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mardi 23 juin 2015

"Une vie bouleversée" de Etty Hillesum (1941-1943)

La source vitale doit toujours être la vie elle-même, non une autre personne. Beaucoup de gens, des femmes surtout, puisent leurs forces chez un autre être, c’est lui leur source vitale, non la vie elle-même. 

Il est bien difficile de vivre en bonne intelligence avec Dieu et avec son bas-ventre. 

Dévorer des livres, comme je l’ai fait depuis ma plus tendre enfance, n’est qu’une forme de paresse. Je laisse à d’autres le soin de s’exprimer à ma place. Je cherche partout la confirmation de ce qui fermente et agit en moi, mais c’est avec mes mots à moi que je devrai essayer d’y voir clair (…) Tout est si lourd en moi, quand je voudrais être si légère. Depuis des années j’emmagasine, j’accumule dans un grand réservoir, mais tout cela devra bien ressortir un jour, sinon j’aurai le sentiment d’avoir vécu pour rien, d’avoir dépouillé l’humanité sans rien lui donner en retour. J’ai parfois le sentiment d’être un parasite, d’où des accès de profonde dépression et des doutes quant à l’utilité de ma vie. 

Non, ma fille, tu n’y es pas encore, loin de là, et je devrais t’interdire de toucher à un seul philosophe un peu profond tant que tu ne te prendras pas toi-même un peu plus au sérieux. 

Je comprends tellement bien les gens qui se mettent à boire ou couchent avec le premier venu. Mais ce n’est pas ma voie. Moi, je dois traverser les épreuves en restant sobre et en gardant la tête froide. Et seule. 

Être plus simple et modérer mes prétentions, même dans mon travail. 

Mais pourquoi devrais-je réaliser quoi que ce soit ? J’ai tout simplement à être, à vivre, à tenter d’atteindre une ceRtaine humanité. 

Seigneur, donne-moi la sagesse plutôt que le savoir.

Un peu de paix, beaucoup de douceur et un peu de sagesse, quand je sens cela en moi tout va bien. 

(…) ne calculons pas en ce domaine ; s’il plaît à Dieu de « t’envoyer un mari », tant mieux, sinon c’est que ta voie est autre. Mais ne te laisse pas aller rétrospectivement à l’amertume et ne va pas dire un jour : « A cette époque-là, j’aurais dû faire telle ou telle chose. » 

Hier soir, j’ai dit à S. le danger que représentent pour moi tous ces livres - à certains moments du moins. Ils me rendent paresseuse, passive…

Cette peur de ne pas tout avoir dans la vie, c’est elle justement qui vous fait tout manquer. Elle vous empêche d’atteindre l’essentiel. 

La fille qui ne savait pas s’agenouiller a fini par l’apprendre, sur le rude tapis de siral d’une salle de bains un peu fouillis. Mais ces choses-là sont encore plus intimes que la sexualité.

(…) voici en tout cas le programme du week-end : aimer mon père au plus profond de moi et lui pardonner de venir m’expulser de ma tranquillité égoïste. 

Ainsi la vie est-elle un trajet d’un moment de délivrance à l’autre. Et je devrai peut-être souvent chercher ma délivrance dans un méchant morceau de prose, de même qu’un homme parvenu au fond de la détresse peut rechercher la sienne auprès de celles qu’on nomme si vigoureusement des putes, parce qu’il est des moments où l’on soupire après une délivrance, n’importe laquelle. 

Il me semble que mes parents se sont laissé submerger par la complexité infinie de la vie, qu’ils s’y enfoncent même chaque jour un peu plus, et n’ont jamais su faire un choix. Ils ont laissé à leurs enfants une trop grande liberté de mouvements, ils n’ont jamais pu leur donner de points de repère parce qu’eux-mêmes n’avaient pas trouvé leur forme. Je vois se dessiner de plus en plus nettement notre mission : donner à leurs pauvres talents errants, qui ne se sont jamais fixés ni délimités, la possibilité de croître, de murir et, de trouver leur forme en nous. 

Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et le terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus « ramassée ». (…) Je conçois tout à fait qu’il vienne un temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin autour de moi l’écran protecteur de murs qui m’empêcheraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir. 

(…) on doit arracher et extirper beaucoup de choses de soi-même afin de libérer un vaste espace où puissent s’épanouir dans leur intégrité de grands sentiments et de grandes affections, sans être constamment entravés par des réactions mesquines et inférieures.

Si j’écris un jour (et qu’écrirai-je au juste ?) je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. Et il sera plus difficile de représenter ce silence, d’animer ce blanc que de trouver les mots.
Il s’agira de trouver un juste milieu entre le dit et le non dit, un non dit plus gros d’action que tous les mots que l’on peut tisser ensemble.[…] le fond de non-dit doit recevoir un ton particulier et un contenu spécifique, comme c’était le cas […]
Il ne s’agit pas d’un silence vague et insaisissable, il doit avoir des contours bien arrêtes et une forme propre.

Il faut commencer par « prendre au sérieux son propre sérieux » , le reste vient de soi-même.

(…) la paix […] ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine[…] ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.

Ce qu’on a obtenu librement de soi-même est plus solidement fondé et plus durable que ce qui s’est développé sous la contrainte.

Enfermés à plusieurs dans un cellule étroite. Mais n’est-ce pas justement notre mission, au milieu des exhalaisons fétides de nos corps, de « maintenir nos âmes parfumées ? »

(…) la plupart des Occidentaux ignorent l’art de souffrir, tout ce qu’ils savent c’est se ronger d’angoisse.

Cela semble un paradoxe : en excluant le mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. 

Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête à tel ou tel persécuteur, et je ne m’y forcerai donc jamais. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée. Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux de monde extérieur, j’ai ma force intérieure et cela suffit. Le reste est sans importance.

(…) nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents. Entre nos yeux, nos mains, nos bouches, passe désormais un courant ininterrompu de douceur et de tendresse où le désir le plus ténu semble s’éteindre. Il ne s’agit plus désormais que d’offrir à l’autre la bonté qui est en nous. Chacune de nos rencontres est aussi un adieu.

Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente. Il consiste à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume.

En dépit du poids des choses, de ma fatigue, de ma souffrance, de tout, il me reste au moins ma joie, la joie de l’artiste à percevoir les choses et à les transformer dans son esprit en une image personnelle.

Je ne m’inquiète jamais du lendemain ; je sais par exemple que je devrai bientôt quitter cette maison pour une destination dont je n’ai pas la moindre idée ; et les finances sont au pus bas, mais je ne me fais jamais de souci pour moi : je sais que « quelque chose » se présentera. Quand on projette d’avance son inquiétude sur toutes sortes de choses à venir, on empêche celles-ci de se développer organiquement.

(…) mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendre plus forte.

Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus, peut-on demander qu’il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un on lui transmet un peu de sa propre force.

Lentement, au fil des mois, j’ai tellement mûri et grandi dans l’attente des moments que nous vivons, que je ne ressens aucun affolement, je continue à considérer toutes choses avec clairvoyance. Ce que j’ai fait ces dernières années à mon bureau n’a donc pas été que littérature et jeux intellectuels.

J’ai appris qu’en supportant toutes les épreuves on peut les tourner en bien.

Et on n’est tout de même pas obligé de se consumer vainement de désir et de commettre le péché d’Onan ? Cet amour qu’on ne peut plus déverser sur une personne unique, sur l’autre sexe, ne pourrait-on pas le convertir en une force bénéfique à la communauté humaine et qui mériterait peut-être aussi le nom d’amour ?

C’est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres.

On prend mentalement toute une série de mesures pour les jours suivants, et rien, mai rien du tout, n’arrive comme prévu. A chaque jour suffit sa peine. Il faut faire ce que l’on a à faire, et pour le reste, se garder de se laisser contaminer par les mille petites angoisses qui sont autant des notions de défiance vis-à-vis de Dieu […] Et, là où l’on est, être présent à cent pour cent. Mon « faire » consistera à « être ».

Car le grand obstacle, c’est toujours la représentation et non la réalité. La réalité, on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s’y attachent – on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c’est en la portant que l’on accroît son endurance.

Il faut savoir accepter les moments où la créativité vous déserte ; plus cette acceptation est sincère, plus ces moments passent vite. Il faut avoir le courage de se ménager une pause. Il faut oser parfois être vide et abattu. Bonne nuit, cher argousier.

Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l’occasion de les aimer, dit-on. « La masse est un monstre hideux. Les individus sont pitoyables », a dit quelqu’un. Mais pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre.

(…) tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l’on devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme ; c’est ce qu’un être humain peut apprendre de plus important en cette vie.

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