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jeudi 9 avril 2015

« L’erreur de calcul » de Régis Debray (2014)

Pris dans l’étau Écho, notre vocabulaire s’est réduit à l’os. Chacun s’exprime à l’économie : il gère ses enfants, investit un lieu, s’approprie une idée, affronte un challenge, souffre d’un déficit d’image mais jouit d’un capital de relations, qu’il booste pour rester bankable et garder la cote, en jouant gagnant-gagnant. Son oui à une invitation à déjeuner est un « vendu, j’achète »…

L’économie est une vulgate où l’endoctrinement s’appelle « explication », laquelle n’est pas une heure d’instruction religieuse par semaine mais une catéchèse quotidienne et cathodique. Toujours plus de décryptages, « caps sur l’information » et sagas attenantes. Une seule devise pour ces émissions à venir : « De la pédagogie, pas d’idéologie ». Comme tous les idéologues, l’économiste attitré déteste les idéologies. Il est, lui, dans le réel.

Le professionnel absorbe le vocationnel ; le contrat, la mission ; le job, le hobby. Là où on espérait, on escompte. Le bénévole tourne au zozo.

Les armées ont perdu depuis 1989 les deux tiers de leurs effectifs. Plus qu’un dégraissage, c’est un délitement par rabattement de l’institution sur le modèle « entreprise », affectant surtout l’armée de terre, où l’on parle dorénavant en termes de « contrats opérationnels » (…) Les sociétés militaires privées ont déjà été testées face à la piraterie. La sécurité en mer et la maîtrise des océans, espace traditionnel de déploiement des puissances régaliennes, seront désormais entre des mains mercenaires.

Ne parlons pas de l’extravagante ruée vers l’art, domaine d’activité où au Salon a succédé la Foire, Bâle, Cologne, Chicago, à la salle d’exposition, le showroom, et à l’émotion, le bon placement ; où de francs businessmen come Damien Hirst ou Jeff Koons tiennent le haut du pavé ; où le duopole Sotheby’s et Christie’s régule le système des trois M (Marché-Musée-Média).

Le dressage commence tôt : dès la classe de troisième, où le stage en entreprise est une obligation, pour que la business school, où les plus compétitifs iront après leur bac, ait affaire à des catéchumènes bien prédisposés.

Aussi un chasseur de têtes figure-t-il parmi les trois membres permanents du jury de l’ENA, pour apprécier le potentiel d’adaptation des candidats à l’économie de marché.

Le commun est en surplomb ou n’est pas. Il se trouve que les hommes ne peuvent s’unir qu’en quelque chose qui les dépasse.

Stressante et ressassante, l’info continue bombarde de mauvais chiffres et de faux évènements des individus à l’épiderme d’autant plus vulnérable qu’il est privé d’isolant ou d’armure, à défaut de cette couche immunisante et protectrice que procure à leurs adeptes une doctrine, une foi ou tout simplement une conviction.

« Il faut épouser son temps », lança un jour Daumier à son ami Ingres, qu’il jugeait pour trop madérisé. « Et si le temps a tort ? » lui répliqua ce dernier. Bonne question, que ne doivent surtout pas se poser les élus du suffrage universel, qui ne peuvent que préférer avoir tort aujourd’hui que raison le lendemain. Pas le choix : les élections sont au coin de la rue. 

Un gage de réussite, savoir s’adapter aux circonstances ? Ni la République, ni la Résistance n’ont été des faits d’adaptation, et le socialisme encore moins. S’adapter, en 1940, c’était collaborer.

Comme si un mondialisation techno-économique pouvait engendrer à elle seule une culture commune et pourquoi pas une gouvernance mondiale, comme si une connexion internet suffisait à créer un lien de fraternité.

Il arrive en effet que le business ne fasse pas le bonheur, et qu’on ait besoin, en point de fuite, de grandes choses inutiles.

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