Le nombre de kilomètres parcourus
à pied par Renoir et ses amis est invraisemblable. Bien souvent mon père allait
de Paris à Fontainebleau à pied. Cela fait tout de même soixante kilomètres. Il
mettait deux jours, s’arrêtant pour coucher dans une auberge à Essonnes.
Je crois que voilà une des
possibles explications de son génie. Il ne peignait pas ses modèles vues de
l’extérieur, mais s’identifiait à eux et procédait comme s’il avait peint son
propre portrait. Par modèles, j’entends aussi bien une rose que l’un de ses
enfants.
Plusieurs fois il m’affirma même
qu’il faut savoir laisser les gens vous piller. « En ne te défendant pas, tu les désarmes. Et ils deviennent
gentils. Les gens adorent être gentils. Seulement il faut leur en laisser
l’occasion. »
Pour lui, être malin était la
pire des calamités.
Sa théorie était qu’on ne doit
pas forcer la destinée : « Un
bouchon, disait-il : il faut se laisser aller dans la vie comme un bouchon dans
le courant d’un ruisseau. »
« Regardez sans crainte les maîtres des belles époques. Ils ont
créé l’irrégularité dans la régularité… Saint-Marc : régulier dans son
ensemble, pas un détail pareil. »
« L’artiste, pour bien s’exprimer, doit se cacher. »
Ce sont les couleurs en tubes
facilement transportables qui nous ont permis de peindre complètement sur
nature. Sans les couleurs en tubes, pas de Cézanne, pas de Monet, pas Sisley ni
de Pissarro, pas de ce que les journalistes devaient appeler l’impressionnisme.
Je trouve l’Ouest américain très
beau. Il ne lui manque qu’un groupe de peintres de la valeur des Italiens du
Quattrocento ou des impressionnistes français pour découvrir, derrière la carte
postale, les éléments d’éternité.
Évidemment il y a peu de place
pour la méditation dans l’organisation actuelle de la vie américaine, et cela
peut retarder l’éclosion d’un groupe de jeunes assez libres pour se consacrer à
l’étude non scientifique de la nature.
Pour un être humain, la
principale fonction est de vivre, le premier devoir est de respecter la vie.
… souvent les nourrices
avantageaient leur véritable enfant et négligeaient le petit riche, le dotant
ainsi d’un teint pâle, ce qui passait pour suprêmement distingué.
« Je crois être plus près de Dieu en m’humiliant devant cette
splendeur (de la nature), en
acceptant le rôle qu’il m’a été donné de jouer, en honorant cette majesté sans
aucun intérêt et surtout sans rien demander, persuadé que le créateur de tout
n’a rien oublié. »
« Donne-moi un pommier dans un jardin de banlieue ; ça me suffit
très bien ! Je n’ai nullement besoin des chutes du Niagara ! »
L’église n’était éclairée que par
les cierges qui brûlaient nombreux devant les statues de la Vierge et des
saints. Ces petites flammèches bougeaient au moindre courant d’air.
« Quelle richesse ! Quand je pense que les curés ont remplacé
cette lumière vivante par la lumière morte de l’électricité. » Il
disait en parlant de ce dernier mode d’éclairage : « De la lumière en bocal, de la conserve bonne à éclairer des
cadavres ! »
Tout grand créateur lance une
sorte de message. Mais du moment où il sait qu’il le lance, par un phénomène
étrange, ce message devient creux et perd sa valeur.
Les prophètes et les saints ont
pu formuler des vérités éternelles parce qu’ils étaient convaincus que ces
vérités n’étaient pas les leurs et qu’ils ne faisaient que transmettre la
parole divine. Autrement dit, le Ciel n’accorde ses révélations qu’aux humbles.
Renoir allait jusqu’à proscrire
de son vocabulaire le mot « artiste ». Il se présentait comme un
ouvrier de la peinture.
Pour lui, l’histoire de cette
jeune Juive de Galilée, qui, sans être souillée, sans perdre rien de sa
fraîcheur, avait cependant donné naissance à un Dieu, constituait un message
dont il comptait bien faire son profit.
La grande division du monde de
Renoir était peut-être entre le respect des moyens que la nature met à la
disposition de l’homme et le gâchage de ces richesses, entre le désir de ne pas
changer l’œuvre du Créateur et la tentative orgueilleuse de bouleverser cet
équilibre.
Et cette manie des littérateurs
qui ne comprendront jamais que la peinture est un métier, et que ce sont les
moyens matériels qui viennent d’abord. Les idées suivent bien après, quand le
tableau est fini !
Et ce qui me semble le plus
important dans notre mouvement, c’est que nous avons libéré la peinture du
sujet. Je peux peindre des fleurs et les appeler tout simplement
« fleurs », sans qu’elles aient une histoire.
… il se méfiait de l’imagination.
Il la considérait comme une forme de l’orgueil.
« Il faut une sacré dose de vanité pour croire que ce qui sort de
notre cerveau vaut mieux que ce nous voyons autour de nous (…) Avec
l’imagination, on ne va pas loin, tandis que le monde est si vaste. On peut
marcher toute une vie et on n’en voit pas la fin. »
Il répétait souvent : « Il faut savoir flâner. » Par
flâner, il entendait cet arrêt pendant lequel des aspects essentiels d’un
problème émergent de l’arrière-plan pour prendre leur importance.
Lorsque la conversation tournait
à son éloge, Renoir avait vite fait de remettre les choses en place. « Moi, du génie ? Quelle blague !
Je ne prends pas de drogue, n’ai jamais eu la syphilis et ne suis pas pédéraste
! Alors ?… »
Renoir découvrait et redécouvrait
le monde, à chaque minute de son existence, à chaque aspiration d’air frais par
ses poumons.
Il pouvait peindre cent fois la
même fille, la même grappe de raisin, chaque tentative était pour lui une
révélation émerveillée. La plupart des adultes ne découvrent plus le monde.
« Quand j’étais gosse, les ouvriers étaient fiers de leur
profession (…) Ils ont troqué l’orgueil de leur métier contre la vanité
imbécile de ressembler à des bourgeois. »
« Il faut toujours être prêt à partir pour le motif. Pas de
bagages. Une brosse à dents et un morceau de savon. »
Il parcourait la vie avec la
sensation délicieuse de ne rien posséder. « Les
deux mains dans mes poches. » Même ses tableaux, il les semait. Et il
allumait son feu avec ses aquarelles et dessins.
Certains peintres, comme
Vallotton, commençaient leur tableau par un côté de la toile, progressant avec
tous les détails, toutes les valeurs équilibrées du premier coup. Quand ils
arrivaient de l’autre côté, le tableau était fini. « J’envie Vallotton, disait mon père, comment peut-il avoir l’esprit aussi net ? »
Avec Renoir le tableau commençait
en effet par d’incompréhensibles touches sur le fond blanc, pas même des
formes. Parfois le liquide, huile de lin et essence de térébenthine, était si
abondant par rapport à la couleur qu’il coulait sur la toile.
Mon père ne manquait jamais (…)
de mettre la conversation sur le chapitre de Haussmann qui avait si
fâcheusement transformé Paris (…) Il accusait l’esprit du lucre d’avoir tout
sacrifié au désir de faire monter le prix des terrains.
Il détestait ce monde
d’industriels, de banquiers, de spéculateurs qui faisait la loi depuis le
Second Empire. « Qu’est-ce qu’ils
ont fait de mon pauvre Paris ! »
Son seul désir était d’être le
fidèle intermédiaire entre les merveilles qu’il distinguait clairement et ces
hommes qui, pour les deviner, avaient besoin d’un petit renseignement.
Il ne cherchait qu’à être une
machine à prendre et à rendre, et pour y réussir il veillait à ne pas galvauder
ses forces, à se garder le regard précis et la main ferme.
« C’est l’œil du jouisseur que je veux ouvrir. N’est pas
jouisseur qui veut. Il y en a qui ne deviennent jamais jouisseurs malgré tout
le mal qu’ils se donnent. »
A une femme de chambre de Nice,
très élégante, qui se vantait de faire un régime : « Ça mange comme un oiseau, mais ça bouse comme un chameau. »
Malgré les conseils de Mme
Mathieu, mon père refusait de me laisser apprendre quoi que ce soit. « Pas avant l’âge de dix ans. Il
rattrapera son retard en quelques mois. »
Renoir disait aussi que les
amateurs qui y comprennent quelque chose sont plus rares que les bons peintres.
Le parrain de Pierre était l’un
des amis les plus fidèles que Renoir ait connus (…) Il s’appelait Caillebotte
(…) Il connaissait exactement ses propres limites : « J’essaie de peindre honnêtement et de devenir digne d’être
accroché dans l’antichambre du salon où seront accrochés Renoir et
Cézanne ! » (…) Caillebotte réunit la collection la plus
importante du moment des œuvres de ses amis. Ces achats enthousiastes arrivèrent
souvent à pic. Que de « fins de mois » furent allégées par sa
généreuse clairvoyance (…) Caillebotte mourut en 1894 après avoir fait de
Renoir son exécuteur testamentaire. C’était une tâche difficile, car il
laissait sa collection au musée du Louvre, dans l’espoir que l’Etat n’oserait
pas la refuser et que cette acceptation marquerait la fin de l’ostracisme
officiel qui frappait encore l’école moderne française (…) Les deux tiers de
cette collection unique au monde furent refusés. Le tiers accepté ne franchit
pas les portes du Louvre et fut entreposé au Luxembourg. A la mort de Charlotte
Caillebotte les œuvres refusées passèrent à de vagues héritiers qui s’en
défirent tout de suite. Rejetées par la France, elles furent accueillies par
l’étranger. Beaucoup trouvèrent acheteur en Amérique.
« La peinture ça ne se regarde pas. On vit avec. Tu as un petit
tableau chez toi. Tu ne le regardes que rarement, et surtout jamais en
l’analysant. Et il devient une partie de ta vie. Il agit à la manière d’un
talisman. Les musées ne sont qu’un pis-aller. Comment veux-tu t’exciter sur un
tableau au milieu de vingt visiteurs qui susurrent des âneries ? »
Monet trouvait toute naturelle
l’incompréhension des critiques. « Depuis Diderot qui a inventé la
critique, expliquait-il, ils se sont tous trompés. Ils ont vilipendé Delacroix,
Goya et Corot. S’ils nous couvraient d’éloges, ce serait
inquiétant ! ».
Pissarro convainquit ses
camarades de la nécessité d’une exposition organisée par les peintres
eux-mêmes. Cézanne se joignit à eux (…) Degas lui-même, si réservé, s’était
rapproché du groupe (…) On loua le local du photographe Nadar, boulevard des
Capucines. (…) L’ouverture de l’exposition eut lieu quelque jours avant celle
du Salon (…) Le public se montra à la hauteur des journaux. Les quolibets,
plaisanteries, insultes pleuvaient. On allait à l’exposition pour
« rigoler ». Devant les personnages de Degas, de Cézanne, voire
devant les délicieuses filles de Renoir, les gens retenaient difficilement leur
colère (…) J’ai devant moi quelques coupures de journaux de l’année 1874. C’est
navrant.
La Presse. Mercredi 29 avril (…) "Barbouillez de gris un panneau, flanquez au hasard et de travers quelques
barres noires ou jaunes et les illuminés les voyant vous diront : « Hein ! comme ça donne bien
l’impression du bois de Meudon. »"
Cézanne ne fut jamais un membre
très actif du groupe d’amis qui de plus en plus se ralliaient autour de Monet
et de Pissarro. « C’était un
solitaire ! ». Mais il partageait leurs idées et leurs espoirs
(…) Cézanne en arrivant à Paris avait beaucoup compté sur son ami Zola pour
l’aider à « percer ». Ces deux Aixois avaient été au collège ensemble
(…) Mais Zola considérait que son protégé n’était « pas au point ».
Il était tout à fait pour la peinture officielle, celle qui veut dire quelque
chose. Quand Cézanne lui confiait ses préoccupations de « trouver les volumes », il essayait de lui démontrer la
vanité d’une telle recherche. « Tu es doué. Si tu voulais seulement
soigner l’expression. Tes personnages n’expriment rien !. » Un jour
Cézanne se fâcha. « Et mes fesses,
est-ce qu’elles expriment quelque chose ? » Ce ne fut pas la brouille, mais un refroidissement dont
Zola fut ravi, car il avait un peu honte de son ami. Sa peinture était celle
d’un fou, et son accent le rendait insortable. Cézanne, privé de la protection
de Zola, avait peu à peu abandonné l’espoir d’intéresser les amateurs. Il
continuait à peindre en comptant sur « la
postérité qui, elle, ne peut pas se tromper ! ».
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