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mercredi 24 septembre 2014

« Pierre-Auguste Renoir, mon père » de Jean Renoir (1962)

Le nombre de kilomètres parcourus à pied par Renoir et ses amis est invraisemblable. Bien souvent mon père allait de Paris à Fontainebleau à pied. Cela fait tout de même soixante kilomètres. Il mettait deux jours, s’arrêtant pour coucher dans une auberge à Essonnes.

Je crois que voilà une des possibles explications de son génie. Il ne peignait pas ses modèles vues de l’extérieur, mais s’identifiait à eux et procédait comme s’il avait peint son propre portrait. Par modèles, j’entends aussi bien une rose que l’un de ses enfants.

Plusieurs fois il m’affirma même qu’il faut savoir laisser les gens vous piller. « En ne te défendant pas, tu les désarmes. Et ils deviennent gentils. Les gens adorent être gentils. Seulement il faut leur en laisser l’occasion. »

Pour lui, être malin était la pire des calamités.

Sa théorie était qu’on ne doit pas forcer la destinée : « Un bouchon, disait-il : il faut se laisser aller dans la vie comme un bouchon dans le courant d’un ruisseau. »

« Regardez sans crainte les maîtres des belles époques. Ils ont créé l’irrégularité dans la régularité… Saint-Marc : régulier dans son ensemble, pas un détail pareil. »

« L’artiste, pour bien s’exprimer, doit se cacher. »

Ce sont les couleurs en tubes facilement transportables qui nous ont permis de peindre complètement sur nature. Sans les couleurs en tubes, pas de Cézanne, pas de Monet, pas Sisley ni de Pissarro, pas de ce que les journalistes devaient appeler l’impressionnisme.

Je trouve l’Ouest américain très beau. Il ne lui manque qu’un groupe de peintres de la valeur des Italiens du Quattrocento ou des impressionnistes français pour découvrir, derrière la carte postale, les éléments d’éternité.

Évidemment il y a peu de place pour la méditation dans l’organisation actuelle de la vie américaine, et cela peut retarder l’éclosion d’un groupe de jeunes assez libres pour se consacrer à l’étude non scientifique de la nature.

Pour un être humain, la principale fonction est de vivre, le premier devoir est de respecter la vie.

… souvent les nourrices avantageaient leur véritable enfant et négligeaient le petit riche, le dotant ainsi d’un teint pâle, ce qui passait pour suprêmement distingué.

« Je crois être plus près de Dieu en m’humiliant devant cette splendeur (de la nature), en acceptant le rôle qu’il m’a été donné de jouer, en honorant cette majesté sans aucun intérêt et surtout sans rien demander, persuadé que le créateur de tout n’a rien oublié. » 

« Donne-moi un pommier dans un jardin de banlieue ; ça me suffit très bien ! Je n’ai nullement besoin des chutes du Niagara ! »

L’église n’était éclairée que par les cierges qui brûlaient nombreux devant les statues de la Vierge et des saints. Ces petites flammèches bougeaient au moindre courant d’air.
« Quelle richesse ! Quand je pense que les curés ont remplacé cette lumière vivante par la lumière morte de l’électricité. » Il disait en parlant de ce dernier mode d’éclairage : « De la lumière en bocal, de la conserve bonne à éclairer des cadavres ! »


Tout grand créateur lance une sorte de message. Mais du moment où il sait qu’il le lance, par un phénomène étrange, ce message devient creux et perd sa valeur.

Les prophètes et les saints ont pu formuler des vérités éternelles parce qu’ils étaient convaincus que ces vérités n’étaient pas les leurs et qu’ils ne faisaient que transmettre la parole divine. Autrement dit, le Ciel n’accorde ses révélations qu’aux humbles.

Renoir allait jusqu’à proscrire de son vocabulaire le mot « artiste ». Il se présentait comme un ouvrier de la peinture.

Pour lui, l’histoire de cette jeune Juive de Galilée, qui, sans être souillée, sans perdre rien de sa fraîcheur, avait cependant donné naissance à un Dieu, constituait un message dont il comptait bien faire son profit.

La grande division du monde de Renoir était peut-être entre le respect des moyens que la nature met à la disposition de l’homme et le gâchage de ces richesses, entre le désir de ne pas changer l’œuvre du Créateur et la tentative orgueilleuse de bouleverser cet équilibre.

Et cette manie des littérateurs qui ne comprendront jamais que la peinture est un métier, et que ce sont les moyens matériels qui viennent d’abord. Les idées suivent bien après, quand le tableau est fini !

Et ce qui me semble le plus important dans notre mouvement, c’est que nous avons libéré la peinture du sujet. Je peux peindre des fleurs et les appeler tout simplement « fleurs », sans qu’elles aient une histoire.

… il se méfiait de l’imagination. Il la considérait comme une forme de l’orgueil.

« Il faut une sacré dose de vanité pour croire que ce qui sort de notre cerveau vaut mieux que ce nous voyons autour de nous (…) Avec l’imagination, on ne va pas loin, tandis que le monde est si vaste. On peut marcher toute une vie et on n’en voit pas la fin. »

Il répétait souvent : « Il faut savoir flâner. » Par flâner, il entendait cet arrêt pendant lequel des aspects essentiels d’un problème émergent de l’arrière-plan pour prendre leur importance.

Lorsque la conversation tournait à son éloge, Renoir avait vite fait de remettre les choses en place. « Moi, du génie ?  Quelle blague ! Je ne prends pas de drogue, n’ai jamais eu la syphilis et ne suis pas pédéraste ! Alors ?… »

Renoir découvrait et redécouvrait le monde, à chaque minute de son existence, à chaque aspiration d’air frais par ses poumons.

Il pouvait peindre cent fois la même fille, la même grappe de raisin, chaque tentative était pour lui une révélation émerveillée. La plupart des adultes ne découvrent plus le monde.

« Quand j’étais gosse, les ouvriers étaient fiers de leur profession (…) Ils ont troqué l’orgueil de leur métier contre la vanité imbécile de ressembler à des bourgeois. »

« Il faut toujours être prêt à partir pour le motif. Pas de bagages. Une brosse à dents et un morceau de savon. »

Il parcourait la vie avec la sensation délicieuse de ne rien posséder. « Les deux mains dans mes poches. » Même ses tableaux, il les semait. Et il allumait son feu avec ses aquarelles et dessins.

Certains peintres, comme Vallotton, commençaient leur tableau par un côté de la toile, progressant avec tous les détails, toutes les valeurs équilibrées du premier coup. Quand ils arrivaient de l’autre côté, le tableau était fini. « J’envie Vallotton, disait mon père, comment peut-il avoir l’esprit aussi net ? »

Avec Renoir le tableau commençait en effet par d’incompréhensibles touches sur le fond blanc, pas même des formes. Parfois le liquide, huile de lin et essence de térébenthine, était si abondant par rapport à la couleur qu’il coulait sur la toile.

Mon père ne manquait jamais (…) de mettre la conversation sur le chapitre de Haussmann qui avait si fâcheusement transformé Paris (…) Il accusait l’esprit du lucre d’avoir tout sacrifié au désir de faire monter le prix des terrains.

Il détestait ce monde d’industriels, de banquiers, de spéculateurs qui faisait la loi depuis le Second Empire. « Qu’est-ce qu’ils ont fait de mon pauvre Paris ! »

Son seul désir était d’être le fidèle intermédiaire entre les merveilles qu’il distinguait clairement et ces hommes qui, pour les deviner, avaient besoin d’un petit renseignement.

Il ne cherchait qu’à être une machine à prendre et à rendre, et pour y réussir il veillait à ne pas galvauder ses forces, à se garder le regard précis et la main ferme.

« C’est l’œil du jouisseur que je veux ouvrir. N’est pas jouisseur qui veut. Il y en a qui ne deviennent jamais jouisseurs malgré tout le mal qu’ils se donnent. »

A une femme de chambre de Nice, très élégante, qui se vantait de faire un régime : « Ça mange comme un oiseau, mais ça bouse comme un chameau. »

Malgré les conseils de Mme Mathieu, mon père refusait de me laisser apprendre quoi que ce soit. « Pas avant l’âge de dix ans. Il rattrapera son retard en quelques mois. »

Renoir disait aussi que les amateurs qui y comprennent quelque chose sont plus rares que les bons peintres.

Le parrain de Pierre était l’un des amis les plus fidèles que Renoir ait connus (…) Il s’appelait Caillebotte (…) Il connaissait exactement ses propres limites : « J’essaie de peindre honnêtement et de devenir digne d’être accroché dans l’antichambre du salon où seront accrochés Renoir et Cézanne ! » (…) Caillebotte réunit la collection la plus importante du moment des œuvres de ses amis. Ces achats enthousiastes arrivèrent souvent à pic. Que de « fins de mois » furent allégées par sa généreuse clairvoyance (…) Caillebotte mourut en 1894 après avoir fait de Renoir son exécuteur testamentaire. C’était une tâche difficile, car il laissait sa collection au musée du Louvre, dans l’espoir que l’Etat n’oserait pas la refuser et que cette acceptation marquerait la fin de l’ostracisme officiel qui frappait encore l’école moderne française (…) Les deux tiers de cette collection unique au monde furent refusés. Le tiers accepté ne franchit pas les portes du Louvre et fut entreposé au Luxembourg. A la mort de Charlotte Caillebotte les œuvres refusées passèrent à de vagues héritiers qui s’en défirent tout de suite. Rejetées par la France, elles furent accueillies par l’étranger. Beaucoup trouvèrent acheteur en Amérique.

« La peinture ça ne se regarde pas. On vit avec. Tu as un petit tableau chez toi. Tu ne le regardes que rarement, et surtout jamais en l’analysant. Et il devient une partie de ta vie. Il agit à la manière d’un talisman. Les musées ne sont qu’un pis-aller. Comment veux-tu t’exciter sur un tableau au milieu de vingt visiteurs qui susurrent des âneries ? »

Monet trouvait toute naturelle l’incompréhension des critiques. « Depuis Diderot qui a inventé la critique, expliquait-il, ils se sont tous trompés. Ils ont vilipendé Delacroix, Goya et Corot. S’ils nous couvraient d’éloges, ce serait inquiétant ! ».
Pissarro convainquit ses camarades de la nécessité d’une exposition organisée par les peintres eux-mêmes. Cézanne se joignit à eux (…) Degas lui-même, si réservé, s’était rapproché du groupe (…) On loua le local du photographe Nadar, boulevard des Capucines. (…) L’ouverture de l’exposition eut lieu quelque jours avant celle du Salon (…) Le public se montra à la hauteur des journaux. Les quolibets, plaisanteries, insultes pleuvaient. On allait à l’exposition pour « rigoler ». Devant les personnages de Degas, de Cézanne, voire devant les délicieuses filles de Renoir, les gens retenaient difficilement leur colère (…) J’ai devant moi quelques coupures de journaux de l’année 1874. C’est navrant.
La Presse. Mercredi 29 avril (…) "Barbouillez de gris un panneau, flanquez au hasard et de travers quelques barres noires ou jaunes et les illuminés les voyant vous diront : « Hein ! comme ça donne bien l’impression du bois de Meudon. »"

Cézanne ne fut jamais un membre très actif du groupe d’amis qui de plus en plus se ralliaient autour de Monet et de Pissarro. « C’était un solitaire ! ». Mais il partageait leurs idées et leurs espoirs (…) Cézanne en arrivant à Paris avait beaucoup compté sur son ami Zola pour l’aider à « percer ». Ces deux Aixois avaient été au collège ensemble (…) Mais Zola considérait que son protégé n’était « pas au point ». Il était tout à fait pour la peinture officielle, celle qui veut dire quelque chose. Quand Cézanne lui confiait ses préoccupations de « trouver les volumes », il essayait de lui démontrer la vanité d’une telle recherche. « Tu es doué. Si tu voulais seulement soigner l’expression. Tes personnages n’expriment rien !. » Un jour Cézanne se fâcha. « Et mes fesses, est-ce qu’elles expriment quelque chose ? »  Ce ne fut pas la brouille, mais un refroidissement dont Zola fut ravi, car il avait un peu honte de son ami. Sa peinture était celle d’un fou, et son accent le rendait insortable. Cézanne, privé de la protection de Zola, avait peu à peu abandonné l’espoir d’intéresser les amateurs. Il continuait à peindre en comptant sur « la postérité qui, elle, ne peut pas se tromper ! ». 

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