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samedi 24 janvier 2015

"Le grotesque" de Dominique Iehl (1997)

Le mot est lié à la découverte, dans les dernières années du  XVe  siècle, de fresques et de décors antiques, dans le sous-sol de la Maison Dorée de Néron, enfouie sous les thermes de Trajan. C’est à partir de ces « grotte » (souterrains) que l’on adopta pour les décors le terme de « grottesque » qui s’applique plus tard au genre tout entier.

… nouvelle forme de fantaisie créatrice, une nouvelle aventure de l’imagination.

Le premier grotesque signifiait une rupture de l’art classique à l’intérieur même de l’Antiquité. Vitruve (…) critique surtout la confusion entre les règnes, le mélange entre l’humain, le végétal et l’animal.
« Les grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l’Antiquité pour orner les surfaces murales et où seules les formes en suspension dans l’air pourraient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses crées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d’artistes. Ils inventaient ces formes en dehors de toute les règles. Celui qui avait l’imagination la plus folle était le plus doué » (Giorgio Vasari)

Son trait dominant est sans doute l’ambivalence, l’irrégularité, et une passion du mélange qui prend parfois une apparence diffuse mais qui se traduit aussi par une véritable dynamique combinatoire. La fantaisie peut se transformer en « monstrueux ».

… un glissement de la grottesque vers l’onirisme et la folie, au cours du XVIème siècle, (…) les compositions monstrueuses, en 1556, de Cornelis Floris d’Anvers, « affreux mélanges de cartilage et de muqueuses, d’organes et de structures molles. » (Chartel)

A partir du mélange et de l’ambivalence, on voit se dégager deux structures contradictoires qu’on retrouvera sans cesse dans l’histoire du grotesque : la prolifération et la dissolution, l’exubérance et l’évanescence.
A côté d’un grotesque fondé sur le jeu, l’invention, la combinaison, et où le mouvement de la vie est soutenu par les forces du rire, un grotesque d’aliénation, de dérobade, qui rejoint les formes du songe, où le rire est étouffé par le tragique et devient le signe d’une inquiétante étrangeté.
En associant grotesque et carnavalesque, Bakhtine fait du grotesque une culture (…). Au corps classique encerclé et limité s’oppose le corps grotesque, symbole de dilatation, d’inachèvement, de mutation, tout autant que de fécondité.

Chez Rabelais, la déformation n’apparaît jamais comme la destruction d’une forme, mais comme la création euphorique et dynamique d’une forme nouvelle.

Arcimboldo, qui porte à la perfection le style grotesque du mélange des règnes et de la combinaison de contraire, illustre les possibilités créatrices du grotesque…
Très longtemps le terme de grotesque reste lié au style ornemental.

Le burlesque (…) : une tendance à rabaisser toutes les réalités grandes et importantes par une langue grossière 
(Friedrich Flögel, 1794)
L’usage ou l’imitation d’un style sérieux, rendus comique par la création d’un décalage entre le style et le sujet. 
(Richmond P. Bond)

Le mouvement qui automatise l’homme et qui le transforme en un pantin et un chose est la première forme du grotesque moderne, qui renverse la prolifération rabelaisienne en un processus de mécanisation et de réduction.

Hugo, dans la « Préface de Cromwell (1827) » fait du grotesque une catégorie littéraire essentielle (…) le grotesque n’est pas à ses yeux ni une notion ni un genre, mais un « principe », un « type », qui engendre des formes.
L’extension du grotesque est immense. Il est cette moitié du monde et de l’art qui n’existait pas vraiment avant le christianisme, et dont le christianisme a marqué l’avénement : « le laid à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière .»

L’intérêt du grotesque, c’est qu’il signifie un nouveau mélange, une nouvelle alliance entre ces réalités contradictoires qui désormais ne s’excluent pas et possède une égale valeur. En ce sens, Hugo souligne bien, comme le fera Bakhtine, l’ambivalence dynamique du grotesque.

On ne peut qu’admirer le talent de Baudelaire pour s’installer au cœur même du grotesque, jugé en fonction de son intensité et du pouvoir de cette intensité d’atteindre le vertige.
« L’imagination (dans le grotesque) ne s’affirme que par les distorsions. Elle chasse les formes particulières hors des frontières précises de leur qualité propre, les disperse, les modifie dans le sens de l’indéterminé, leur prête une ampleur démesurée tout en les disloquant, et n’exprime la tendance à la conciliation de contrastes que sous forme d’une impossibilité de conciliation » 
(Hegel, « Esthétique »)

Le grotesque apparaît ici comme le langage de l’anti-dialectique : dislocation au lieu de construction, gonflement au lieu de progression et surtout la négation de toute conciliation, la perpétuation de contrastes jamais résolus…

« L’échec du héros tragique est la confirmation et la reconnaissance de l’absolu ; l’échec de l’acteur grotesque, c’est l’absolu tourné en dérision et désacralisé, sa transformation en un mécanisme aveugle, en une sorte d’automate » 
(Jean Kott, à propos du « Roi Lear », 1962)

Le théâtre des prêtres (la tragédie) se transforme en « théâtre des pitres ».
Dans l’histoire du théâtre au 20ème siècle, le nom de Brecht est associé à la distanciation, celui de Dürrenmatt au grotesque. Le dramaturge suisse (1921-1990) s’est défini comme un représentant du théâtre grotesque.

La naissance de l’absurde au théâtre correspond à un besoin de revitaliser le grotesque, menacé d’abstraction, de lui redonner le pouvoir qu’il avait dans la tradition carnavalesque en inventant une écriture « énorme » pour traduire l’énormité de la bêtise contemporaine. Ionesco et Beckett (…) s’inscrivent en fait, par des moyens différents, au cœur d’une même réalité grotesque. Ils se rejoignent (…) dans la qualité d’un style dramatique qui unit le tragique et le comique, non dans une simple juxtaposition, mais dans une union indissoluble (…) le deuxième trait est lié à une agressivité (…) le recours, à travers un grotesque explosif, à une distanciation extrême…

Le théâtre qui supprime la psychologie, les caractères, les personnages est un théâtre de l’automatisation de l’humain, mais le coup de maître de deux dramaturges est d’avoir associé ce processus d’automatisation à la fois au tragique et au comique. 

Ils réalisent (…) la convergence des deux pôles apparemment inconciliables du grotesque, celui de la prolifération et celui de la réduction.

… l’aspect vertigineux qui signale le vrai grotesque.

Ce grotesque en tout cas ne saurait se confondre avec l’absurde, qui est absence de sens, refus du sens, tandis que le grotesque de Beckett prolonge à l’infini le mouvement d’indétermination préparé par Kafka…
Toutes les démarches entreprises par Kafka pour accéder à la cohérence dans la vie, la société ou en face de l’au-delà, se heurtent à une inconsistance générale et à des fantômes grotesques (…) le grotesque est ici le signe d’une incertitude et d’une impuissance. Le mérite de Kafka est d’avoir associé cette indétermination à la réalité de l’autiste.

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