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vendredi 17 juillet 2015

"Le double", de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1846)

Monsieur Goliadkine, tout de suite, selon son habitude de toujours, s’empressa de prendre un air tout à fait particulier – un air qui exprimait clairement que, lui, Goliadkine, il était, comme ça, qu’il n’était rien, que la route était assez large pour tout le monde, et que lui, n’est-ce-pas, Goliadkine, il ne touchait personne.

Notre héros dormir fort mal […] Soit il voyait paraître devant lui, dans une espère de pénombre étrange, mystérieuse, la silhouette d’Andreï Filippovitch – une silhouette sèche, une silhouette rageuse, au regard sec et dur, et aux injures voilées par une déférence glaciale… Et à peine Monsieur Goliadkine se mettait-il à approcher d’Andreï Filippovitch pour, d’une façon ou d’une autre, comme il pouvait, se justifier à ses yeux et lui prouver qu’il n’était pas du tout tel que l’avaient décrit ses ennemis, qu’il était n’est-ce pas, comme ci et puis comme ça et qu’il possédait même, en plus de ses qualités ordinaires, innées, tenez, ceci, et puis cela, c’est là qu’apparaissait cette personne aux penchants indécents et, par tel ou tel moyen qui vous retournait l’âme toute entière, elle détruisait toutes les entreprises de Monsieur Goliadkine, sur-le-champ, sous les yeux mêmes de Monsieur Goliadkine, noircissait jusqu’à la racine toute sa réputation, traînait dans la boue son amour propre et puis, tout de suite, immédiatement, prenait sa place dans le service et dans la société.

Dans le petit groupe des jeunes collègues qui l’entouraient, soudain, et comme par hasard, à la minute où Monsieur Goliadkine se sentait le plus mal, apparut Monsieur Goliadkine-cadet, comme toujours enjoué, avec son petit sourire de toujours, tournoyant comme toujours, bref : le farceur, le coureur, le flatteur, le rieur, agile du jarret et de la langue, comme toujours […] il s’immisça dans le groupe des fonctionnaires, serra la main de l’un, flatta l’épaule de l’autre, fit un baiser léger à un troisième, expliqua à un quatrième quelle était la mission que lui avait confiée Son Excellence, où il était allé, ce qu’il avait fait, et ce qu’il avait ramené ; le cinquième, sans doute son ami le plus proche, il lui fit carrément un baiser sur les lèvres…

… Monsieur Goliadkine-cadet, soudain, et sans doute par erreur […] tendit aussi la main à Monsieur Goliadkine-aîné. Là aussi, sans doute, par erreur, encore qu’il ait en tout le temps nécessaire pour remarquer le malhonnête Monsieur Goliadkine-cadet, notre héros, à la seconde, saisit avidement la main qui lui était tendue d’une façon si surprenante, et la serra de la façon la plus ferme et la plus amicale, il la serra avec une sorte de mouvement intérieur étrange, tout à fait surprenant, une sorte d’émotion larmoyante.
Mais quelle fut la stupeur, la rage, la frénésie, quelle fut l’horreur et la honte de Monsieur Goliadkine-aîné quand son fléau, son ennemi mortel, le malhonnête Monsieur Goliadkine-cadet […] soudain, avec une insolence insupportable, d’un mouvement grossier, arracha sa main de celle de Monsieur Goliadkine-aîné ; bien plus – quand il la secoua comme si le contact venait de la salir dans quelque chose de pas bien du tout ; plus – quand il cracha, accompagnant le crachat du geste le plus offensant…

« On s’embrasse, coco ? » continuait-il avec une familiarité insupportable, s’avançant vers l’homme qu’il avait traîtreusement humilié.

Je pense […] que l’Autorité devrait encourager ce genre de mouvements, ajouta Monsieur Goliadkine […] c’est un mouvement plein de noblesse […] de considérer le chef comme un père […] la noble Autorité, laquelle est paternelle, et de lui confier aveuglément mon destin.

Non, voilà ce que je vais faire : j’y vais, je tombe à ses pieds si je peux, très humblement, et j’implore. N’est-ce-pas, voili-voilà ; je place mon destin entre vos mains ; entre les mains de l’Autorité ; n’est-ce-pas, Votre Excellence, protégez, faites le bonheur d’un homme ; voili-voilà, n’est-ce-pas, comme ci et puis comme ça…

Krestian Ivanovitch, je… moi, je crois – rien, Krestian Ivanovitch, commença notre héros d’une voix timide et tremblotante, cherchant autant que possible, à adoucir cet effroyable Krestian Ivanovitch par son humilité, sa soumission.

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