C’est (…) dans la province de Trapani (…) à l’extrême ouest de la
Sicile, plus précisément sur l’île de Favignana, que les criminels situent la
naissance mythique des mafias de Sicile (Cosa Nostra), de Calabre (‘Ndrangheta)
et de Campanie (Camorra).
(…) en 1877, La Sicilia cattolica, l’organe officiel de la curie épiscopale de
Palerme, avait publié des pages impressionnantes pour dénoncer sans détour la
collusion entre la « bonne société » et le crime organisé : « A quoi bon être un avocat, un maire,
un propriétaire terrien et même un député si on se sert de ces propriétés et de
ces titres pour protéger le brigandage ? (…) Pour parvenir à quelque chose
de positif, il ne faut pas transiger avec la Mafia ! » Et
encore : « Les criminels
avaient tous leurs protecteurs, leurs influences en haut lieu, leurs amis
inviolables. Et ces derniers se servaient des bandits, et s’en servaient
beaucoup… »
La première excommunication des mafieux par les évêques siciliens
remonte à 1944, mais les mots « mafias » ou « mafieux » n’y
figuraient pas explicitement.
Don Pino Puglisi sera assassiné le 15 septembre 1993, jour de son 56è
anniversaire. Quand le tueur Salvatore Grigoli s’approche de lui, don Pino lui
sourit : « Je vous attendais. »
Pendant longtemps oublié, le martyrologue des prêtres siciliens
éliminés par les familles mafieuses était terrifiant déjà au début du siècle
dernier : don Filippo Forti, tué à Cataldo en 1910 ; don Girgio
Gennaro, assassiné en 1916 à Ciaculli ; don Costantino Stella, curé de
Resuttana, éliminé en 1919. Et l’année
suivante, deux prêtres encore assassinés à quelque semaines d’intervalle,
le 13 septembre et le 17 novembre : don Gaetano Millunzi, curé de
Monreale, et Stefano Caronia, archiprêtre de Gibellina.
Le 28 juillet 1993, dans la capitale « éternelle », les
bombes mafieuses visent le berceau même du catholicisme : la basilique
Saint-Jean-de-Latran, « mère » de toutes les églises du monde et qui
passe dans l’ordre protocolaire avant même la basilique Saint-Pierre. Quelques
semaines auparavant, le « patron » du lieu, Jean-Paul II, lors d’un
déplacement à Agrigente, en Sicile, avait lancé à la foule un cri du cœur resté
célèbre : « Mafieux, convertissez-vous, un jour arrivera le
jugement de Dieu ! »
Depuis ses 44 ans, don Luigi vit sous escorte policière, vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.
Affaiblie par les coups de filet à répétition, Cosa nostras serait
aujourd’hui fortement concurrencée en Italie, au sommet du crime, par la Camorra
(Mafia de la région de Naples) et surtout par la puissante ‘Ndrangheta (Mafia
de Calabre).
(…) le chiffre d’affaires des mafias était estimé à près de 700
milliards d’euros, soit autant que les PIB du Danemark, de l’Irlande, de la
Bulgarie et de la Belgique mis ensemble.
En Italie, les personnes vivant dans des conditions de relative
pauvreté, c’est-à-dire contraintes à vivre avec moins de 506 € par mois, sont
au nombre de 9,5 millions. A celles-ci s’ajoutent les 4,8 millions de personnes
qui se trouvent vraiment dans une pauvreté absolue, vivant avec moins de 17 €
par jour (…) l’Italie en première place dans les classements européens
concernant la pauvreté des mineurs (…) Le pic se situe encore une fois dans le
Sud, avec près de 73%. Quant à la pauvreté culturelle, elle s’exprime dans les
6 millions de personnes analphabètes que compte le pays.
L’Italie est le seul pays européen où les mafias peuvent craindre la
séquestration des patrimoines acquis de façon illicite. C’est l’une des raisons
qui expliquent pourquoi les clans sot en train de délocaliser leurs
investissements dans le reste de l’Europe, où les normes pénales antimafia sont
pratiquement absentes et où il est presque impossible, pour les magistrats, de
soustraire les biens mafieux (…) Dans la péninsule, 2000 entreprises ont été
confisquées au crime organisé. 43% des biens confisqués se trouvent en Sicile…
(…) Au nombre de ces richesses rendues à la société civile figure aujourd’hui
en Sicile la villa de Toto Riina à Corleone, pourvue jadis d’horribles poignées
et robinets en or massif.
(…) le terrorisme international (…) a des conjonctions de plus en plus
fortes avec le grands trafic des mafias.
(…) un nouveau chef d’Etat
italien, Sergio Mattarella, issu justement de l’Ouest sicilien. Son frère aîné
Piersanti fut tué par la Mafia le 6 janvier 1980…
(…) pour changer les choses, il
faut trois ingrédients : la coresponsabilité, le partage, la continuité.
S’engager à la première personne, construire des liens forts et solidaires, se
mettre chaque jour à l’œuvre : voilà les bases du changement.
D’autre part, je dirais qu’entre
la rue et l’Evangile, il n’y a pas de séparation. C’est une seule et unique réalité.
C’est pour cela que l’expression « prêtre de rue » ne me plaît pas,
de même que « prêtre antimafia » ou « prêtre anti-drogue ».
Dans la prêtrise est inscrite la dimension de la rue, du chemin, de la
rencontre, de la recherche.
N’oublions pas que la rue est
citée 109 fois dans l’Evangile ! Elle y est protagoniste. C’est un lieu de
rencontre et de fête, mais aussi de solitude et de désespoir. La rue pose au
fond toujours la même question : comment faire, et même que puis-je faire,
pour que toutes les personnes soient accueillies, aient une maison, un travail,
une dignité, soient appelées par leur nom, ne soient pas un numéro, une chose,
une marchandise. Voilà la question que pose la rue.
(…) je ne me lasse pas de répéter
que la vraie force des mafias est en dehors des mafias au sens strict. Si les
mafias sont tellement puissantes, c’est aussi parce que nous leur avons permis
de se propager.
Dernièrement, 3600 organisations
criminelles ont été recensées dans tout le continent.
Mais il est parfaitement
illusoire de se battre contre les mafias sans changer la configuration du
système économique qui permet ces spéculations, ces monopoles, ces vols de
biens communs (…) Le pouvoir des mafias se fonde sur la complicité de certains,
mais aussi sur l’indifférence du plus grand nombre.
Dans une écoute téléphonique,
Leocula Bagarela, beau-frère de Toto Rijna, dit à l’un de ses
subalternes : « Je peux décider
si demain matin une personne verra le soleil ou pas. Tu comprends… Je ressemble
à Dieu. » Le parrain au lieu du Père : ces délires de
toute-puissance ne sont pas rares.
En Espagne, il y a une chaine de
34 restaurants, avec 400 salariés, dont le nom est tout un programme : La Mafia. Les photos des parrains sont
montrées bien en vue aux murs. Ce type d’initiative laisse amer, car c’est le
signe de la superficialité, des à-peu-près et dans ce cas spécifique, du
cynisme entrepreneurial autour de la question des mafias. En plus dans un pays
qui devrait se poser cette question sérieusement, au vu de la présence et de grands investissements de la ’Ndrangheta
et de la Camorra dans la Péninsule ibérique. C’est un fait que la Mafia se
tourne là où elle renifle l’odeur de l’argent. C’est pourquoi le secteur
agroalimentaire, si rentable, est devenu un « terrain de conquête »
(…) En fait, il s’agit d’une taxe occulte imposée à l’insu des consommateurs
qui payent doublement cher, car les produits sont en même temps chers et de
qualité incertaine.
La moitié des 160 entreprises
confisquées dans le Latium sont des restaurants, des auberges et des bars
enregistrés avec des prête-noms et utilisés par les mafias pour blanchir
l’argent sale. Il y a quelques années, l’affaire du café de Paris a fait
beaucoup de bruit. Ce restaurant romain historique, situé via Veneto et rendu
célèbre par la Dolce Vita de Fellini, était tombé dans l’escarcelle d’un
propriétaire lié à la ‘Ndrangheta, la Mafia calabraise.
Les mafieux avaient saisit, bien
avant les autres, les opportunités qu’offrait l’expansion mondiale du
« libre-échange », où « libre » signifie en substance
« privé de règles ».
(…) la France (…) le pays le plus
« infesté » par les produits contrefaits de la Camorra.
(…) j’ai trouvé extraordinaires
les pages du pape François dans « Guérir de la corruption », un texte
écrit à l’époque où il était encore évêque de Buenos Aires (…) Pour le Pape, la
corruption est plus grave que le péché, car alors que ce dernier agit par
contagion, la corruption agit par prosélytisme. C’est une forme de séduction du
mal cachée derrière une simulation raffinée.
En Sicile, la Mafia moderne
hérite dune histoire multiséculaire d’abus sur les paysans. Les familles
aristocratiques confiaient de vastes domaines agricoles à des administrateurs (massari et gabelloti) dotés de surveillants armés (campieri) et d’autres redoutables hommes de main (sgherri). Après l’unification nationale
(1860), ces corporations informelles ne voulaient pas renoncer à leur
toute-puissance locale et à leur impunité.
Se souvenir ne suffit pas. Il
faut transformer la mémoire en une éthique de l’engagement.
Il y a tant de braves
entrepreneurs honnêtes qui, afin de sauver des emplois, se sont adressés à des
sociétés financières se révélant ensuite des émanations des cosche
Une Europe fidèle aux idéaux de
ses pères fondateurs aurait déjà ouvert depuis longtemps un couloir
humanitaire, comme un service civil de ferries ou de vols charters, pour
arracher aux mafias ce marché abject. Mais à Bruxelles, sauf exception, on raisonne
presque seulement autour de pourcentages, de « spread », de
« dette souveraine »…
(…) il faut d’abord accorder à la
vie commune la même attention qu’on réserve à la vie personnelle. Il faut
sortir de la prison du « tout à l’ego. » (…) Il faut savoir que ce
qu’on fait ne changera pas les choses du jour au lendemain. Mais il y a une
énorme différence entre ne rien faire et faire quelque chose.
Antonino Caponnetto, grand
magistrat, a dit : « La Mafia
craint l’école plus que la justice. L’éducation coupe l’herbe sous le pied de
la culture mafieuse. » (…) Je rencontre souvent des jeunes gens dans
les écoles et j’apprends beaucoup d’eux. Je leur dis de vivre sans se laisser
vivre, de remplir leur vie de vie. Nous n’avons que cette vie pour aimer, pour
nous engager.
Les organisations criminelles se
répandent quand on retire les crédits à l’école et à la recherche, en
prétextant que la « culture ne se mange pas », comme le disait l’un
de nos ministres.
Il faut garder en tête une donnée
symbolique… La Mafia est née comme un phénomène rural, lié aux grandes étendues
des propriétaires terriens. Et encore aujourd’hui, elle voit dans la possession
de la terre, dans son exploitation sans limites, dans sa bétonisation sauvage,
non seulement une grande affaire, mais aussi un signe de prestige et de
pouvoir. Confisquer ces terres, les bonifier, les transformer, les rendre à la
fécondité de la vie, du travail, des relations, représente pour la criminalité
mafieuse l’un des plus graves affronts.
L’espérance est fragile si elle
n’est pas partagée. C’est un bien commun, de même que la liberté et la dignité.
En tant que telle, elle doit être distribuée équitablement : ou bien elle
est à tous ou bien ce n’est pas l’espérance. Le drame de notre temps est de
l’avoir « privatisée », en élargissant la distance entre celui qui a
un avenir garanti et celui qui ne peut même pas imaginer en avoir un. En tant
qu’Europe et en tant que Nations unies, nous nous étions engagés dans
l’après-guerre à dire stop aux discriminations et aux inégalités, selon
l’aspiration de la déclaration universelle des droits de l’homme. Mais le monde
a glissé doucement sur une autre pente : aujourd’hui des droits
fondamentaux comme le travail, l’école, un toit, la sécurité sociale, sont de
moins en moins des droits et de plus en plus des privilèges. L’État social, né
pour concilier éthique et économie, liberté d’entreprendre et justice sociale,
a été démantelé (…) « On ne peut
plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle
n’existe que pour préparer les âmes au Ciel », a écrit le Pape dans
l’exhortation apostolique Evangelii
Gaudium, en ajoutant : « Une
foi authentique implique toujours un profond désir de changer le monde. »
« (…) aux hommes et aux femmes mafieux. S’il vous plaît, changez
de vie, convertissez-vous, arrêtez-vous, cessez de faire le mal ! Et nous,
nous prions pour vous. Convertissez-vous, je vous le demande à genoux ;
c’est pour votre bien. »
(Le Pape François, mars 2014,
Eglise romaine Saint Grégoire VII, veille de la 19ème journée de la
mémoire et de l’engagement organisée par la fondation Libera de Don Luigi
Ciotti).
(…) une société qui ne croit pas
que les personnes puissent changer, c’est une société qui ne croit plus à son
propre changement, une société qui a perdu l’espérance.
Les mafias prospèrent là où les
droits sont remplacés par les faveurs, où les intérêts privés étouffent les
intérêts publics, où le manque de services sociaux, de postes de travail,
d’opportunités d’études et d’outils d’information réduit la liberté des personnes.
La liberté ne peut pas être
seulement celle, sacro-sainte, de la parole. La liberté est avant tout la
possibilité de vivre chacun par ses propres moyens, sans devoir s’humilier face
aux autres, sans devoir renoncer à sa propre dignité. Sans cette dernière
liberté, la première risque de devenir un paravent rhétorique à l’abri duquel
opère un système qui génère des injustices. La violence des mafias, mais aussi
celle du terrorisme (…) mûrit dans les trous de justice sociale et dans les
déserts de sens existentiel.
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