Nombre total de pages vues

jeudi 25 septembre 2014

« Béton armé » de Philippe Rahmy (2013)

Ces commerçants sont des Achang, un peuple de chasseurs nus du nord-ouest du Yunnan. Aujourd’hui sédentarisés, ils avaient la réputation de garder leurs prisonniers en vie durant plusieurs années avant de la manger. Ils peignaient ensuite leurs os de différentes couleurs et se les échangeaient au cours de grandes fêtes. Désormais, les Achang vivent à proximité des abattoirs des villes. Ils s’y fournissent en ingrédients qui entrent dans la composition des soupes médicinales.

Des millions de visages continueront à défiler dans les phares des voitures. Des pas rapides sur le trottoir, étouffés, comme le murmure d’un peuple marchant sur la pointe des pieds.

Libéré du ventre maternel, l’enfant croit mourir. On l’expulse du paradis. Cette douleur fulgurante s’estompe vite. Elle est remplacée par l’effort de respirer, puis par l’émerveillement d’entendre, de humer, de toucher, de voir. Chacun de nous porte trace de la chute, enterrée quelque part dans la mémoire, pas même un souvenir, à peine une ombre, matrice de toutes nos plaintes. Mais pour celui qui naît malade, couvert de blessures permanentes, la douleur ne prend jamais fin. Elle durera aussi longtemps qu’il vivra, si bien qu’il n’en finira pas de naître.

Je me suis fait cinquante fractures. C’est peu. D’autres malades s’en font des centaines. J’ai de la chance dans mon malheur. Mais on m’a récemment découvert une faiblesse au cœur. On a parlé de processus vital.

Les Chinois sont impudiques. Ils se montrent (…) Quand une femme baisse les yeux, elle ne se soumet pas ; elle juge de la qualité des chaussures de celui qui lui parle.

Ils n’ont pas de méthode. Ils s’accrochent aux autres qui se battent comme eux pour le même salaire, le long d’interminables journées, le long des grandes routes. Ils sont armés de leurs poings. Ils ne lâchent rien. Derrière eux, il en vient des millions, encore plus décidés.

Au début de l’été 1515, une esquisse représentant un rhinocéros voyage de Lisbonne à Nuremberg. L’animal n’avait plus été vu en Europe depuis l’époque romaine. Tout le monde connaît la gravure d’Albrecht Dürer s’inspirant avec génie de ce dessin oublié (…) l’écriture, qui rêve d’être confrontée à une réalité si nouvelle que les mots viendraient à manquer, redéfinit sans cesse le rhinocéros de Dürer, parle de choses qui ont toujours existé en trouvant les accents d’un émerveillement naïf. 

Je suis né sans espoir de guérison. J’ai passé mon enfance dans un lit (…) J’ai su parler à l’âge où les enfants font leurs premiers pas. Mes mots ont été mes bras et mes jambes. Ce que je ne pouvais pas accomplir moi-même, me saisir des objets, me déplacer, j’en chargeais les autres par le langage. Mais il y avait une chose à ma portée que je refusais de faire. Lire. Car la voix de ma mère à mon chevet dépassait en mélodie les pauvres inflexions que j’aurais pu donner à mes propres lectures.

Je portais alors un casque muni d’une jugulaire qui bloquait mon menton. Cette cuirasse protégeait mon crâne que je m’étais fracturé à plusieurs reprises en heurtant ma tête aux barreaux du lit durant mon sommeil.

Ces textes ne m’ont pas seulement ouvert l’esprit. Ils sont aussi devenus mon corps.

Un après-midi, je m’en souviens très bien, nous venions de terminer Le Grand Meaulnes, je me suis redressé. J’ai senti mes jambes prêtes à me porter. Je me suis assis au bord du lit. Je me suis levé. J’étais Augustin Meaulnes, grand et mystérieux au seuil de la vie.

Me voici à Shanghai (…) Je suis emporté par la masse incohérente de ce qui se produit dans cette ville et par le poids de mon propre corps structuré par les phrases. Tout se passe comme si je trouvais un double dans chacun des im-meubles qui m’entourent, comme si nous étions coulés dans le même moule, comme si nous étions des édifices emplis de voix humaines, un grand vide dans une enveloppe de béton armé.

L’écriture, traduction du silence intérieur ; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux inconciliables.

Je découvrirai que l’intimité est une notion inconnue en Chine. Il arrive souvent que la femme de chambre de l’hôtel fasse la sieste dans le lit d’un client, ou qu’elle utilise son réfrigérateur ou sa cuisinière en son absence.

A mon retour, on me demandera peut-être si c’est là toute ma Chine. Quelques scènes de rue, des petits riens du vécu ordinaire. Je n’ai pas quitté ma vie. Je reviendrai, sans plus, comme je suis parti. Au fil de l’écriture. Comme le laboureur se retourne au bout de son sillon. Voyager est encore une manière de cultiver son jardin.

La vérité est le monde s’offre à ceux qui n’en attendent rien.

Quant aux Français ? Ils répondent « ce sont des fainéants. Tous les étrangers sont des fainéants. Sauf, peut-être, les Allemands et les Suisses. Ils savent travailler. »

Ils n’aiment pas qu’on les complimente. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils n’en tirent aucune fierté. Ils accomplissent aveuglément leur destin.

J’avais passé mon permis de conduire. Je m’étais inscrit à l’université. Dès les premières heures, ce lieu de formatage intellectuel m’a donné la nausée.

Pékin est une ville à genoux. On est filmé en permanence. On est malvenu.

Une vieille qui m’arrive à la taille me demande de l’argent. Elle parle avec des craquements comme si elle avait la bouche pleine de sauterelles. Je lui souris pour qu’elle parte. Elle reste. Elle sent l’eau tiède et les épluchures. Elle serre mon poignet. Elle parle comme en représentation, avec des larmes et des grands gestes.

Un professeur et deux écrivaines à ma table (…) La femme jeune ne se tourne vers moi qu’avec dégoût. Le handicap rebute. Elle incline le buste vers l’arrière, à tomber. En deux phrases, elle ramène la poésie française au niveau de la limaille. Je lui demande si elle préfère Mallarmé ou Valéry. En tant que femme, s’entend. Son téléphone sonne sur une air de Michael Jackson : « I’m bad, I’m bad… »

Je déteste l’automne qui célèbre la défaite de la nature et le triomphe des cités.

Nous vivions à la campagne parmi les animaux. Chiens, chats, poules, canards, lapins. Mon père était bibliothécaire à Genève. Je ne le voyais qu’en fin de semaine. (…) Je m’amuse de ces souvenirs, ici, à Shanghai, où rien ne parle de la terre, pas même les parcs avec leurs citadins endimanchés, leurs chaises longues tarabiscotées et leurs plates-bandes de fleurs importées d’une serre lointaine.

La cloche a sonné. Je suis sorti le premier. Quand cet élève a franchi la porte, je l’ai frappé. Il ne s’est pas défendu. Il a reculé vers un radiateur. J’ai continué à le frapper. Ma main s’est brisée. Je n’ai pas eu mal. J’ai continué. Il a trébuché contre le bord d’une poubelle dans laquelle il a basculé. Il est resté ainsi, coincé les quatre fers en l’air, pendant que je le cognais, pendant qu’il souriait sous mes coups, que la classe faisait cercle autour de nous, et criait, et m’encourageait à casser la gueule de ce sale pédé, et que le professeur demeurait sur son estrade, impassible, à bourrer sa pipe. Je crois que mon amour de la foule me vient de ce jour où je me suis enfin senti accepté, où je n’étais plus l’enfant fragile, mais un enfant comme les autres, qui déversait sa rage sur un plus faible que lui.

Les panneaux de signalisation affichent les artères principales en vert, jaune ou rouge, selon l’embouteillage. En ce moment, c’est un buisson ardent. On attend. La chaleur fait craquer les tôles. (…) Un homme en costume sort d’une limousine. Il urine sur le rail de sécurité. Il se gratte le visage. La glissière fume.

(…) la HSBC, la Hong-Kong & Shanghai Banking Corporation, fondée en 1825 par les Anglais pour récolter les fonds du trafic de l’opium.

Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montés sur ressorts. Le mien s’appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d’autres projets.

(…) la gastronomie chinoise garde un fond de punition. Tous les animaux sont débités au hachoir. Points d’os, arêtes. On crache, on tousse, on s’étrangle. On mange des barbelés.


Contrairement aux corridas, aux matchs de boxe, aux combats de sumos, les affrontements à la chinoise ne magnifient pas la force. Ils la tournent en ridicule (…) Quant aux arts martiaux, ils n’ont rien de chinois. Ils sont dérivés du kalaripayat indien, ancêtre du kung-fu, importé au Tibet en 510 par le prince Bodhidharma, 28è patriarche de Bouddha, moine contemplatif aux fantasques éclats de colère.

Une gamine est étendue les bras en crois, percutée par la carriole d’un marchand ambulant (…) Le colporteur fume sans broncher, tout à fait crétin ou drogué. Les gens passent leur chemin. Rien à signaler. En cas d’accident impliquant des pauvres, les frais médicaux sont à la charge de celui qui appelle els secours. Deux policiers sont installés dans la supérette en face. Ils mangent, indifférents au spectacle comme à tout ce qui pourra encore arriver cette nuit.

Je pardonnais aux années durant lesquelles j’avais fait semblant d’être bon élève et bon fils, tombant comme une pierre d’une journée dans l’autre, d’une semaine, d’un mois, d’une année dans l’autre, remportant succès scolaire sur succès scolaire, collectionnant les bulletins d’honneur en suivant souvent mes cours par correspondance, les cours des Jésuites, cloué au matelas, le crâne facturé, le bassin fracturé, les bras, les jambes, la colonne vertébrale, les mains, les pieds et le reste fracturés, traversés de clous et de broches, alors que je remportais un succès après l’autre à l’extérieur, là, sans quitter mon lit, et que les autres enfants peinaient à la tâche, les crétins, et s’amusaient, les débiles, et respiraient l’air des saisons. Je pardonnais. J’oubliais ma rage (…) moi qu’on admirait pour mon courage et pour ma gentillesse, moi qui voulais tuer les gens avec la haine que je mettais dans mes sourires, dans mes devoirs et que je distribuais comme des friandises, moi qui ne rêvais que de revanche, moi qui me suis enfermé, enferré dans la douleur, avec ce goût amer en bouche, nourrissant une révolte toujours plus dure et plus pure, et une frustration plus monstrueuse, et bientôt un désir plus violent ? (…)
Comment faire accepter, et accepter moi-même, que je périssais de n’embrasser personne, que je ne voulais embrasser personne dans de telles conditions, avec la douleur à mon chevet, que j’aurais donné ma misérable vie pour une éteinte, mais que je refusais qu’on me touche ? Depuis que cette fille m’avait abandonné, je laissais mon cœur s’exprimer. Je ne rêvais que d’un amour capable d’endurer le pire, d’un amour courageux comme le mien, pouvant supporter mes tourments, totalement soumis à ma cruauté. Je rêvais d’un amour qui soit mon égal, non seulement soumis, mais heureux de souffrir.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire