Nous disons que le cinéma possède
une dimension symbolique parce qu’il met en relation l’imaginaire d’un cinéaste
avec le réel d’une part, et avec le spectateur de l’autre. Cette relation à
trois pôles, ce détour plus ou moins ouvert – mais qui relie-, c’est ce qui
distingue l’univers d’un artiste de l’imagination d’un dément. Devant les
fantasmes d’un fou, nous ne ressentons que de l’angoisse, nous sommes perdus,
incapables d’entrer dans son monde.
Narcisse, lorsqu’il découvre son
reflet, ne se reconnaît pas, il est tellement stupéfait par cet
« autre » qui fait les mêmes gestes que lui, par ce mime fascinant,
qu’il ne peut s’arracher au miroir. Narcisse, étymologiquement narcos, c’est la narcose, le poison qui
endort. Narcisse reste là pétrifié, et il en meurt.
(…) le courage de creuser
jusqu’au bout ce qui était inconnu, inexploré. Ça veut dire aussi une foi dans
l’inconnu, une soif d’ailleurs, un dégoût du « lieu commun », de la
répétition, de la reproduction du « même ». Autrement dit, on en
revient toujours à la quête, de cet Autre que l’on dit « Dieu »,
l’inconnu au plus profond de mon être, de tout être, l’inconnu intime et
mystérieux.
… celui qui écrit la trame d’un
film à venir. Que cherche-t-il ? Les choses ou l’âme des choses ? Les
choses, la matière à faire un bon film, ou la profondeur secrète de n’importe
quelle chose ? A ce stade où l’œuvre s’ébauche, c’est ce choix qui révèle
la spiritualité de l’acte créateur. Ou l’absence de spiritualité.
C’est peut-être là d’ailleurs
qu’il faut reconnaître les vrais films, ceux qui accèdent au grand art :
dans le refus de combler notre regard, le refus de tout montrer, le refus du
spectaculaire ; donc l’image qui s’incarne dans le réel, mais nous fait
désirer un ailleurs ; Une absence qui se glisserait, si j’ose dire, entre
deux images.
C’est qu’on ne fait pas des films
avec des idées ni avec des concepts ou des doctrines (…) pas « je veux
dire », mais « ça me parle »……
Le cinéma comme (…) ce qui existe
pour faire un trou dans le ce temps, une ouverture, rien qu’une brèche,
l’expérience « d’un autre temps »…
(…) comme si le cinéma renvoyait
sans arrêt à autre chose que lui-même…
Donc, je crois que tout grand
film, tout film vraiment vivant, durable, est spirituel en même temps que
charnel.
Le cinéma doit faire avec le
quotidien, il doit y trouver sa grandeur, sa noblesse, son ouverture vers l’ailleurs
et le mystère. Trouver la beauté dans le rien (…) Le cinéma s’ouvre l’esprit dans la plus humble réalité
temporelle : c’est là seulement qu’il m’intéresse.
Capter le vivant pour le
re-présenter, lui offrir une autre vie, c’est ça qui m’émerveille dans le
pouvoir du cinématographe : écrire, décrire tout ce qui bouge, regarder
l’éphémère et le rendre intemporel.
Il faut beaucoup d’humilité pour
faire un film authentique, il faut accepter de ne pas tout maîtriser.
C’est ce que Milan Kundera montre
très bien dans « Le Rideau ». Et ce qu’il découvre dans le roman, de
Cervantès à Musil et Herman Broch, pourrait s’appliquer parfaitement au cinéma.
Il observe que le roman s’est libéré peu à peu d’un modèle impérieux, un
enchaînement logique des évènements et des situations que les Anglais appellent
la story : l’histoire que les
enfants attendent qu’on leur raconte avant d’aller dormir ; Cette
libération, cette rupture, c’est le droit revendiqué par l’auteur d’interrompre
son récit, pour introduire une digression une brèche.
Beauté de la création oui – et
horreur de la création. Le monde est mal fait. Et la merveille, c’est en
définitive l’être humain, parce qu’il est le seul vivant qui ne peut pas se
résigner à l’ordre naturel, ou plutôt à l’imperfection de « la
jungle ». Il veut, il doit accomplir cette création, à la fois si belle et
inachevé. Inacceptable parce qu’inachevée.
Alors, je crois de moins en moins
aux films que l’on veut faire. Je me méfie des intentions (…) Le créateur,
c’est le cinéaste qui aspire à construire un beau film, et il met tout son
savoir-faire artisanal au service de cette beauté qu’il ne connaît pas encore,
qu’il va trouver, un peu comme Christophe Colomb croyant naviguer vers les
Indes alors qu’il découvre l’Amérique.
Mais ce créateur doit laisser
parler, doit laisser vivre quelque chose qui n’est pas lui. Ça je crois que
tout artiste peut le dire, même s’il n’est pas chrétien. En revanche, lorsqu’un
cinéaste se dit chrétien, veut parler chrétien et montrer des choses édifiantes,
enfin des choses qu’il croit devoir montrer, effectivement, rien ne parle au
travers lui et personne ne s’y trompe : c’est mauvais, le réel n’est pas
présent, le monde s’absente et Dieu s’absente aussi.
Hollywood demande à Ford de
filmer la vie d’une sainte : il éclate de rire : « Demandez ça à un incroyant parce que moi, je ne réussirai
pas. » Il sait donc que le cinéaste doit oublier ses convictions, ne
pas avoir « un message » à faire passer ; Mais être là, tout
simplement, avec un œil juste, et le courage quotidien d’une vie entière.
C’est exactement le sens du mot révélation (étymologiquement : revoiler,
cacher pour faire apparaître). La beauté du cinéma, ce n’est pas sa dimension
spectaculaire, c’est son pouvoir révélateur.
(…) l’idée forte de maître
Eckhart : c’est dans l’expérience et l’épreuve du manque, du vide, que
nous pouvons rencontrer le vrai Dieu. Car ce Dieu-là ne peut pas être une
idole.
Il s’agit toujours, quand on va
voir un film, de rencontrer quelqu’un qui n’est pas là : son
créateur.
Mais qu’est-ce que le mal ?
D’abord ce qui nous « fait mal », la souffrance physique ou morale.
C’est donc aussi « faire mal », au double sens de « faire du
mal » à quelqu’un, ou de « ne pas réussir à faire bien. » J’aime
cette dernière expression parce qu’elle donne à penser que nous sommes appelés
à réussir, à viser juste, à être heureux et à rendre heureux. Il n’y a pas de
perfection du mal, le mal est l’imperfection. Vous vous souvenez de Léon
Bloy : « Il n’y a qu’une
tristesse, c’est de n’être pas des saints. »
La théorie de la réversibilité,
une théorie soutenue par un certain nombre de théologiens catholiques et mise
en forme par Joseph de Maistre, particulièrement dans « Les Soirées de Saint-Petersbourg » ;
théorie qui a été reprise par Charles Baudelaire – on peut penser à ce poème
précisément intitulé « Réversibilité » dans « Les Fleurs du
mal ». L’idée de la réversibilité est que le péché d’une personne peut en
réalité être pris en charge par une autre. Il y a de ce point une vue une
réversibilité la fois des péchés
et des mérites. Or, si l’on prend un film comme «L’Inconnu du Nord-Express »
dans lequel, on le sait, un criminel aborde un champion de tennis qu’il ne
connaît en rien et lui propose d’échanger des crimes (il lui demande de tuer sa
propre mère dont il veut se débarrasser alors qu’il tuerait la personne qui
l’empêche de connaître son existence véritable), c’est quelque chose de l’ordre
de cette réversibilité qui est proposé dans sa version noire, qui est de
l’ordre du diabolique.
Ce n’est pas pour rien que
Hitchcock adopte si souvent des intrigues policières. Au fond de tout homme, il
y aurait quelque chose qui est de l’ordre du secret, du secret qu’il cache, du
secret que, finalement, il ne voit pas en lui-même et, éventuellement, du
secret de la grâce, du secret de la lumière à laquelle il est aveugle et à
laquelle il faut qu’il se rende clairvoyant.
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