Nombre total de pages vues

vendredi 15 mai 2015

« Petite théologie du cinéma » de Jean Collet et Michel Cazenave (2014)

Nous disons que le cinéma possède une dimension symbolique parce qu’il met en relation l’imaginaire d’un cinéaste avec le réel d’une part, et avec le spectateur de l’autre. Cette relation à trois pôles, ce détour plus ou moins ouvert – mais qui relie-, c’est ce qui distingue l’univers d’un artiste de l’imagination d’un dément. Devant les fantasmes d’un fou, nous ne ressentons que de l’angoisse, nous sommes perdus, incapables d’entrer dans son monde.

Narcisse, lorsqu’il découvre son reflet, ne se reconnaît pas, il est tellement stupéfait par cet « autre » qui fait les mêmes gestes que lui, par ce mime fascinant, qu’il ne peut s’arracher au miroir. Narcisse, étymologiquement narcos, c’est la narcose, le poison qui endort. Narcisse reste là pétrifié, et il en meurt.

(…) le courage de creuser jusqu’au bout ce qui était inconnu, inexploré. Ça veut dire aussi une foi dans l’inconnu, une soif d’ailleurs, un dégoût du « lieu commun », de la répétition, de la reproduction du « même ». Autrement dit, on en revient toujours à la quête, de cet Autre que l’on dit « Dieu », l’inconnu au plus profond de mon être, de tout être, l’inconnu intime et mystérieux.

… celui qui écrit la trame d’un film à venir. Que cherche-t-il ? Les choses ou l’âme des choses ? Les choses, la matière à faire un bon film, ou la profondeur secrète de n’importe quelle chose ? A ce stade où l’œuvre s’ébauche, c’est ce choix qui révèle la spiritualité de l’acte créateur. Ou l’absence de spiritualité.

C’est peut-être là d’ailleurs qu’il faut reconnaître les vrais films, ceux qui accèdent au grand art : dans le refus de combler notre regard, le refus de tout montrer, le refus du spectaculaire ; donc l’image qui s’incarne dans le réel, mais nous fait désirer un ailleurs ; Une absence qui se glisserait, si j’ose dire, entre deux images.

C’est qu’on ne fait pas des films avec des idées ni avec des concepts ou des doctrines (…) pas « je veux dire », mais « ça me parle »……

Le cinéma comme (…) ce qui existe pour faire un trou dans le ce temps, une ouverture, rien qu’une brèche, l’expérience « d’un autre temps »…

(…) comme si le cinéma renvoyait sans arrêt à autre chose que lui-même…

Donc, je crois que tout grand film, tout film vraiment vivant, durable, est spirituel en même temps que charnel.

Le cinéma doit faire avec le quotidien, il doit y trouver sa grandeur, sa noblesse, son ouverture vers l’ailleurs et le mystère. Trouver la beauté dans le rien (…) Le cinéma s’ouvre  l’esprit dans la plus humble réalité temporelle : c’est là seulement qu’il m’intéresse.

Capter le vivant pour le re-présenter, lui offrir une autre vie, c’est ça qui m’émerveille dans le pouvoir du cinématographe : écrire, décrire tout ce qui bouge, regarder l’éphémère et le rendre intemporel.

Il faut beaucoup d’humilité pour faire un film authentique, il faut accepter de ne pas tout maîtriser.

C’est ce que Milan Kundera montre très bien dans « Le Rideau ». Et ce qu’il découvre dans le roman, de Cervantès à Musil et Herman Broch, pourrait s’appliquer parfaitement au cinéma. Il observe que le roman s’est libéré peu à peu d’un modèle impérieux, un enchaînement logique des évènements et des situations que les Anglais appellent la story : l’histoire que les enfants attendent qu’on leur raconte avant d’aller dormir ; Cette libération, cette rupture, c’est le droit revendiqué par l’auteur d’interrompre son récit, pour introduire une digression une brèche.

Beauté de la création oui – et horreur de la création. Le monde est mal fait. Et la merveille, c’est en définitive l’être humain, parce qu’il est le seul vivant qui ne peut pas se résigner à l’ordre naturel, ou plutôt à l’imperfection de « la jungle ». Il veut, il doit accomplir cette création, à la fois si belle et inachevé. Inacceptable parce qu’inachevée.

Alors, je crois de moins en moins aux films que l’on veut faire. Je me méfie des intentions (…) Le créateur, c’est le cinéaste qui aspire à construire un beau film, et il met tout son savoir-faire artisanal au service de cette beauté qu’il ne connaît pas encore, qu’il va trouver, un peu comme Christophe Colomb croyant naviguer vers les Indes alors qu’il découvre l’Amérique.

Mais ce créateur doit laisser parler, doit laisser vivre quelque chose qui n’est pas lui. Ça je crois que tout artiste peut le dire, même s’il n’est pas chrétien. En revanche, lorsqu’un cinéaste se dit chrétien, veut parler chrétien et montrer des choses édifiantes, enfin des choses qu’il croit devoir montrer, effectivement, rien ne parle au travers lui et personne ne s’y trompe : c’est mauvais, le réel n’est pas présent, le monde s’absente et Dieu s’absente aussi.

Hollywood demande à Ford de filmer la vie d’une sainte : il éclate de rire : « Demandez ça à un incroyant parce que moi, je ne réussirai pas. » Il sait donc que le cinéaste doit oublier ses convictions, ne pas avoir « un message » à faire passer ; Mais être là, tout simplement, avec un œil juste, et le courage quotidien d’une vie entière.

C’est exactement le sens du mot révélation (étymologiquement : revoiler, cacher pour faire apparaître). La beauté du cinéma, ce n’est pas sa dimension spectaculaire, c’est son pouvoir révélateur.

(…) l’idée forte de maître Eckhart : c’est dans l’expérience et l’épreuve du manque, du vide, que nous pouvons rencontrer le vrai Dieu. Car ce Dieu-là ne peut pas être une idole.

Il s’agit toujours, quand on va voir un film, de rencontrer quelqu’un qui n’est pas là : son créateur. 

Mais qu’est-ce que le mal ? D’abord ce qui nous « fait mal », la souffrance physique ou morale. C’est donc aussi « faire mal », au double sens de « faire du mal » à quelqu’un, ou de « ne pas réussir à faire bien. » J’aime cette dernière expression parce qu’elle donne à penser que nous sommes appelés à réussir, à viser juste, à être heureux et à rendre heureux. Il n’y a pas de perfection du mal, le mal est l’imperfection. Vous vous souvenez de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. »

La théorie de la réversibilité, une théorie soutenue par un certain nombre de théologiens catholiques et mise en forme par Joseph de Maistre, particulièrement dans « Les Soirées de Saint-Petersbourg » ; théorie qui a été reprise par Charles Baudelaire – on peut penser à ce poème précisément intitulé « Réversibilité » dans « Les Fleurs du mal ». L’idée de la réversibilité est que le péché d’une personne peut en réalité être pris en charge par une autre. Il y a de ce point une vue une réversibilité  la fois des péchés et des mérites. Or, si l’on prend un film comme «L’Inconnu du Nord-Express » dans lequel, on le sait, un criminel aborde un champion de tennis qu’il ne connaît en rien et lui propose d’échanger des crimes (il lui demande de tuer sa propre mère dont il veut se débarrasser alors qu’il tuerait la personne qui l’empêche de connaître son existence véritable), c’est quelque chose de l’ordre de cette réversibilité qui est proposé dans sa version noire, qui est de l’ordre du diabolique.


Ce n’est pas pour rien que Hitchcock adopte si souvent des intrigues policières. Au fond de tout homme, il y aurait quelque chose qui est de l’ordre du secret, du secret qu’il cache, du secret que, finalement, il ne voit pas en lui-même et, éventuellement, du secret de la grâce, du secret de la lumière à laquelle il est aveugle et à laquelle il faut qu’il se rende clairvoyant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire