« Oui ! Moi, Jean-Pierre Rassam, je vais te dire ce qui se
passe dans la tête de Godard. Jean-Luc est devenu fou. Ravagé par la célébrité,
pourri par les mondanités. Son film est désespérant, à pleurer, il ne poursuit
qu’une seule idée : ne pas être compris. Parce que c’est le chic
suprême ! Et le meilleur moyen de ne pas être compris, c’est de n’y rien
comprendre soi-même : compter sur le hasard des rimes et des allitérations
pour provoquer chez le spectateur une sorte de compréhension fortuite,
miraculeuse, évidemment illusoire. Fuir le sens, et tout ce qui pourrait
ressembler à une explication simple, honnête (…) Les dévots sont des
veaux ! Révoltez-vous contre Godard, merde ! »
Demain, Rassam soutiendra le
contraire. Ça n’a aucune importance. Le pour et le contre sont d’égale valeur.
Seule compte sa propre faculté de convaincre.
A Cannes (…) la révolution est en
marche (…) Avec le mélange d’engagement révolutionnaire désespéré et la
distance humoristique qu’il convient de prendre vis-à-vis de tout mouvement de
masse, par essence vulgaire, Godard trouve les mots justes : « Nous avons conquis en trente secondes
le Palais du festival et nous n’en sortirons que par la force des esquimaux
Gervais ! »
En désespoir de cause, Rassam va
trouver Orson Welles :
- Parlez, Maître ! Sinon Forman est foutu.
- Quiconque exerce ce métier stupide mérite
tout ce qui lui arrive.
Godard triomphe. Polanski n’a
jamais beaucoup apprécié le réalisateur d’A
bout de souffle, jamais été sensible à son amateurisme revendiqué, mais de
le voir déguisé en substitut du procureur de cette république des films
révolutionnaires, ça lui ôte définitivement tout respect.
A la Sorbonne, où il croyait
retrouver la même adulation de sa personne que sur les campus des universités
américaines («We want God - art !»), il découvre un graffiti sur les
murs : « Godard, le plus con des Suisses prochinois. » Il
comprend que ce mouvement ne sera pas son Guernica, et dans ces conditions, il
vaut mieux prendre ses distances.
En 1930, Gulbekian s’est permis
de négocier directement avec l’Etat soviétique exsangue le rachat de
quelques-uns des plus précieux trésors du musée de l’Ermitage, des Rembrandt,
des Titien, des Raphael. En deux décennies de shopping, Gulbekian a constitué
ce que Maurice Rheims considérait comme « la plus grande collection d’art
de la planète. »
(Rassam à Berri :)
Non, je t’ai vu, le premier soir, comment tu mangeais tes profiteroles.
Tu ne profites pas. J’ai cru qu’Anne-Marie arriverait à te décoincer.
Impossible. Et je t’ai vu à Cannes, tu prends tout au sérieux. Regarde :
moi, depuis la mort d’Annie, tu crois que je suis heureux ? Pas une
seconde. Je suis triste comme les pierres, ça ne m’empêche pas de m’envoyer des
putes entre deux lignes de coke, je profite, c’est pas plus compliqué que ça.
(A Prague, lors de l’invasion
soviétique en 1968 :)
-
On fait
une chose im-por-tante ! Et tant pis si on se fait tuer. Et c’est pas
grave si ton film est nul.
-
Il n’est
pas nul.
-
T’as
raison. Un film, c’est jamais nul. Ce sont les films qu’on ne fait pas qui sont
nuls.
(A New York)
Les mecs font des films comme
d’autres font de la musique, des bœufs sur le toit, dans les appartements,
partout, ça tourne, ça fume, ça cause, tout le monde est jeune et défoncé à
mort, raconte Rassam, on peut faire du fric et être à l’avant-garde, déjanté,
artiste, révolutionnaire. J’ai toujours été new-yorkais, en somme.
(Rassam à Berri :)
-
Si Arlette avait été là, elle t’aurait
dit : « Il ne suffit pas d’être
autobiographique pour être sincère. » (…) Maurice aurait ajouté :
« Il ne suffit pas d’être sincère
pour avoir du talent. »
-
C’est aussi ce que tu penses, Jean-Pierre ?
-
Je pense que personne n’a encore réussi à se
mettre soi-même en scène, au cinéma. C’est trop difficile (…) tu veux être
toi-même te filmant en train d’être toi-même. C’est de la folie. Il faudrait
que tu saches comment les gens te voient. Personne ne sait faire ça. A part
Borges. Et parce qu’il est aveugle. On ne peut pas savoir comment les gens nous
voient, sinon, on deviendrait fou. Ceux à qui ça arrivent, ils se suicident.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Rassam monte sa société, Vicco Films. Il loue des bureaux sur les
Champs-Élysées, prend une chambre au Plaza Athénée, car c’est là qu’est
l’argent, au bar, où il croise en effet tout ce que le monde arabe connaît
d’émirs et de sultans en mal de distractions. Il leur annonce la couleur :
- J’ai
un projet avec Godard.
La phrase magique. Il ne sait pas
quel film produire avec Godard, mais il va le produire.
(Berri à propos de Rassam :)
Est-ce que je dois accepter de me
faire cracher dessus par ce révolutionnaire de salon ce fils à papa c’est
facile pour lui de faire des films des bides des Godard il s’en fout de perdre
du fric papa sera toujours là pour laisser une valise de dollars avant de
repartir dans ses champs de pétrole toujours un émir pour lui laisser un chèque
de la Ligue arabe au bar du Plaza…
Les professionnels se frottent
les yeux : qu’est-ce qui se passe ? Qui est ce type que personne ne
connaît, qui n’a pas fait d’école de cinéma, n’a pas été l’assistant de
Braunberger pendant vingt ans, n’a pas siégé dix ans à la commission d’avance
sur recettes, n’a pas déposé le bilan sept fois dans sa vie avant de parler, ce
type qui a tout juste trente ans et sort de son chapeau deux films en même
temps, comme ça, clac et clac, et avec des salles pourries, une campagne
publicitaire improbable, une critique partagée, très partagée, arrive deux fois
en tête du box-office ! Qui est cet énergumène ?
Le Fonds de soutien… Mais on sait
pertinemment qu’il y a des combines, certains membres octroyant des avances à
des maisons de production dans lesquelles ils ont eux-mêmes un projet en
préparation. Toutes les configurations de conflits d’intérêt sont possibles, du
copinage à la corruption pure et simple. Je suis le seul à le dire ouvertement,
parce que je suis le seul à pouvoir me passer de ce système pervers.
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