Le mot est
lié à la découverte, dans les dernières années du XVe
siècle, de fresques et de décors antiques, dans le sous-sol de la Maison
Dorée de Néron, enfouie sous les thermes de Trajan. C’est à partir de ces
« grotte » (souterrains) que l’on adopta pour les décors le terme de
« grottesque » qui s’applique plus tard au genre tout entier.
… nouvelle
forme de fantaisie créatrice, une nouvelle aventure de l’imagination.
Le premier
grotesque signifiait une rupture de l’art classique à l’intérieur même de
l’Antiquité. Vitruve (…) critique surtout la confusion entre les règnes, le
mélange entre l’humain, le végétal et l’animal.
« Les
grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans
l’Antiquité pour orner les surfaces murales et où seules les formes en
suspension dans l’air pourraient trouver place. Les artistes y représentaient
des difformités monstrueuses crées du caprice de la nature ou de la fantaisie
extravagante d’artistes. Ils inventaient ces formes en dehors de toute les
règles. Celui qui avait l’imagination la plus folle était le plus doué »
(Giorgio Vasari)
Son trait
dominant est sans doute l’ambivalence, l’irrégularité, et une passion du
mélange qui prend parfois une apparence diffuse mais qui se traduit aussi par
une véritable dynamique combinatoire. La fantaisie peut se transformer en
« monstrueux ».
… un
glissement de la grottesque vers l’onirisme et la folie, au cours du XVIème
siècle, (…) les compositions monstrueuses, en 1556, de Cornelis Floris d’Anvers, « affreux mélanges de cartilage et de
muqueuses, d’organes et de structures molles. » (Chartel)
A partir du
mélange et de l’ambivalence, on voit se dégager deux structures contradictoires
qu’on retrouvera sans cesse dans l’histoire du grotesque : la
prolifération et la dissolution, l’exubérance et l’évanescence.
A côté d’un
grotesque fondé sur le jeu, l’invention, la combinaison, et où le mouvement de
la vie est soutenu par les forces du rire, un grotesque d’aliénation, de
dérobade, qui rejoint les formes du songe, où le rire est étouffé par le
tragique et devient le signe d’une inquiétante étrangeté.
En
associant grotesque et carnavalesque, Bakhtine fait du grotesque une culture
(…). Au corps classique encerclé et limité s’oppose le corps grotesque, symbole
de dilatation, d’inachèvement, de mutation, tout autant que de fécondité.
Chez
Rabelais, la déformation n’apparaît jamais comme la destruction d’une forme, mais
comme la création euphorique et dynamique d’une forme nouvelle.
Arcimboldo,
qui porte à la perfection le style grotesque du mélange des règnes et de la
combinaison de contraire, illustre les possibilités créatrices du grotesque…
Très
longtemps le terme de grotesque reste lié au style ornemental.
Le
burlesque (…) : une tendance à rabaisser toutes les réalités grandes et
importantes par une langue grossière
(Friedrich Flögel, 1794)
L’usage ou
l’imitation d’un style sérieux, rendus comique par la création d’un décalage
entre le style et le sujet.
(Richmond P. Bond)
Le
mouvement qui automatise l’homme et qui le transforme en un pantin et un chose
est la première forme du grotesque moderne, qui renverse la prolifération
rabelaisienne en un processus de mécanisation et de réduction.
Hugo, dans
la « Préface de Cromwell (1827) » fait du grotesque une catégorie
littéraire essentielle (…) le grotesque n’est pas à ses yeux ni une notion ni
un genre, mais un « principe », un « type », qui engendre
des formes.
L’extension
du grotesque est immense. Il est cette moitié du monde et de l’art qui
n’existait pas vraiment avant le christianisme, et dont le christianisme a
marqué l’avénement : « le laid à côté du beau, le difforme près
du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec
la lumière .»
L’intérêt du grotesque, c’est qu’il signifie un nouveau mélange, une nouvelle
alliance entre ces réalités contradictoires qui désormais ne s’excluent pas et
possède une égale valeur. En ce sens, Hugo souligne bien, comme le fera
Bakhtine, l’ambivalence dynamique du grotesque.
On ne peut
qu’admirer le talent de Baudelaire pour s’installer au cœur même du grotesque,
jugé en fonction de son intensité et du pouvoir de cette intensité d’atteindre
le vertige.
« L’imagination
(dans le grotesque) ne s’affirme que par les distorsions. Elle chasse les
formes particulières hors des frontières précises de leur qualité propre, les
disperse, les modifie dans le sens de l’indéterminé, leur prête une ampleur
démesurée tout en les disloquant, et n’exprime la tendance à la conciliation
de contrastes que sous forme d’une impossibilité de conciliation »
(Hegel,
« Esthétique »)
Le
grotesque apparaît ici comme le langage de l’anti-dialectique :
dislocation au lieu de construction, gonflement au lieu de progression et
surtout la négation de toute conciliation, la perpétuation de contrastes jamais
résolus…
« L’échec
du héros tragique est la confirmation et la reconnaissance de l’absolu ;
l’échec de l’acteur grotesque, c’est l’absolu tourné en dérision et
désacralisé, sa transformation en un mécanisme aveugle, en une sorte
d’automate »
(Jean Kott, à propos du « Roi Lear », 1962)
Le théâtre
des prêtres (la tragédie) se transforme en « théâtre des pitres ».
Dans
l’histoire du théâtre au 20ème siècle, le nom de Brecht est associé
à la distanciation, celui de Dürrenmatt au grotesque. Le dramaturge suisse
(1921-1990) s’est défini comme un représentant du théâtre grotesque.
La
naissance de l’absurde au théâtre correspond à un besoin de revitaliser le
grotesque, menacé d’abstraction, de lui redonner le pouvoir qu’il avait dans la
tradition carnavalesque en inventant une écriture « énorme » pour
traduire l’énormité de la bêtise contemporaine. Ionesco et Beckett (…) s’inscrivent
en fait, par des moyens différents, au cœur d’une même réalité grotesque. Ils
se rejoignent (…) dans la qualité d’un style dramatique qui unit le tragique et
le comique, non dans une simple juxtaposition, mais dans une union indissoluble
(…) le deuxième trait est lié à une agressivité (…) le recours, à travers un
grotesque explosif, à une distanciation extrême…
Le théâtre
qui supprime la psychologie, les caractères, les personnages est un théâtre de
l’automatisation de l’humain, mais le coup de maître de deux dramaturges est
d’avoir associé ce processus d’automatisation à la fois au tragique et
au comique.
Ils
réalisent (…) la convergence des deux pôles apparemment inconciliables du
grotesque, celui de la prolifération et celui de la réduction.
… l’aspect
vertigineux qui signale le vrai grotesque.
Ce
grotesque en tout cas ne saurait se confondre avec l’absurde, qui est absence
de sens, refus du sens, tandis que le grotesque de Beckett prolonge à l’infini
le mouvement d’indétermination préparé par Kafka…
Toutes les
démarches entreprises par Kafka pour accéder à la cohérence dans la vie, la
société ou en face de l’au-delà, se heurtent à une inconsistance générale et à
des fantômes grotesques (…) le grotesque est ici le signe d’une incertitude et
d’une impuissance. Le mérite de Kafka est d’avoir associé cette indétermination
à la réalité de l’autiste.
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