Je me souviens qu’en 1994 les
personnes âgées russe ont péri au centre de Grozny. Les moyens pour déblayer
les dalles de béton étaient insuffisants. Leur immeuble avait été bombardé par
un avion et ils vivaient dans les étages supérieurs. C’est ainsi qu’ils se sont
retrouvés sous les éboulis. A cette époque, des gens de différentes
nationalités venaient pleurer au pied de cette montagne de gravats en écoutant
leurs gémissements. Cela a duré plusieurs jours. Puis tout le monde s’est tu.
Ce fut une mort terrible.
Maman et Koussoum ont violemment
poussé une jeune Tchétchène dans la même entrée. La jeune fille avait le genou
broyé. Pour la première fois, j’ai vu que l’intérieur d’un os était blanc. « J’ai mal ! J’ai mal ! J’ai
mal ! » répétait-elle, sous le choc.
On nous a emmené la pharmacie, et une femme que je ne
connaissais pas a retiré l’éclat d’obus de la hanche de maman. Elle m’a
seulement bandé les jambes, car un éclat était enfoncé trop profondément et
l’extraction des autres me faisait trop mal.
Ils ont oublié de m’anesthésier
pendant l’opération. J’ai hurlé. J’avais honte de mes cris (…) Les médecins ont
cherché les éclats mais ils n’ont rien trouvé.
- Sans radio, nous sommes
impuissants. Nous charcutons la jambe pour rien, répétaient-ils. Essayez de
trouver un lieu où la radio fonctionne !
Et ils ont raconté en détail ce
qui s’est passé après l’explosion :
« Douze personnes ont été fusillées sur place pour pillage ! De jour
comme de nuit, les maraudeurs se glissaient sur les lieux de l’explosion et
dépouillaient les cadavres : or, vêtements, imperméables, chaussures,
produits de maquillage. Ils faisaient semblant de rechercher des parents
disparus. Certains venaient voler avec des enfants ! (…) » En
revanche, une autre voisine de marché a fait preuve d’un courage inouï.
Elle-même est russe, toute blonde. Elle vendait tout près de notre stand, dans
une allée parallèle. Après l’explosion de la roquette, elle a tiré toute seule
une Tchétchène blessée pendant que de sales voleurs lui piquaient toute sa
marchandise. Mais elle n’a aucun regret. Elle est formidable !
Je n’arrive à croire que c’est la
troisième guerre de ma courte vie ! La première en 1994 (j’avais 9 ans).
Au printemps, j’aurai quinze ans…
Si je suis toujours vivante, bien sûr (…) lors du difficile hiver de 1995 (…)
Nous dormions à tour de rôle : il n’y avait pas assez de place pour que
tout le monde se couche en même temps dans notre appartement d’une pièce. Nous
ne pouvions tout de même pas renvoyer nos voisins dans leurs appartements du
deuxième étage, exposés aux bombardements !
En 1995, à part la famille de
Mansour (cinq personnes), nous avions également hébergé des réfugiés.
La vieille dame russe, toute
ronde et vaillante a dit : « Nous
sommes en vie ! Il faut donc penser à la vie ! Mon appartement est au
deuxième étage. Ma fille vient de mourir. Elle avait vingt-neuf ans. Je veux
honorer sa mémoire ! Prenez son manteau pour la petite ! Il est
neuf. »
Celui qui hurlait gisait à côté
du banc. Il n’était pas… entier, il ne restait que son buste. Sous lui, une
énorme mare de sang faisait une tache sombre.
De la fumée sortait de sous la
porte de notre appartement ! La fenêtre, le store, les pieds de la table
vernie et le plancher brûlaient en même temps. Il a fallu tout inonder d’eau.
Transvaser de la neige fondue et de la boue dans la pièce ; « Bon, tout est imbibé d’eau ! Les
flammes faiblissent », répétions-nous toutes contentes.
(…) petite, je rêvais de perdre
connaissance quand on me cognait la tête contre un mur chaque fois que j’avais
de mauvaise notes à l’école ! C’est sans doute la raison pour laquelle je
suis ainsi maintenant… Maman est une personne très dure.
Ce matin, les femmes de notre
groupe sont arrivées et ont raconté que deux petites sœurs avaient été enlevées
dans la maison de leur mère, des fillettes de dix ou sept ans. Leur mère se
demandait où elle pourrait acheter une caisse de bouteilles de vodka pour
récupérer ses enfants. Sans rançon, on ne lui rendra pas ses filles.
Maman a eu un malaise cardiaque
(…) Elle m’a demandé de l’enterrer dans le potager si elle devait pourrir. Elle
tient à ce que ce soit moi qui m’en charge, pas quelqu’un de notre entourage
(…) Je lui ai répondu que, de toute façon, je ne pourrai pas l’enterrer parce
que la terre est gelée. Elle est recouverte de neige. « Alors brûle-moi ! », m’a-t-elle conseillé.
J’ai essayé de me représenter, de
haut, la terre gelée, une tache noire s’étendant lentement autour d’un feu et
son corps fondant dans les flammes… Mais, la voyant si malheureuse, je lui ai
promis d’exécuter ses dernières volontés : « Je ferai ce que tu me demandes. » Puis j’ai essuyé
mes larmes pendant qu’elle ne me voyait pas.
La situation devient très
dure : la porte de notre chambre est fermée, bloquée par des chaises. Tous
les six, nous sommes assis, comme des condamnés attendant dans la cellule de la
mort. Impossible d’aller aux toilettes ! Et, dans la cuisine, les filles
font bombance avec des militaires russes ! Ils font tranquillement
causette et bâfrent. Ils ont préparé un bon plat. Quelle bonne odeur !
C’est à en devenir dingue ! Les produits étaient pourtant destinés à tout
le monde. Nous crevons de faim. Eux, ils boivent ! Par le trou de la
serrure, nous voyons des bouteilles de vin rouge.
Les militaires russes ont entendu
un bruissement. « Il y a encore des gens ici ? » ont-ils
demandé. Alors, la femme de Vovka et Aza se sont mises à répéter avec
exaspération : « Vous appelez
ça des gens ? C’est la cour des miracles ! Et en plus, nous les
nourrissons ! ».
Nous savons que les caves sont
souvent minées, et les gens sautent sur les mines en tendant la main vers un
bocal de confiture ou en trébuchant sur un piège explosif. Nous tombons
constamment sur des cadavres, presque toujours des personnes d’âge moyen, des
femmes, des hommes en vêtements d’intérieur.
Je me dispute sans cesse avec
maman. Elle dit des horreurs, elle se jette sur moi en me rouant de coups de
poing (…) manifestement son état mental s’est détérioré à cause de la guerre et
ses nerfs ont craqué. Hier dans la soirée, j’ai eu un malaise : j’avais
mal au foie, à l’estomac, au cœur.
Dès que je tombe de faiblesse ou de douleur, elle se jette sur moi et me dit
qu’elle va me tirer par les cheveux si je ne fais pas tout ce qu’il faut dans
la maison. Elle ma frappe au visage et m’injurie.
Je me sens mal de nouveau. Maman
m’a souhaité la mort ce matin et elle m’a maudite. Les malédictions lui
déforment le visage. Il devient étranger et effrayant, comme si une autre
créature remontait des tréfonds de son corps.
Depuis mon enfance, maman me
répète que je suis laide, bête et que je serai probablement malheureuse.
Pourquoi ? Pourquoi est-elle comme ça ?
Comme Nina ne peut pas porter
beaucoup de poids, elle n’a pas pris nos rations à la cantine. Je ne peux pas y
aller. Le trajet est long… Il y a des files d’attente. En tout, il faut cinq ou
six heures.
J’ai perdu connaissance pendant
quelques minutes. Et j’ai failli mourir. Tous les gens et les objets autour de
moi me sont apparus comme des moucherons dorés dansants, et me je me suis
évanouie (…) Cela s’est passé dans la file d’attente. Les gens dans la queue se
chamaillaient, et affamés, ils arrachaient des morceaux de pain et la kacha aux
« distributeurs d’aliments
gratuits » (…) Le médecin a dit : « C’est le cœur. On l’entend à peine… » Et il a encore
donné des cachets. Maman était furieuse que je ne puisse faire aucune tâche
ménagère. Aujourd’hui, elle s’est mise à me gueuler dessus à cause de la bouilloire
qui a débordé. Elle m’a frappée ! Puis elle a subitement revêtu sa plus
longue robe. Son plus grand foulard. Et elle est partie chercher la mort.
Elle a dit qu’elle ne voulait plus vivre, qu’il valait mieux mourir d’une balle
de sniper que de crever de faim, d’être humiliée dans les files d’attente,
d’être constamment malade.
J’espère qu’elle va échapper à la
mort et qu’elle va revenir.
Maman est devenue enragée. Elle
m’a souhaité la mort… Elle a les nerfs qui craquent complètement. C’est une
maladie mentale désormais… Quelle horreur !
Alik est revenu. Il espère qu’il
réussira tout de même à me plaire. Il me fait pitié, évidemment. Il répète que
nous allons contacter un mariage officiel selon les lois tchétchènes puisque je
suis en âge de « fonder une famille » - quinze ans.
Dans un coin du couloir, le sol
s’est partiellement effondré dans la cave. Les chambranles des portes ont
sauté. En notre absence, on a forcé notre serrure. A plusieurs reprises !
Et nous avons perdu les clés de la porte de notre appartement. Maintenant, nous
ouvrons notre porte avec une fourchette, une petite cuillère ou un couteau
étroit.
Nous mangeons de l’herbe et
arrachons de l’ail dans les jardins potagers abandonnés. Nous n’avons plus du
tout d’argent.
Les files d’attente aux points de
distribution sont énormes. Nous attendons debout, ou plus précisément assises,
à proximité de la queue, pendant trois ou quatre heures. Près du guichet, c’est
la cohue. Nombreux sont les gens qui se trouvent mal.
Dire que l’adolescente que j’étais
brûlait d’envie d’avoir une famille, des enfants ! C’est dur. La guerre
tranche à vif dans la chair, sans anesthésie. Tous mes amis d’école, tous les
voisins et tous ceux avec qui je m’étais liée d’amitié sont sortis de ma vie en
même temps.
Alik fait croire à tout le monde
que j’ai accepté de l’épouser. Lui et son ami-frère sont passés dans toutes les
entrées des grands immeubles qui tiennent encore debout, chez les gens qui y
habitent. Ils se sont vantés de notre futur mariage ( !?). Ils avaient un
bon coup dans le nez. Dès qu’elle a entendu cette bêtise, maman les a traités
d’idiots et de menteurs directement dans la cour. Un véritable scandale !
D’après les coutumes tchétchènes, je suis obligée d’accepter ? Sinon, ils
risquent de se venger pour avoir été humiliés. Et il n’y a pas de personnes
âgées dans les parages pour résoudre le conflit.
J’ai eu terriblement pitié de
grand-mêre Andersen. Personnellement, j’ai eu le temps de prendre conscience de
la vanité des choses, mais elle, visiblement se languira longtemps de ses
affaires volées sous ses propres yeux. En mourant, nous n’emporterons rien avec
nous, vraiment rien… C’est une chose que je sais désormais…
Le 7 mai, 10 heures du soir,
quatre hommes (des Tchétchènes d’ici, des jeunes gens) ont fait irruption chez
Macha, l’employée de la cantine. Ils ont battu sa vieille maman malade et son
fils de six ans. Ils ont volé tout l’argent se trouvant dans la maison. Tous
les produits alimentaires. Tous les papiers… Ils ont battu Macha, l’ont violée…
et sont repartis. Elle ne pouvait plus marcher. Elle n’a pas pu aller
travailler.
Au marché Beriozka, j’ai vu des
soldats former deux grands-mères :
- Il
faut dégoupiller la grenade, lâcher le déclencheur ! Il vaut mieux se
mettre à l’abri d’un mur. C’est plus sûr ! Lancez la grenade le plus loin
possible…
- Qu’est-ce
qu’il faut faire ? a redemandé une mémé dure d’oreille.
- Il
faut faire comme ça ! lui a expliqué le soldat en lui montrant la
technique.
La grand-mère
a pris la grenade et a donné au soldat un pot de confiture en échange !
Au marché, on raconte que les
gens qui se sont disputés avant la guerre rédigent des rapports mensongers. Ils
montent les autorités contre les uns et les autres. Cela provoque souvent la
mort d’innocents. Personne ne cherche vraiment à comprendre ce qui se passe.
C’est la loi de la jungle, la loi du plus fort, la loi du nombre…
Un homme cagoulé tire à la
mitraillette devant notre immeuble. Il vise les jardins. A l’aube, les snipers
hurlent : « Qui est-ce ?
De quel camp es-tu ? ». L’un d’eux a fait sauter deux tanks et un
véhicule militaire… Nous avons entendu leur conversation. Ils parlaient un
russe impeccable, sans le moindre accent !
C’est dur à la maison. Il n’y a
pas d’eau. Un seau d’eau coûte un rouble. Par ailleurs, il ne faut pas louper
le camion-citerne. Il transporte de l’eau trouble, sale, souvent avec des
algues… Nous vivons dans une espèce de hangar dont le sol s’est partiellement
effondré dans la cave. Nous vivons avec les rats qui rongent tout : les
meubles, les vêtements et la nourriture ! Le froid vient de la cave et
l’air est terriblement humide. Les rates n’ont pas peur de nous – ils se sont
habitués à notre présence. Ils se déplacent librement dans la chambre pendant
la journée… Il n’y a pas de tout-à-l’égout. Il n’y a pas de gaz, donc
impossible de cuisiner et de se chauffer ! Quant à l’électricité, ce n’est
pas la peine de rêver !
J’ai choisi un aphorisme qui me
convient : « Ne crains jamais
de faire ce dont tu est tout à fait incapable. L’Arche fut construite par un
amateur, le Titanic par des professionnels. »
Les rats qui logent chez nous
sont énormes ! Ils ont un poil roux qui tire sur le gris. Ils
appartiennent sûrement à la famille des hamsters. Ils n’ont rien à bouffer. Ils
peuvent mordre la nuit. Ils ont failli manger notre chat. Avant-hier, ils ont
grignoté mon T-shirt ! Ils réclament à manger. Ils couinent ! Ils
courent ente nos jambes et n’ont peur de rien… En général, je partage le pain
avec eux – cela les rend un peu moins agressifs.
Ma douleur vient du fait que,
pendant les deux ou trois mois de guerre, je ne me suis pas déchaussée et j’ai
dormi avec mes chaussures sous les tirs d’artillerie.
Les gens sont de plus en plus
nombreux à vendre. Les disputes au marché sont devenues le lot quotidien. Les
gens en viennent aux mains et jettent sur le sol les marchandises de leurs
concurrents. Les femmes tchétchènes s’agrippent et roulent littéralement sous
les tables. Elles arrachent les vêtements de leur rivale pour la couvrir de
honte. Le peuple s’est transformé en bête. Ni foi. Ni honneur. Ni décence.
Préserver la vie, c’est ce que
l’on peut faire de mieux sur terre ! Personne n’a le droit de tuer !
Un sniper russe a tiré sur
maman ! Je l’ai vu. Il était dans un immeuble d’habitation, dans un
grenier. Il a raté son coup. Il devrait sûrement s‘entraîner. Je n’ai même pas
eu le temps d’avoir peur. En quoi maman lui a-t-elle déplu ? Maman s’est
baissée en entendant la balle siffler. Elle l’a repoussée d’un geste de la
main, comme on chasse une mouche.
Une jeune veuve tchétchène de
dix-neuf ans, mère de deux enfants, fait la cour à Mansour. L’un de ses enfants
déjà quatre ans.
J’ai vue des enfants se cacher
avec leur mère entre les dalles de béton de l’immeuble à quatre étages détruit…
Ils criaient et pleuraient parce qu’ils avaient laissé des sacs de biscuits
dans le taxi ! Ils ne se rendaient pas compte de ce qui se passait. Ils
voulaient aller voir si leurs sacs étaient intacts. Leur mère leur donnait des
coups de poings pour les faire tomber.
Petit à petit, les tirs ont
cessé.
J’observe le jeûne. J’ai la tête
qui tourne. Je suis dans un état démentiel. Mais c’est une faiblesse
agréable ! Les gens mangent d’habitude deux fois par nuit (…) Nous n’avons
que du pain et de la soupe à base d’huile de tournesol. Le jeûne renforce la
volonté, la résistance aux vices et au mal. J’espère que je vais retrouver des
forces. Je continue mes séances de gymnastique. Une première le matin. Une
seconde (moins intense) le soir.
Le soir tombe. Je vais prier.
Plusieurs fois par jour, des
soldats sont tués dans différents quartiers de la ville, après ce sont toujours
des civils qui paient les pots cassés. On est sans cesse à la merci d’un
explosion ou d’un combat de rue.
A l’école, je me suis battue, de
nouveau, à cause de mon nom de famille russe. Beaucoup me détestent,
m’insultent.
Les combats font rage ! Un
feu d’artifice mortel. Des lingots incandescents rouge-sang se détachent sur le
fond gris du ciel. Les obus sont blancs et orange. Les balles
« dorées » scintillent. Il y en a pour tous les goûts !
Quelle horreur et quel malheur !
Nous ne pouvons pas mourir…
Nous ne pouvons pas vivre non plus !
Je suis rentrée de l’école, j’ai
fait une piqûre à maman, je lui ai donné du riz. J’ai des ronds noirs qui
dansent devant mes yeux. J’y vois mal. Je suis sortie me promener dans la cour.
Je me suis assise sur la balançoire métallique (…) Il faut que je fasse cuire
une soupe pour le dîner et pour demain. Et puis que je fasse mes devoirs. Au
lieu de travailler, j’ai rédigé des vers.
J’ai emprunté Le Maître et Marguerite (…) J’ai dû lire
le roman une bonne cinquantaine de fois. Je me souviens des répliques, des
questions, des réponses de tous les héros. Mais à chaque relecture, je les
savoure une fois de plus ! Et chaque relecture ajoute un détail que je
n’avais pas remarqué avant.
Beaucoup de Tchétchènes
disent : « Ils pourraient
sortir de la ville et se battre à l’extérieur. Tout le monde en a
marre ! ».
Il faut sortir de la maison en
courant, pas en marchant, sinon une dalle ou une brique risquent de nous tomber
sur la tête.
Des femmes russes ont été tuées
au marché. « Elle ont longuement
souffert avant de mourir, ont raconté des témoins. Personne ne leur est venu en
aide, personne n’a appelé de médecin ! Personne ! Au contraire, des
gens s’approchaient des blessés et arrachaient leurs bijoux en or : leurs
boucles d’oreille, leurs chainettes (…) Leur cervelle giclait sur le pavé, une
femme a agonisé pendant une demi-heure. »
Dans une école, des enfants ont
été pris en otage ! Les parents vont maintenant devoir payer une garde
armée dans les établissements scolaires de leurs enfants ! (…) Certaines
mines ont maintenant la forme de jouets, de briquets, d’appareils photo… Les
enfants et les adolescents ne peuvent pas résister à la tentation.
J’ai besoin, d’urgence, de
gouttes pour mes yeux qui sont épuisés. Cela fait trois ans que je lis dans
l’obscurité ! Je n’ai pas d’argent non plus pour m’acheter des gouttes. On
nous a volé notre lampe à pétrole !
Incroyables les horreurs que la
voisine nous a criées ! (…) Nous, les « Russes », il faudrait
tous nous égorger ! Et il faudrait non seulement nous tuer, mais avant
nous torturer, etc… Maman et moi en particulier, parce que nous sommes des
« salopes de Russes » (…) Et dire que récemment elle m’apprenait à
cuire le pain ! Que lui arrive-t-il ? Je me souviens que cette femme
pleurait sur l’épaule de ma mère il y a quelques années, à la mort de son père
tchétchène. Pour essayer de ne pas trop me mêler à ce délire, j’ai crié : « Ça suffit ! Vous avez dû trop
manger aujourd’hui et votre embonpoint vous rend folle ! ».
Moi, qui suis une pouilleuse et
une fripouille (dont la mère est russe et dont personne ne sait rien sur le
père), j’aurais sciemment caché aux habitant de la cour que j’avais reçu une
aide exceptionnelle (…) La bassesse et la ruse ont fonctionné… C’est ainsi que
se façonne l’opinion publique… C’est ainsi qu’agissent ici les gens qui se
considèrent comme des croyants, comme des musulmans…
Notre nouveau voisin Jim Mullen
(Adam) boit tous les jours. Hier, il a improvisé un concert nocturne. Il
hurlait à pleins poumons (dans l’espoir de nous faire peur) que nous étions de
méprisables créatures russes qu’il était grand temps d’égorger, qu’il s’en
sentait tout à fait capable ! Il avait manifestement l’intention de nous
outrager et de nous effrayer. Il criait que nous étions des p…
J’ai été rayée des listes des
bénéficiaires d’allocations familiales. Cette allocation s’élève en tout et
pour tout à soixante-dix roubles par enfant et par mois ! Mais pour nous,
c’est très important. Je n’ai pas
de blouson correct, je gèle. Beaucoup de gens portant un nom russe ont été
rayés des listes. Une Tchétchène insolente, toute couverte de bijoux en or, m’a
sermonnée derrière son guichet ; elle m’a dit qu’elle ne me donnerait plus
d’allocation et qu’elle sen fichait complètement que j’y aie droit. J’ai
remarqué qu’elle portait un manteau de vison. « Tu n’arriveras pas à démêler le vrai du faux ! »
a-t-elle crié en me jetant mes documents à la figure.
J’ai été gravement malade pendant
longtemps. Je ne suis pas complètement remise. Une angine avec des abcès dans
la gorge. Il fait froid.
Je reste à la maison. Maman fait
des crises d’hystérie.
Il n’y a rien à manger. On fait
cuire du vieux pain. J’ai mal au ventre (…)
Le fait d’avoir porté de vieilles
chaussures tout le temps mouillées explique mes douleurs dans le bas-ventre.
Maman dit que mon mal remonte à l’époque où je dormais dans la neige dans notre
vieil appartement, et que maintenant le froid constant a déclenché ma maladie
(…)
Quand je n’ai pas de fièvre, le
matin, je fais des exercices de gymnastique et mes devoirs. Et quand j’ai de la
fièvre, je fais des exercices de respiration mais pas les exercices de yoga.
En une nuit, à la lumière de la
bougie, j’ai relu Le Maître et
Marguerite. Je suis donc restée en excellente compagnie…
C’est la loi du plus fort qui
règne en maître ici. L’arbitraire ! A quoi a servi la guerre puisque la
criminalité n’a fait que s’intensifier ?
Je vois le frère assassiné d’Ali
comme s’il était vivant (…) Que ses péchés volontaires et involontaires lui
soient pardonnés ! (…) Que ses péchés volontaires et involontaires lui
soient pardonnés !
Allah ! Veille sur mes
amis ! S.,T.,A.,E.,A. et les autres. Pardonne à ceux qui sont morts !
Protège-les ! (…) Je ne juge
pas les faiblesses des autres. Je ne juge pas leurs mérites. Je porte le deuil
de chaque âme vivante.
Nous vivons en enfer ! En
réalité, l’enfer est ici, sur terre !
Je suis totalement et absolument
seule. Nombreux sont les camarades de mon âge à s’être mis à boire (avant, ce
comportement était impensable dans notre république !), à consommer de la
drogue. Ils dont devenus inconstants en amitié… J’observe cette évolution avec
frayeur.
Je ne sais pas si les lecteurs de
mon journal comprendront l’essentiel : le mal détruit celui qui le cause
bien plus profondément que celui qui est en victime.
L’intelligence, l’érudition des
jeunes son honnies. De nouveau, le mot « intellectuel » est devenu
une injure.
Les militaires ont commencé par
riposter à coups de canon. Cela sentait la poudre partout… Taïssa, ma
propriétaire, a crié : « Abandonne
ta marchandise ! Abandonne tout ! Prends ton porte-monnaie et cours,
cours ! ». Je lui ai hurlé : « La marchandise ne m’appartient pas ! Et mon porte-monnaie
est vide ! » Puis j’ai jeté les livres qui ne m’appartenaient pas
dans des sacs en plastique. Je les ai sauvés. C’est une leçon que maman m’a
apprise : « Les bien
d’autrui doivent être traités avec plus de soin et d’attention que les siens
propres. »
Je suis un témoin ! Je suis
obligée de tout noter, puis de raconter (…) Mon idée est la suivante :
ceux qui portent le mal sont irrécupérables… Ils ne pourront pas s’arrêter
complètement… Ces gens contribuent à l’augmentation de la criminalité et à la
déstabilisation du pays.
Je suis seule. A seize ans, je ne
peux pas vaincre notre pauvreté et les maladies sans l’aide des adultes :
mes dents se gâtent, elles tombent. Je n’ai pas les moyens de me soigner. Quand
je souffre trop, le seul remède pour me soulager est l’extraction. Il faut que
je fasse mes exercices de yoga avec plus de sérieux. Il faut que je me
rétablisse. Que je maîtrise le karaté. Pour me défendre et défendre les
faibles.
« Qui sait flatter sait calomnier ». Napoléon.
« Si l’homme n’a peur de rien, il est soit possédé, soit
stupide ». Aristote.
« Il est aisé d’être ferme lorsqu’on est insensible. »
Mme de Staël.
Qui est ton ami ? Qui est
ton ennemi ? Comment le savoir ? Ici, dans la République, tout est
mélangé. C’est pourquoi une pagaille incroyable y règne. Chacun peut-être vil
et noble en même temps. Est-ce cela le « style oriental » ?
Ceux qui ont organisé cette
guerre se sont enrichis. Ils se sont parés de nouveaux habits. Ils ont habillé
leurs femmes de neuf. Ils se sont achetés un logement. Ils ont gonflé leur
compte bancaire (…) Je trouve indécent de se pavaner et de frimer dans une
ville détruite. Je n’envie pas ces gens-là.
Nous sommes devenues les ennemies
déclarées de la femme du milicien, la Commère. Mais nous continuons à nous
parler, conformément à une coutume tenace en Orient qui veut que le contact ne
soit jamais interrompu.
Nous avons de nouveaux voisins.
Rez-de-chaussée : Valia, une Russe, 50 ans. Elle n’a vraiment pas de
bol : l’année dernière, des bandits l’ont brûlée avec un fer à repasser et
l’ont torturée pour la dépouiller (…) Au même étage habite une Koumyke aux
cheveux gris (…) Elle a un fils qui s’est distingué récemment en noyant le chat
préféré de sa grand-mère. Il l’a mis dans un sac qu’il a jeté dans un lac après
l’avoir lesté de pierres… On se demande ce que ça va donner plus tard (…)
Au-dessus, au troisième étage, habite une famille « mixte ». La femme
est russe, le mari tchétchène. Leur fils a un an de plus que moi. Il court sans
cesse à la recherche de seringues… Il a des yeux de drogués.
Avant-hier, j’ai soudain perdu
connaissance au cours de karaté. Mon cœur a flanché. Dès que j’ai rouvert les
yeux, j’ai rampé dehors. Je suis resté allongée dans le couloir, où il y avait
plus d’air, puis je suis revenue dans la salle. Personne ne m’a porté secours.
Seule Maryam est sortie pour voir comment j’allais.
- Ne
meurs pas ! D’accord ? a-t-elle dit.
- D’accord !
ai-je répondu.
En général, le fiancé n’est pas
tenu d’être présent aux noces tchétchènes. La fiancée doit rester debout sans
rien dire pendant une journée entière. En effet, il lui est interdit d’être
assise en présence des anciens. Le plus important est de ne parler à personne.
La coutume veut que les invités lui « délient la langue » en se
moquant d’elle. Il arrive aussi qu’elle soit en plus recouverte d’un voile… En
général, les invités s’approchent et se moquent d’elle, parfois de manière très
blessante, en la traitant de « grenouille »,
« d’épouvantail ». Mais la fiancée ne doit pas répondre, var la
volubilité est un signe de bêtise et de mauvaise éducation (…) Quant au fiancé,
il n’apparaît habituellement que deux ou trois jours après. Jusque-là, il est
chez des parents au village, ou bien chez des amis. La fiancée tchétchène commence
sa « première » nuit dans la maison de son futur mari en lavant
une montagne de vaisselle…
Quand nous sommes passés au
« full-contact », il s’est produit une chose étrange à laquelle je
réfléchis depuis. Est-ce dû aux exercices de yoga que j’ai pratiqués pendant
longtemps ou non ? Je me soudain vue de côté : comme si une partie de
mon âme s’était échappée de mon corps et regardait tout d’en haut, à une
distance de deux ou trois mètres !
J’ai vu tous les coups que je
donnais et les siens aussi. J’ai vu des gouttes de sueur sur mon cou, j’ai vu
une mèche de cheveux dépassant de mon bandeau…
Mais mon corps avait assez
d’énergie pour se battre, et « il » n’avait pas besoin de la partie
de « l’âme » qui regardait le combat en spectateur. J’étais
« ici » et « là-bas » en même temps. Comment est-ce
possible ?
Tout près de chez moi, des jeunes
de mon âge vivent une autre vie. Avec des distractions ! Des histoires
d’amour ! Un univers lisse mais intéressant. Libre. Repu. Dense. Une vie
en dehors de la guerre. Je sais bien que l’envie est un vilain défaut, que cela
ne sert à rien, que c’est de la folie. Mais je ne peux m’empêcher d’être
envieuse… je vais même jusqu’à envier la vie mystique et la mort de Laura
Palmer de la petite ville fictive de Twin Peaks. J’ai lu son journal à onze
ans, et il m’a terriblement impressionnée.
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