Un père c’est quelqu’un qui
représente autre chose que lui-même en face de son enfant, et qui croit à ce
qu’il représente : la loi, la raison, l’expérience. La société.
Petits enfants du vingtième
siècle, vos parents sont fatigués. Ils ne croient plus en rien. Ils vous
demandent de les porter sur vos épaules, de leur donner cour et force. Petits
enfants des temps modernes, vous êtes des rois dans un désert.
La prison de Pérouse, la maladie
d’Assise et le rêve de Spolète : trois plaies discrètes par lesquelles
s’en va le mauvais sang de l’ambition.
Il va là où le chant ne manque
jamais de souffle, là où le monde n’est plus qu’une seule note élémentaire
tenue infiniment, une seule corde de lumière vibrant éternellement en tout,
partout.
Il devine à l’instinct que la
vérité est bien plus dans le bas que dans le haut, bien plus dans le manque que
dans le plein. Et qu’est-ce que la vérité ? La vérité n’est rien
d’extérieur à nous. La vérité n’est pas dans la connaissance qu’on en prend
mais dans la jouissance qu’elle nous donne. La vérité est une jouissance telle
que rien ne peut l’éteindre, un trésor que même la mort – cette pie voleuse –
ne saura prendre.
« Mais, dis-moi, qu’est ce
qu’un père qui lui-même se soumet comme un petit garçon à la loi de l’argent, à
la loi du sérieux, à la loi du monde mort ?
Regarde-moi, je vais partir. Je
ne m’agenouille plus devant vos lois, j’ai trouvé mon seul maître. Je vais
mettre à profit ton expérience des affaires. Je vais traiter de main à main
avec l’éternel, engager jusqu’au dernier sou de mon âme et recevoir en échange
toute la création. La belle affaire : d’un côté la fausse monnaie de mon
sang, de l’autre côté tout l’amour du monde. Je serai riche bien autrement que
toi. Je serai riche par tout ce que perdrai (…) Dans le monde de l’esprit c’est
en faisant faillite qu’on fait fortune.
Le fou est celui qui, énonçant la
vérité, la rabat sur lui, la capte à son profit. Le saint est celui qui,
énonçant la vérité, la renvoie aussitôt à son vrai destinataire, comme on
rajoute sur une enveloppe l’adresse qui manquait. Je dis le vrai donc je ne
suis pas fou, dit le fou. Je dis le vrai mais je ne suis pas vrai, dit le
saint. Je ne suis pas saint, dit le saint, Dieu seul l’est, à qui je vous
renvoie.
C’est le jongleur Isaïe qui
crache le feu du Verbe (…) Dieu enragé de son bon droit : ils me doivent
tout. Sans moi, ils n’étaient que terre gluante, marécages désolés. Sans le feu
de mon souffle dans leurs veines (…) ils n’auraient jamais connu l’ivresse
d’avoir une vie et de ne savoir qu’en faire. Les imbéciles : une vie c’est
fait pour qu’on la donne - et pour rien d’autre.
Les bêtes auprès de Dieu vivaient
loin de leur nom. Elles gardent en elle quelque chose de ce premier silence. Par
un côté elles tiennent de Dieu et par l’autre côté elles tiennent de l’homme.
Elles errent, craintives, entre les deux. C’est à ces débuts que François
d’Assise revient en prêchant aux oiseaux. En leur donnant un nom, l’homme les
enfermait dans son histoire à lui, dans le fléau de sa vie et de sa mort. En
leur parlant de Dieu, François les délivre de cette fatalité, les renvoie à
l’absolu d’où tout s’est échappé comme d’une volière ouverte.
Dieu. Cette vieillerie de Dieu,
cette vieille bougie de Dieu brûlant au noir des siècles, ce feu follet rouge
sang, cette misère d’une chandelle mouchée par tous les vents, nous, gens du
vingtième siècle, nous ne savons qu’en faire. Nous sommes des gens de raison.
Nous sommes des adultes. Nous ne nous éclairons plus à la bougie. Nous avons un
temps espéré que les Églises nous délivreraient de Dieu. Elles étaient faites
pour ça. Les religions ne nous dérangeaient pas. Les religions sont pesantes et
la pesanteur nous rassurait plutôt. C’est la légèreté qui nous fait horreur,
cette légèreté de Dieu en Dieu, de l’esprit dans l’esprit. Et puis nous sommes
sortis des Églises. Nous avons fait un grand chemin. De l’enfance à l’âge
adulte, de l’erreur à la vérité. Nous savons à présent où est la vérité. Elle
est dans le sexe, dans l’économie et dans la culture. Et nous savons bien où
est la vérité de cette vérité. Elle est dans la mort. Nous croyons au sexe, à
l’économie, à la culture et à la mort. Nous croyons que le fin mot de tout
revient à la mort, qu’il grince entre ses dents serrées sur leur proie, et nous
regardons les siècles passés du haut de cette croyance, avec indulgence et
mépris, comme tout ce qu’on regarde de haut. Nous ne pouvons leur en vouloir de
leurs erreurs. Elles étaient sans doute nécessaires. Maintenant nous avons
grandi. Maintenant nous ne croyons qu’à ce qui est puissant, raisonnable,
adulte, et rien n’est plus puéril que la lumière d’une bougie tremblant dans le
noir.
Il n’y a devant l’amour aucun
adulte, que des enfants, que cet esprit d’enfance qui est abandon, insouciance,
esprit de la perte d’esprit. L’âge additionne. L’expérience accumule. La raison
construit. L’esprit d’enfance ne compte rien, n’entasse rien, ne bâtit rien.
La religion, c’est ce qui relie,
et rien n’est plus religieux que la haine : elle rassemble les hommes en
foule sous la puissance d’une idée ou d’un nom quand l’amour les délivre un à
un par la faiblesse d’un visage ou d’une voix.
Le mot de « route »
disent les dictionnaires, est apparu au treizième siècle, sorti de la gangue
argileuse du latin « rumpere »,
« briser violemment », devenu « rupta »,
« chemin frayé en coupant une forêt ».
Au treizième siècle, il y avait
les marchands, les prêtres et les soldats. Au vingtième siècle, il n’y a plus
que les marchands. Ils sont dans leurs boutiques comme les prêtres dans leurs
églises. Ils sont dans leurs usines comme des soldats dans leurs casernes. Ils
se répandent dans le monde par la puissance de leurs images. On les trouve sur
les murs, sur les écrans, dans les journaux. L’image est leur encens, l’image
est leur épée. Le treizième siècle parlait au cœur. Il ne lui était pas
nécessaire de parler fort pour se faire entendre. Les chants du Moyen Âge font
à peine plus de bruit que de la neige tombant sur de la neige.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire