J’ai vu des papas qui enseignaient à leurs garçons comment couper. Ils
leur faisaient imiter les gestes de machette. Ils montraient leur savoir-faire
sur des personnes mortes, ou sur des personnes vivantes qu’ils avaient
capturées dans la journée. Le plus souvent, les garçons s’essayaient sur des
enfants, rapport à leurs tailles correspondantes.
Tuer, c’est très décourageant si tu dois prendre la décision toi-même
de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des
autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et
tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes
dans l’avenir, tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne.
Il y en a qui se menaçaient entre eux, quand ils n’avaient plus de
Tutsis sous la machette. Sur leur visage, on devinait le besoin de tuer.
On allait et on revenait, sans croiser une idée. On chassait parce que
c’était le programme de nos journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé. Nos bras
commandaient nos têtes, en tout cas nos têtes ne disaient plus leur mot.
Le soir tu pouvais rencontrer un collègue qui t’interpellait :
« Toi, mon ami, tu m’achètes une Primus, sinon je te coupe le crâne, car
ce que je suis friand de ça à présent. »
Le coup d’état militaire du major
Juvenal Habyarimana renforça ce régime en 1973. Pour isoler ces compatriotes
tutsis accusés de sournoiseries, il décréta confiscations de biens,
déplacements de population, loi d’exclusion, quotas scolaires, loi
d’interdiction des mariages mixtes (en vigueur jusqu’en 1976), et surtout
vagues récurrentes de massacres…
Les animateurs, dont les deux
plus célèbres (…) appellent ouvertement à la destruction des Tutsis à travers
des sketchs et des chansons (…)
Leurs paroles étaient tellement fignolées et répétées que nous aussi,
les Tutsis, ça nous amusait de les écouter. Ils appelaient au massacre de tous
les cancrelats, mais avec des tournures plaisantes.
A un mois du début des tueries,
des fonctionnaires d’un certain niveau hiérarchique (…) et des commerçants
furent mis dans le secret, soit moins d’une soixantaine de personnes.
En Allemagne, comme au Rwanda (…)
le génocide est planifié par étapes cumulatives. Il bénéficie de l’incrédulité
des pays étrangers. Il est testé pendant de courtes périodes sur des
échantillons de population.
Ces tueries n’étaient pas calculées, elles étaient mal aplanies,
toutefois elles n’étaient jamais punies.
On débordait de vie pour ce nouveau boulot. On ne craignait pas
d’épuiser en courses dans la marigots (…) On avait abandonné les semences, les
houes et consorts. On ne parlait plus de cultures entre nous…
Les marais pourrissaient de cadavres qui s’amollissaient dans la vase.
Ils s’accumulaient de plus en plus puants, il fallait prendre soin de ne pas
poser les pieds dedans.
Tuer était moins échinant que cultiver (…) Le programme de la journée
ne durait pas comme aux champs. On rentrait à 15h pour garder du temps de
pillage. On s’endormait le soir en sécurité, sans plus aucun souci de
sécheresse. On avait oublié nos tourments de cultivateurs. On mangeait
copieusement de la nourriture vitaminée.
La viande devenait aussi négligeable que le manioc. Les Hutus s’étaient
toujours sentis frustrés de vaches parce qu’ils ne savaient pas les élever. Ils
les disaient pas goûteuses, mais c’était par disette. Raison pour laquelle,
pendant les massacres, ils en mangeaient le matin et le soir à cœur joie.
Les tueurs n’avaient pas à
reconnaître les victimes puisqu’ils les connaissaient.
Un prêtre, le bourgmestre, le sous-préfet, un docteur, ont tué de leurs
mains (…) Ces gens bien lettrés étaient calmes, et ils ont retroussé leurs
manches pour tenir fermement une machette.
On se dépêchait car la saison des tueries se finissait. Elle nous
promettait de nous éviter un labeur de récoltes, mais pas deux. On savait que
pour la saison prochaine, on devrait reprendre les machettes pour d’autres
boulots plus traditionnels.
Son rendement s’est révélé très
supérieur à celui du génocide juif et gitan, puisque environ 800 000 Tutsis ont
été tués en douze semaines. En 1942, au plus fort des fusillades et des
déportations, le régime nazi et son administration zélée (…) n’ont jamais
atteint un niveau de performance aussi meurtrier sur l’étendue de l’Allemagne
et la quinzaine de pays occupés.
Les cultivateurs n’étaient pas assez riches, comme les gens aisés des
villes, pour s’acheter la tranquillité de ne pas tuer. Comme les docteurs ou
les professeurs de Kigali, qui payaient leurs domestiques ou leurs employés pur
ne pas se salir.
Sur les collines, beaucoup tuaient simplement pour contourner leur
pauvreté. S’ils suivaient les tueries, ils ne risquaient pas d’amendes et en
plus ça pouvait rapporter grand au retour.
Je ne connais personne qui a été frappé parce qu’il refusait de tuer.
A part les amendes d’argent ou de boisson, je ne sais aucun cas de
punition, comme des coups de bâton ou de machette pour refus d’obéissance.
Le soir, on devait préciser au chef ce qu’on avait tué (…) Mais on n’était
pas cogné si on s’était montré chétif dans la journée (…) On se trouvait
seulement fort mal récompensé et c’était regrettable.
On buvait tellement que le prix des boissons était multiplié par
trois ; même par cinq à un moment. Mais ç n’avait pas d’importance pour le
buveur, grâce à l’argent des
butins.
Il y a même des vagabonds qui abandonnaient leur vagabondage (…) Ils
profitaient des butins amassés pour bien se choisir une épouse de fortune,
qu’ils n’auraient jamais osé côtoyer auparavant. Grâce aux tueries, ils
gagnaient soudain des apparences très appréciables aux yeux d’une femme.
Dès qu’on identifiait, par son nom, un cultivateur coupé dans le
marais, on palabrait sa parcelle le soir. On gardait un esprit possédant.
Si les inkotanyi n’avaient pas conquis le pays, pour nous mettre en
fuite, on se serait entre-tués à la mort du dernier Tutsi, attrapés qu’on était
par le délire de leurs parcelles à partager. On ne pouvait plus s’arrêter de
lever la machette, tellement ça nous rapportait.
(…) pendant la guerre du Golfe,
alors que les spécialistes des médias débattaient de l’influence exorbitante
des images sur l’événement. A contre-courant des idées de l’époque, Serge Daney
expliquait : « Pourtant, la radio est sans commune mesure le plus
dangereux des médias. Elle détient un pouvoir unique, incomparable et
terrifiant dès que l’Etat ou ses appareils institutionnels s’effondrent. Elle
se débarrasse de tout ce qui peut atténuer ou détourner la force des mots. La
radio peut, dans une situation chaotique, s’avérer l’outil le plus efficace
aussi bien de la démocratie ou de la révolution ou du fascisme, parce qu’elle
pénètre sans aucune retenue dans l’intimité profonde des individus, n’importe
où et à tout moment, ans le travail du temps, sans le recul critique et
nécessaire à la lecture du texte ou de l’image. »
Pendant les tueries, on n’a connu aucun mariage, aucun baptême, aucun
match de football, aucun office religieux comme Pâques. On ne trouvait plus
d’intérêt pour cette catégorie de célébrations. On se fichait de ces bagatelles
de dimanche. On était fourbus de travail, on devenait possédants, on se
réjouissait sans préparation, on buvait autant qu’on demandait. Il y en a qui
devenaient soûlards.
On rentrait repus, on avait bien bu. Le temps nous proposait des
soirées de réjouissances très accueillantes. Il nous confondait le Bien et le
Mal. Il se montrait sous son allure bienveillante.
Avec mon épouse, ça se passait normalement, elle savait qu’après cette
journée je ne pouvais pas m’en passer.
Au premier matin des massacres,
il penses spontanément trouver refuge chez Ndayisaba, l’arrière-gauche, son
plus proche équipier et ami, hutu, qui habite à quelque cent mètres. Il
raconte : « Quand je suis
arrivé dans sa cour, il tenait sa machette, j’ai vu qu’il avait déjà coupé deux
enfants. Par chance, le temps m’a proposé un petit répit pour m’enfuir. »
Ils ont cerclé la maternité. Ils ont déchiré les grillages, ils ont
juste tiré des balles sur les serrures. Ils portaient des bretelles de très
bonnes cartouchières de cuir bien frotté, mais ils ne souhaitaient pas de
gaspillage. Ils tuaient les femmes à la machette et au gourdin. Quand des
filles plus agiles réussissaient à s’évader dans la cohue et franchir une
fenêtre, elles étaient rattrapées dans les jardins. Quand une maman cachait un
enfant sous elle, ils la soulevaient premièrement, ils coupaient l’enfant
deuxièmement et sa maman finalement. Les nourrissons, ils ne prenaient pas la
peine de les couper convenablement. Ils les tapaient sur les murs pour gagner
du temps, ou les jetaient vivants loin devant sur les tas de morts (…) Le
matin, on était plus de trois cent femmes et enfants. Le soir dans le jardin,
on est restées à cinq survivantes…
Moi, quand mon mari rentrait le soir, je savais les fâcheux ouï-dire,
je savais qu’il était chef, mais je ne lui demandais rien. Il laissait les
lames dehors. Il se montrait sans plus aucune méchanceté à la maison, il
parlait du Bon Dieu. Il était gai avec les enfants, il rapportait des petits
cadeaux et des paroles d’encouragement, ça me contentait.
Dans une guerre, on tue celui qui vous chamaille ou qui vous promet du
mal. Dans les tueries de cette catégorie, on tue son avoisinante tutsie avec
qui on écoutait la radio ; ou la femme de bien qui posait des plantes
médicinales sur vos plaies ; ou sa sœur qui était mariée à un Tutsi. Ou
même pour certains malchanceux, sa propre épouse tutsie et ses enfants à la
demande générale.
C’était très préférable de tuer des inconnus à des connaissances, parce
que les connaissances avaient le temps de te percer d’un regard extrême avant
de recevoir les coups. Le regard d’un inconnu perçait moins aisément l’esprit
ou la mémoire.
Il y a des tueurs qui chuchotaient des noms de connaissance en
soulevant les papyrus, et qui leur promettaient protection. Mais c’était une
simple ruse pour les encourager à se lever de leur cache d’eau et les couper
sans effort de recherche. C’était très périlleux d’être déniché par une
connaissance, car elle pouvait te faire souffrir pour le spectacle.
Maintenant, je sais que même la personne avec qui tu as trempé les
mains dans le plat du manger, ou avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans
gêne.
C’est pourquoi, lorsque, aux
premiers jours de l’été 1994, à la fin du génocide, un peuple de 2 millions de
Hutus s’est levé comme un seul homme et a pris en quelques jours, si
soudainement, les routes de l’exode (…) il fallait un moteur psychique d’une
efficacité sans commune mesure avec le seul instinct de survie pour entrainer
si puissamment vers le Congo cette foule immense qui abandonnait maisons,
parcelles, professions, habitudes, sans hésitation ni regard en arrière (…)
Après un génocide, les angoisses sont d‘une persistance vertigineuse.
(…) plus les murs de la prison
son épais, plus ils encouragent les narrations, protégeant leurs auteurs de la
vindicte des victimes…
Les tortures étaient seulement des distractions, comme une récréation
au milieu d’un long labeur. Mais les consignes n’étaient que de tuer
simplement.
Toutes les femmes et les enfants s’assemblaient sur la place du
spectacle. Il y a des gens qui tenaient encore une boisson à la main, ou leur
nourrisson dans le dos. Les tueurs leur coupaient les membres, ils leur
écrasaient les os à l’aide d’un gourdin sans toutefois les tuer. Ils voulaient
qu’ils durent.
Le samedi après la chute de l’avion, c’était jour de répétition
routinière de la chorale, à l’église de Kibungo. Nous avons chanté des
cantiques en bonne entente avec nos compatriotes tutsis, nos voix
s’entremêlaient encore en chœur. Le dimanche matin, nous sommes revenus pour la
messe, à l’heure dite ; eux ne sont pas arrivés. Ils étaient déjà enfuis
dans les brousses de peur de représailles. Ils avaient poussé devant eux leurs
vaches et leurs chèvres. Ça nous a grandement frustrés, surtout un dimanche. La
colère nous a bousculés à la porte de l’église. Nous avons laissé le Seigneur
et nos prières à l’intérieur, pour rebrousser chemin vers nos maisons à grands
pas. Nous avons échangé nos vêtements endimanchés contre les vêtements des champs,
nous avons saisi des machettes et des massues. Nous sommes partis directement
en tuerie.
J’étais le commis religieux, celui qui accommodait les assemblées de
chrétiens sur la colline de Kibungo. En l’absence du prêtre, c’est moi qui
officiais pour les services ordinaires.
Pendant les tueries, j’ai choisi de ne pas prier Dieu. Je devinais que
ce n’était pas valable de le mêler à ça.
Nous n’étions pas des chrétiens ordinaires pour une petite période,
nous devions oublier nos devoirs appris dans le catéchisme. Il nous fallait
donc d’abord obéir aux chefs.
Une fois, on a déniché une petite assemblée de Tutsis dans la papyrus.
Ils attendaient les coups de machette avec des prières. Ils ne nous suppliaient
pas, ils ne nous demandaient pas grâce ou seulement de leur éviter la
souffrance. Ils ne nous adressaient rien. Ils ne semblaient même pas s’adresser
au ciel. Ils priaient et psaumaient entre eux. On s’est moqués, on a rigolé de
leurs amen, on les a nargués sur la
gentillesse du Seigneur, on a blagué sur le paradis qui les attendait. Ça nous
a encore plus chauffés. Maintenant le souvenir de ces prières me tiraille trop
le cœur.
Dans les marais, on n’entendait aucun cri d’enfant, pas même des
murmures. Ils patientaient dans la boue en silence. C’était grand-chose.
On cherchait des explications à ces Tutsis qui partaient vers la mort
sans rompre leur silence. Ça pouvait nous faire peur en quelques occasions, la
nuit, car il se disait que le calme de ces gens devait être d’un mauvais augure
divin.
Seuls les chiens et les animaux sauvages s’aventuraient dans l’église
et pénétraient sa puanteur d’abattoir.
Dieu (…) Qui pouvait entendre son silence dans ces terribles
moments ? On était abandonné de toute parole de remontrances.
A force de bien tuer, de bien manger, de bien accaparer, on se sentait
tellement gonflés d’importance qu’on e fichait bien de la présence de Dieu (…)
En vérité, on pensait qu’on pouvait désormais se débrouiller sans Dieu. La
preuve, on tuait même le dimanche sans même s’en apercevoir. Voilà tout.
En soir, sa façon calme de
raconter, sur un ton presque monocorde, se distingue radicalement de celle des
rescapés.
Curieusement, ils imaginent ce
que signifient chez un rescapé la rancune, la colère et la méfiance, l’esprit
ou l’acte de vengeance ; ils admettent ces réactions violentes à leur
encontre, mais absolument pas ce que signifie pour ce rescapé l’acte de
pardonner. Pour les uns, c’est une initiative obligatoire, pour les autres,
c’est un geste mystérieux qui dépend de la gentillesse ou de la personnalité de
l’interlocuteur, de toute façon cela se résume à renoncer à la vengeance.
Il y a des gens come moi qui mal disaient couramment sur les Tutsis. On
répétait ce qu’on entendait depuis longtemps. On les qualifiait d’arrogants, de
maniérés, ou même de venimeux. Mais on ne voyait guère d’arrogance ou manières
supérieures quand on les côtoyait à la chorale ou au marché. Ni même au
cabaret, ou dans les bananeraies si se présentait une entraide.
Tous les génocides échappent aux
coutumes, qu’elles soient européennes, américaines, asiatiques ou africaines.
Ce qui s’est passé à Nyamata, dans les églises, dans les marais et les
collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels.
Quand je pense au génocide (…) Je veux dire simplement que ce n’est
plus de l’humain.
Depuis l’indépendance, les intimidateurs n’ont jamais cessé de tripoter
l’idée des tueries, en se gardant de jamais les nommer. Par exemple, quand ils
proclamaient : « Il n’y a pas assez de terres pour deux ethnies dans
ce pays, et aucune ne va s’en aller, il revient donc aux Hutus de
solutionner », cela signifiait ce qui ne se disait pas.
Les tueries de cette catégorie sont des affamées de la mort (…) Elles
se nourrissent de tous ceux qu’elles voient, elles ne sont jamais rassasiées.
Raison pour laquelle elles se privent de mots (…) A la radio, on entendait que
les inkotanyi avaient des queues ou
des oreilles pointues ; même si personne ne pouvait le croire, ça nous
faisait du bien de l’entendre (…) c’était mieux que rien entendre du tout.
On les appelait « cancrelats », nom d’un insecte qui ronge
les vêtements sans jamais le quitter ; et qu’il faut bien écraser pour
s’en débarrasser.
La sorte de placidité dont ils
font preuve les pose à un niveau d’irréalité et d’étrangeté tel qu’on ne peut
l’imputer aux violents chambardements de leur vie. Ni aux murailles qui les
protègent, les éloignant des regards accusateurs, de l’atmosphère de peur et de
méfiance, de l’alcoolisme qui règnent sur leurs trois collines. A titres
d’exemple, aucun gars de la bande ne présente le moindre symptôme de troubles
psychiques.
Toutefois, si je devais désigner
le trait le plus impressionnant de leur personnalité pendant ces entretiens, je
n’évoquerais pas leur calme ni leur détachement, mais leur égocentrisme. Il est
presque aussi fort chez tous, et par moments invraisemblable.
C’était des jours très ressemblants comme je vous l’ai dit. On
endossait les vêtements des champs. On s’échangeait des racontars au cabaret,
on pariait sur nos tués, on s’envoyait des blagues sur les filles coupées, on
se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les
pierres ponceuses. On s’échangeait des tricheries, on rigolait des
« merci » des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.
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