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vendredi 17 juillet 2015

"Histoire du rire et de la dérision" de Georges Minois (2000)


Le plus farouche adversaire du rire chez les Pères de l’Eglise est saint Jean Chrysostome (IVe siècle) […]. « Vous par ce rire hardi, vous imitez les femmes insensées et mondaines, et, comme celles même qui paraissent sur le planches des théâtres, vous essayez de faire rire les autres. »

Outre le rire de pur divertissement innocent, le plus discret possible, il y a en effet un usage licite, qui est la raillerie contre le mal. Les Pères ne s’en privent pas, en particulier saint Jérôme, qui en use aussi contre les hérétiques. Saint Irénée tourne en ridicule les gnostiques […].

Pour rire, il faut un semblant de doute, un début de prise de distance, au moins fictive, par jeu. Le fanatique ne joue pas : il « y croit », et il « s’y croit ». Il ne fait qu’un avec sa foi. 

[…] le concile de Carthage en 398 excommunie ceux qui quittent l’église pour aller au spectacle les jours de fête […] Pour tous les fondateurs d’ordre religieux, le rire est considéré comme un ennemi de la vie chrétienne parfaite, un élément perturbateur de l’ordre, né avec le péché originel, et une manifestation d’orgueil, car le rire est toujours sentiment de supériorité, mépris et raillerie de l’autre.

[…] les saints pères racontent les grotesques efforts accomplis par les démons pour les faire rire, ce qui confirme le jugement de saint Ephrem : un solitaire qui commencerait à rire serait acquis au diable.

Le rire de la fête médiévale est, jusqu’au XIVe siècle, le rire d’une société sûre de ses valeurs. C’est aussi pourquoi il est obligatoire et ne tolère par les « faces de carême », assimilées à des réfractaires, à des étrangers, à des adversaires. 

Au XIIe et XIIIe siècle, l’animation est garantie par deux catégories turbulentes : les goliards et les clercs de la basoche. Les premiers appartiennent au monde de la culture scolaire et universitaire ; utilisant le latin, ils composent des chansons, les « carmina burana », des farces, des messes parodiques […] En fait, ce que l’on condamne chez eux, ce n’est ni le rire ni le contenu trop audacieux de leurs propos, mais leur genre de vie. C’est leur vagabondage qui rend leur rire dangereux. 

[…] « carnaval » de carne levamen, […] signifiant le moment où la viande (carne) va être « enlevée », interdite pendant le carême.

Le terme bas-latin « masca » signifiant « sorcière » […].

[…] des fabliaux, ces petits contes en vers, brutaux, cyniques, grossiers, obscènes même […] sont typiques de la période centrale du Moyen Âge (1180-1330) […] Dans ce monde impitoyable […] la ruse est la valeur suprême, qui seule permet de survivre, au mépris de la morale chrétienne.

La farce. Il s’agit cette fois de théâtre, donc d’un genre plus spectaculaire ; théâtre de plein air, souvent lié au carnaval, et attirant par conséquent un public plus populaire, urbain […] le mari, la femme et le curé forment le trio central […] Un spectacle complet est souvent précédé par un lâcher de diable dans la ville […] Ces diables, qui joueront dans la pièce, sont des pauvres – d’où l’expression « pauvre diable » - qui profitent de l’occasion pour injurier le bourgeois, commettre des larcins, faire un tapage infernal accompagné de rire retentissants – d’où le « rire diabolique ». Ces pauvres, qui « tirent le diable par la queue », sont insolents « en diable » et font un vacarme « de tous les diables ». 

Il est probable que nul ne voie la moindre incongruité dans le voisinage entre la farce et le mystère.

[…] Triboulet à la cour de France – terme du vieux verbe « tribouler », qui signifie « avoir une cervelle branlante » et d’où vient notre mot de « tribulation » […].

Comme dans l’Antiquité, le fou a souvent le crâne rasé, à l’exception d’une mèche […] le fou revêt une casaque bariolée, avec bordures en dents de scie et losanges jaunes et verts. Le vert est couleur de ruine et déshonneur ; le jaune, couleur du safran – qui a des influences maléfiques et agit sur le système nerveux, provoquait un rire incontrôlé –, est la couleur des laquais, de la bassesse, des Juifs [...]. Sur son habit sont cousues des clochettes, dont le tintement incessant fait penser au chaos primitif, à la matière organisée, le fou tient une marotte, bâton surmonté d’une tête de bouffon, avec des grelots ; c’est son sceptre dérisoire…

Tous ces fous et toutes ces folles sont des gens importants, internationalement connus ; on se les achète, on se les prête, et chaque transfert est abondamment commenté […] il y eut de véritables dynasties des fous, voire des centres de formation, des pépinières de la folie officielle…

Saint Thomas d’Aquin […] pense même que les agélastes, les ennemis du rire, sont des pécheurs – des pécheurs contre la raison. En montrant toujours un visage triste, ils sont difficiles à supporter, et désagréables aux autres […]. Eutrapélie : voilà, en bon aristotélicien, le maître mot de Thomas d’Aquin […] L’eutrapélie est une vertu de modération, qui se manifeste par une saine gaieté, opposée au rire agressif et excessif de la « bolomachia » ou surabondance.

Rire de tout, c’est s’accommoder de tout, abolir le bien et le mal au bénéfice du « cool ».

En 2000, le président Clinton va jusqu’à faire enregistrer une vidéo dans laquelle il réalise un solo de clown.

« Hier l’inversion carnavalesque et sa capacité de métamorphose faisait trembler les hiérarchies et troublait les formes de domination, aujourd’hui le rire vient les cacher, il est une tromperie destinée à ne rien faire bouger. Que chacun reste à sa place en faisant semblant de changer, de se métamorphoser : telle est la dure loi du comique quand la télévision s’en empare et que les animateurs de télévision règnent en seigneurs intouchables… »
(Olivier Mongin, in « Esprit », 1996)

Les fêtes qui surgissent actuellement de partout, ne ressuscitent pas l’esprit de la fête archaïque. Celle-ci constituait, comme l’a montré Nietzsche, un point d’équilibre exceptionnel, fragile, entre ce qu’il appelait le pôle apollinien (…) et le pôle dionysiaque (…) Le paradoxe est que la société moderne voudrait faire de ce « phénomène limite exceptionnel » un mode d’existence permanent une façon d’être (…) la véritable fête nécessite une rupture.

La fête obligatoire et perpétuelle, qui se présente comme la solution collective à l’angoisse d’un monde qui a perdu son sens, rend impossible la forme individuelle du rire qu’est l’humour. Celui-ci jonglant avec le sérieux et le dérisoire, comment faire de l’humour dans un monde où tout est dérisoire ?

Dans le jeu de la séduction, le rire supplée à l’absence de charme. Son emprise est comparable au charme physique : celui qui rite ne résiste plus (…)
« cocasse » (de « coquand », c’est-à-dire étrangeté bouffonne) (…)
« drôle » (d’une terme néerlandais voulant dire « petit bonhomme inquiétant ») (…)
« pitre »  viendrait de piètre (…)
« ricaner » de l’ancien français « rechaner » = braire
« railler » de l’italien « ragliare » désignant un cri animal
« marrant » : antiphrase qui provient de l’ancien français « se marrir », s’ennuyer.

Le rire, dans les mythes grecs, n’est vraiment joyeux que pour les dieux. Chez les hommes, il n’est jamais joie pure; la mort n’est jamais bien loin…

… rire sardonique […] cette expression dont l’origine et le sens intriguaient les Anciens […] L’homophonie attire l’attention sur la Sardaigne où, d’après les légendes, Talos, l’homme de bronze, sautait dans le feu en serrant sa victime qui « avaient en mourant. La bouche étirée et contractée, d’où le rire sardonique », note Zenobius. Une autre version sarde, rapportée au IIIème siècle de notre ère par Seilenos, attribue le rire sardonique au spasme de ceux qui sont empoisonnés par l’absorption d’une sorte de renoncule poussant dans cette île et en Sicile.

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