigués. Ils ne croient plus en rien. Ils vous demandent de les porter sur vos épaules, de leur donner cour et force. Petits enfants des temps modernes, vous êtes des rois dans un désert.

La prison de Pérouse, la maladie d’Assise et le rêve de Spolète : trois plaies discrètes par lesquelles s’en va le mauvais sang de l’ambition.

Il va là où le chant ne manque jamais de souffle, là où le monde n’est plus qu’une seule note élémentaire tenue infiniment, une seule corde de lumière vibrant éternellement en tout, partout.

Il devine à l’instinct que la vérité est bien plus dans le bas que dans le haut, bien plus dans le manque que dans le plein. Et qu’est-ce que la vérité ? La vérité n’est rien d’extérieur à nous. La vérité n’est pas dans la connaissance qu’on en prend mais dans la jouissance qu’elle nous donne. La vérité est une jouissance telle que rien ne peut l’éteindre, un trésor que même la mort – cette pie voleuse – ne saura prendre.

« Mais, dis-moi, qu’est ce qu’un père qui lui-même se soumet comme un petit garçon à la loi de l’argent, à la loi du sérieux, à la loi du monde mort ?

Regarde-moi, je vais partir. Je ne m’agenouille plus devant vos lois, j’ai trouvé mon seul maître. Je vais mettre à profit ton expérience des affaires. Je vais traiter de main à main avec l’éternel, engager jusqu’au dernier sou de mon âme et recevoir en échange toute la création. La belle affaire : d’un côté la fausse monnaie de mon sang, de l’autre côté tout l’amour du monde. Je serai riche bien autrement que toi. Je serai riche par tout ce que perdrai (…) Dans le monde de l’esprit c’est en faisant faillite qu’on fait fortune.

Le fou est celui qui, énonçant la vérité, la rabat sur lui, la capte à son profit. Le saint est celui qui, énonçant la vérité, la renvoie aussitôt à son vrai destinataire, comme on rajoute sur une enveloppe l’adresse qui manquait. Je dis le vrai donc je ne suis pas fou, dit le fou. Je dis le vrai mais je ne suis pas vrai, dit le saint. Je ne suis pas saint, dit le saint, Dieu seul l’est, à qui je vous renvoie.

C’est le jongleur Isaïe qui crache le feu du Verbe (…) Dieu enragé de son bon droit : ils me doivent tout. Sans moi, ils n’étaient que terre gluante, marécages désolés. Sans le feu de mon souffle dans leurs veines (…) ils n’auraient jamais connu l’ivresse d’avoir une vie et de ne savoir qu’en faire. Les imbéciles : une vie c’est fait pour qu’on la donne - et pour rien d’autre.

Les bêtes auprès de Dieu vivaient loin de leur nom. Elles gardent en elle quelque chose de ce premier silence. Par un côté elles tiennent de Dieu et par l’autre côté elles tiennent de l’homme. Elles errent, craintives, entre les deux. C’est à ces débuts que François d’Assise revient en prêchant aux oiseaux. En leur donnant un nom, l’homme les enfermait dans son histoire à lui, dans le fléau de sa vie et de sa mort. En leur parlant de Dieu, François les délivre de cette fatalité, les renvoie à l’absolu d’où tout s’est échappé comme d’une volière ouverte.

Dieu. Cette vieillerie de Dieu, cette vieille bougie de Dieu brûlant au noir des siècles, ce feu follet rouge sang, cette misère d’une chandelle mouchée par tous les vents, nous, gens du vingtième siècle, nous ne savons qu’en faire. Nous sommes des gens de raison. Nous sommes des adultes. Nous ne nous éclairons plus à la bougie. Nous avons un temps espéré que les Églises nous délivreraient de Dieu. Elles étaient faites pour ça. Les religions ne nous dérangeaient pas. Les religions sont pesantes et la pesanteur nous rassurait plutôt. C’est la légèreté qui nous fait horreur, cette légèreté de Dieu en Dieu, de l’esprit dans l’esprit. Et puis nous sommes sortis des Églises. Nous avons fait un grand chemin. De l’enfance à l’âge adulte, de l’erreur à la vérité. Nous savons à présent où est la vérité. Elle est dans le sexe, dans l’économie et dans la culture. Et nous savons bien où est la vérité de cette vérité. Elle est dans la mort. Nous croyons au sexe, à l’économie, à la culture et à la mort. Nous croyons que le fin mot de tout revient à la mort, qu’il grince entre ses dents serrées sur leur proie, et nous regardons les siècles passés du haut de cette croyance, avec indulgence et mépris, comme tout ce qu’on regarde de haut. Nous ne pouvons leur en vouloir de leurs erreurs. Elles étaient sans doute nécessaires. Maintenant nous avons grandi. Maintenant nous ne croyons qu’à ce qui est puissant, raisonnable, adulte, et rien n’est plus puéril que la lumière d’une bougie tremblant dans le noir.

Il n’y a devant l’amour aucun adulte, que des enfants, que cet esprit d’enfance qui est abandon, insouciance, esprit de la perte d’esprit. L’âge additionne. L’expérience accumule. La raison construit. L’esprit d’enfance ne compte rien, n’entasse rien, ne bâtit rien.

La religion, c’est ce qui relie, et rien n’est plus religieux que la haine : elle rassemble les hommes en foule sous la puissance d’une idée ou d’un nom quand l’amour les délivre un à un par la faiblesse d’un visage ou d’une voix.

Le mot de « route » disent les dictionnaires, est apparu au treizième siècle, sorti de la gangue argileuse du latin « rumpere », « briser violemment », devenu « rupta », « chemin frayé en coupant une forêt ».

Au treizième siècle, il y avait les marchands, les prêtres et les soldats. Au vingtième siècle, il n’y a plus que les marchands. Ils sont dans leurs boutiques comme les prêtres dans leurs églises. Ils sont dans leurs usines comme des soldats dans leurs casernes. Ils se répandent dans le monde par la puissance de leurs images. On les trouve sur les murs, sur les écrans, dans les journaux. L’image est leur encens, l’image est leur épée. Le treizième siècle parlait au cœur. Il ne lui était pas nécessaire de parler fort pour se faire entendre. Les chants du Moyen Âge font à peine plus de bruit que de la neige tombant sur de la neige.

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