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dimanche 7 septembre 2014

« Une saison de machettes » de Jean Hatzfeld (2001)

J’ai vu des papas qui enseignaient à leurs garçons comment couper. Ils leur faisaient imiter les gestes de machette. Ils montraient leur savoir-faire sur des personnes mortes, ou sur des personnes vivantes qu’ils avaient capturées dans la journée. Le plus souvent, les garçons s’essayaient sur des enfants, rapport à leurs tailles correspondantes.

Tuer, c’est très décourageant si tu dois prendre la décision toi-même de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes dans l’avenir, tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne.

Il y en a qui se menaçaient entre eux, quand ils n’avaient plus de Tutsis sous la machette. Sur leur visage, on devinait le besoin de tuer.

On allait et on revenait, sans croiser une idée. On chassait parce que c’était le programme de nos journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé. Nos bras commandaient nos têtes, en tout cas nos têtes ne disaient plus leur mot.

Le soir tu pouvais rencontrer un collègue qui t’interpellait : « Toi, mon ami, tu m’achètes une Primus, sinon je te coupe le crâne, car ce que je suis friand de ça à présent. »

Le coup d’état militaire du major Juvenal Habyarimana renforça ce régime en 1973. Pour isoler ces compatriotes tutsis accusés de sournoiseries, il décréta confiscations de biens, déplacements de population, loi d’exclusion, quotas scolaires, loi d’interdiction des mariages mixtes (en vigueur jusqu’en 1976), et surtout vagues récurrentes de massacres…

Les animateurs, dont les deux plus célèbres (…) appellent ouvertement à la destruction des Tutsis à travers des sketchs et des chansons (…)
Leurs paroles étaient tellement fignolées et répétées que nous aussi, les Tutsis, ça nous amusait de les écouter. Ils appelaient au massacre de tous les cancrelats, mais avec des tournures plaisantes. 

A un mois du début des tueries, des fonctionnaires d’un certain niveau hiérarchique (…) et des commerçants furent mis dans le secret, soit moins d’une soixantaine de personnes.

En Allemagne, comme au Rwanda (…) le génocide est planifié par étapes cumulatives. Il bénéficie de l’incrédulité des pays étrangers. Il est testé pendant de courtes périodes sur des échantillons de population.

Ces tueries n’étaient pas calculées, elles étaient mal aplanies, toutefois elles n’étaient jamais punies.

On débordait de vie pour ce nouveau boulot. On ne craignait pas d’épuiser en courses dans la marigots (…) On avait abandonné les semences, les houes et consorts. On ne parlait plus de cultures entre nous…

Les marais pourrissaient de cadavres qui s’amollissaient dans la vase. Ils s’accumulaient de plus en plus puants, il fallait prendre soin de ne pas poser les pieds dedans.

Tuer était moins échinant que cultiver (…) Le programme de la journée ne durait pas comme aux champs. On rentrait à 15h pour garder du temps de pillage. On s’endormait le soir en sécurité, sans plus aucun souci de sécheresse. On avait oublié nos tourments de cultivateurs. On mangeait copieusement de la nourriture vitaminée.

La viande devenait aussi négligeable que le manioc. Les Hutus s’étaient toujours sentis frustrés de vaches parce qu’ils ne savaient pas les élever. Ils les disaient pas goûteuses, mais c’était par disette. Raison pour laquelle, pendant les massacres, ils en mangeaient le matin et le soir à cœur joie.

Les tueurs n’avaient pas à reconnaître les victimes puisqu’ils les connaissaient.

Un prêtre, le bourgmestre, le sous-préfet, un docteur, ont tué de leurs mains (…) Ces gens bien lettrés étaient calmes, et ils ont retroussé leurs manches pour tenir fermement une machette.

On se dépêchait car la saison des tueries se finissait. Elle nous promettait de nous éviter un labeur de récoltes, mais pas deux. On savait que pour la saison prochaine, on devrait reprendre les machettes pour d’autres boulots plus traditionnels.

Son rendement s’est révélé très supérieur à celui du génocide juif et gitan, puisque environ 800 000 Tutsis ont été tués en douze semaines. En 1942, au plus fort des fusillades et des déportations, le régime nazi et son administration zélée (…) n’ont jamais atteint un niveau de performance aussi meurtrier sur l’étendue de l’Allemagne et la quinzaine de pays occupés.

Les cultivateurs n’étaient pas assez riches, comme les gens aisés des villes, pour s’acheter la tranquillité de ne pas tuer. Comme les docteurs ou les professeurs de Kigali, qui payaient leurs domestiques ou leurs employés pur ne pas se salir.
Sur les collines, beaucoup tuaient simplement pour contourner leur pauvreté. S’ils suivaient les tueries, ils ne risquaient pas d’amendes et en plus ça pouvait rapporter grand au retour.

Je ne connais personne qui a été frappé parce qu’il refusait de tuer.

A part les amendes d’argent ou de boisson, je ne sais aucun cas de punition, comme des coups de bâton ou de machette pour refus d’obéissance.

Le soir, on devait préciser au chef ce qu’on avait tué (…) Mais on n’était pas cogné si on s’était montré chétif dans la journée (…) On se trouvait seulement fort mal récompensé et c’était regrettable.

On buvait tellement que le prix des boissons était multiplié par trois ; même par cinq à un moment. Mais ç n’avait pas d’importance pour le buveur, grâce  à l’argent des butins.

Il y a même des vagabonds qui abandonnaient leur vagabondage (…) Ils profitaient des butins amassés pour bien se choisir une épouse de fortune, qu’ils n’auraient jamais osé côtoyer auparavant. Grâce aux tueries, ils gagnaient soudain des apparences très appréciables aux yeux d’une femme.

Dès qu’on identifiait, par son nom, un cultivateur coupé dans le marais, on palabrait sa parcelle le soir. On gardait un esprit possédant.

Si les inkotanyi n’avaient pas conquis le pays, pour nous mettre en fuite, on se serait entre-tués à la mort du dernier Tutsi, attrapés qu’on était par le délire de leurs parcelles à partager. On ne pouvait plus s’arrêter de lever la machette, tellement ça nous rapportait.

(…) pendant la guerre du Golfe, alors que les spécialistes des médias débattaient de l’influence exorbitante des images sur l’événement. A contre-courant des idées de l’époque, Serge Daney expliquait : « Pourtant, la radio est sans commune mesure le plus dangereux des médias. Elle détient un pouvoir unique, incomparable et terrifiant dès que l’Etat ou ses appareils institutionnels s’effondrent. Elle se débarrasse de tout ce qui peut atténuer ou détourner la force des mots. La radio peut, dans une situation chaotique, s’avérer l’outil le plus efficace aussi bien de la démocratie ou de la révolution ou du fascisme, parce qu’elle pénètre sans aucune retenue dans l’intimité profonde des individus, n’importe où et à tout moment, ans le travail du temps, sans le recul critique et nécessaire à la lecture du texte ou de l’image. »

Pendant les tueries, on n’a connu aucun mariage, aucun baptême, aucun match de football, aucun office religieux comme Pâques. On ne trouvait plus d’intérêt pour cette catégorie de célébrations. On se fichait de ces bagatelles de dimanche. On était fourbus de travail, on devenait possédants, on se réjouissait sans préparation, on buvait autant qu’on demandait. Il y en a qui devenaient soûlards.

On rentrait repus, on avait bien bu. Le temps nous proposait des soirées de réjouissances très accueillantes. Il nous confondait le Bien et le Mal. Il se montrait sous son allure bienveillante.
Avec mon épouse, ça se passait normalement, elle savait qu’après cette journée je ne pouvais pas m’en passer.

Au premier matin des massacres, il penses spontanément trouver refuge chez Ndayisaba, l’arrière-gauche, son plus proche équipier et ami, hutu, qui habite à quelque cent mètres. Il raconte : « Quand je suis arrivé dans sa cour, il tenait sa machette, j’ai vu qu’il avait déjà coupé deux enfants. Par chance, le temps m’a proposé un petit répit pour m’enfuir. »

Ils ont cerclé la maternité. Ils ont déchiré les grillages, ils ont juste tiré des balles sur les serrures. Ils portaient des bretelles de très bonnes cartouchières de cuir bien frotté, mais ils ne souhaitaient pas de gaspillage. Ils tuaient les femmes à la machette et au gourdin. Quand des filles plus agiles réussissaient à s’évader dans la cohue et franchir une fenêtre, elles étaient rattrapées dans les jardins. Quand une maman cachait un enfant sous elle, ils la soulevaient premièrement, ils coupaient l’enfant deuxièmement et sa maman finalement. Les nourrissons, ils ne prenaient pas la peine de les couper convenablement. Ils les tapaient sur les murs pour gagner du temps, ou les jetaient vivants loin devant sur les tas de morts (…) Le matin, on était plus de trois cent femmes et enfants. Le soir dans le jardin, on est restées à cinq survivantes…

Moi, quand mon mari rentrait le soir, je savais les fâcheux ouï-dire, je savais qu’il était chef, mais je ne lui demandais rien. Il laissait les lames dehors. Il se montrait sans plus aucune méchanceté à la maison, il parlait du Bon Dieu. Il était gai avec les enfants, il rapportait des petits cadeaux et des paroles d’encouragement, ça me contentait.

Dans une guerre, on tue celui qui vous chamaille ou qui vous promet du mal. Dans les tueries de cette catégorie, on tue son avoisinante tutsie avec qui on écoutait la radio ; ou la femme de bien qui posait des plantes médicinales sur vos plaies ; ou sa sœur qui était mariée à un Tutsi. Ou même pour certains malchanceux, sa propre épouse tutsie et ses enfants à la demande générale.

C’était très préférable de tuer des inconnus à des connaissances, parce que les connaissances avaient le temps de te percer d’un regard extrême avant de recevoir les coups. Le regard d’un inconnu perçait moins aisément l’esprit ou la mémoire.

Il y a des tueurs qui chuchotaient des noms de connaissance en soulevant les papyrus, et qui leur promettaient protection. Mais c’était une simple ruse pour les encourager à se lever de leur cache d’eau et les couper sans effort de recherche. C’était très périlleux d’être déniché par une connaissance, car elle pouvait te faire souffrir pour le spectacle.

Maintenant, je sais que même la personne avec qui tu as trempé les mains dans le plat du manger, ou avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans gêne.

C’est pourquoi, lorsque, aux premiers jours de l’été 1994, à la fin du génocide, un peuple de 2 millions de Hutus s’est levé comme un seul homme et a pris en quelques jours, si soudainement, les routes de l’exode (…) il fallait un moteur psychique d’une efficacité sans commune mesure avec le seul instinct de survie pour entrainer si puissamment vers le Congo cette foule immense qui abandonnait maisons, parcelles, professions, habitudes, sans hésitation ni regard en arrière (…) Après un génocide, les angoisses sont d‘une persistance vertigineuse.
(…) plus les murs de la prison son épais, plus ils encouragent les narrations, protégeant leurs auteurs de la vindicte des victimes…

Les tortures étaient seulement des distractions, comme une récréation au milieu d’un long labeur. Mais les consignes n’étaient que de tuer simplement.

Toutes les femmes et les enfants s’assemblaient sur la place du spectacle. Il y a des gens qui tenaient encore une boisson à la main, ou leur nourrisson dans le dos. Les tueurs leur coupaient les membres, ils leur écrasaient les os à l’aide d’un gourdin sans toutefois les tuer. Ils voulaient qu’ils durent.

Le samedi après la chute de l’avion, c’était jour de répétition routinière de la chorale, à l’église de Kibungo. Nous avons chanté des cantiques en bonne entente avec nos compatriotes tutsis, nos voix s’entremêlaient encore en chœur. Le dimanche matin, nous sommes revenus pour la messe, à l’heure dite ; eux ne sont pas arrivés. Ils étaient déjà enfuis dans les brousses de peur de représailles. Ils avaient poussé devant eux leurs vaches et leurs chèvres. Ça nous a grandement frustrés, surtout un dimanche. La colère nous a bousculés à la porte de l’église. Nous avons laissé le Seigneur et nos prières à l’intérieur, pour rebrousser chemin vers nos maisons à grands pas. Nous avons échangé nos vêtements endimanchés contre les vêtements des champs, nous avons saisi des machettes et des massues. Nous sommes partis directement en tuerie.

J’étais le commis religieux, celui qui accommodait les assemblées de chrétiens sur la colline de Kibungo. En l’absence du prêtre, c’est moi qui officiais pour les services ordinaires.
Pendant les tueries, j’ai choisi de ne pas prier Dieu. Je devinais que ce n’était pas valable de le mêler à ça.

Nous n’étions pas des chrétiens ordinaires pour une petite période, nous devions oublier nos devoirs appris dans le catéchisme. Il nous fallait donc d’abord obéir aux chefs.

Une fois, on a déniché une petite assemblée de Tutsis dans la papyrus. Ils attendaient les coups de machette avec des prières. Ils ne nous suppliaient pas, ils ne nous demandaient pas grâce ou seulement de leur éviter la souffrance. Ils ne nous adressaient rien. Ils ne semblaient même pas s’adresser au ciel. Ils priaient et psaumaient entre eux. On s’est moqués, on a rigolé de leurs amen, on les a nargués sur la gentillesse du Seigneur, on a blagué sur le paradis qui les attendait. Ça nous a encore plus chauffés. Maintenant le souvenir de ces prières me tiraille trop le cœur.

Dans les marais, on n’entendait aucun cri d’enfant, pas même des murmures. Ils patientaient dans la boue en silence. C’était grand-chose.

On cherchait des explications à ces Tutsis qui partaient vers la mort sans rompre leur silence. Ça pouvait nous faire peur en quelques occasions, la nuit, car il se disait que le calme de ces gens devait être d’un mauvais augure divin.

Seuls les chiens et les animaux sauvages s’aventuraient dans l’église et pénétraient sa puanteur d’abattoir.

Dieu (…) Qui pouvait entendre son silence dans ces terribles moments ? On était abandonné de toute parole de remontrances.

A force de bien tuer, de bien manger, de bien accaparer, on se sentait tellement gonflés d’importance qu’on e fichait bien de la présence de Dieu (…) En vérité, on pensait qu’on pouvait désormais se débrouiller sans Dieu. La preuve, on tuait même le dimanche sans même s’en apercevoir. Voilà tout.

En soir, sa façon calme de raconter, sur un ton presque monocorde, se distingue radicalement de celle des rescapés.

Curieusement, ils imaginent ce que signifient chez un rescapé la rancune, la colère et la méfiance, l’esprit ou l’acte de vengeance ; ils admettent ces réactions violentes à leur encontre, mais absolument pas ce que signifie pour ce rescapé l’acte de pardonner. Pour les uns, c’est une initiative obligatoire, pour les autres, c’est un geste mystérieux qui dépend de la gentillesse ou de la personnalité de l’interlocuteur, de toute façon cela se résume à renoncer à la vengeance.

Il y a des gens come moi qui mal disaient couramment sur les Tutsis. On répétait ce qu’on entendait depuis longtemps. On les qualifiait d’arrogants, de maniérés, ou même de venimeux. Mais on ne voyait guère d’arrogance ou manières supérieures quand on les côtoyait à la chorale ou au marché. Ni même au cabaret, ou dans les bananeraies si se présentait une entraide.

Tous les génocides échappent aux coutumes, qu’elles soient européennes, américaines, asiatiques ou africaines.

Ce qui s’est passé à Nyamata, dans les églises, dans les marais et les collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels.

Quand je pense au génocide (…) Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain.

Depuis l’indépendance, les intimidateurs n’ont jamais cessé de tripoter l’idée des tueries, en se gardant de jamais les nommer. Par exemple, quand ils proclamaient : « Il n’y a pas assez de terres pour deux ethnies dans ce pays, et aucune ne va s’en aller, il revient donc aux Hutus de solutionner », cela signifiait ce qui ne se disait pas.

Les tueries de cette catégorie sont des affamées de la mort (…) Elles se nourrissent de tous ceux qu’elles voient, elles ne sont jamais rassasiées. Raison pour laquelle elles se privent de mots (…) A la radio, on entendait que les inkotanyi avaient des queues ou des oreilles pointues ; même si personne ne pouvait le croire, ça nous faisait du bien de l’entendre (…) c’était mieux que rien entendre du tout.

On les appelait « cancrelats », nom d’un insecte qui ronge les vêtements sans jamais le quitter ; et qu’il faut bien écraser pour s’en débarrasser.

La sorte de placidité dont ils font preuve les pose à un niveau d’irréalité et d’étrangeté tel qu’on ne peut l’imputer aux violents chambardements de leur vie. Ni aux murailles qui les protègent, les éloignant des regards accusateurs, de l’atmosphère de peur et de méfiance, de l’alcoolisme qui règnent sur leurs trois collines. A titres d’exemple, aucun gars de la bande ne présente le moindre symptôme de troubles psychiques.

Toutefois, si je devais désigner le trait le plus impressionnant de leur personnalité pendant ces entretiens, je n’évoquerais pas leur calme ni leur détachement, mais leur égocentrisme. Il est presque aussi fort chez tous, et par moments invraisemblable.

C’était des jours très ressemblants comme je vous l’ai dit. On endossait les vêtements des champs. On s’échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s’envoyait des blagues sur les filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s’échangeait des tricheries, on rigolait des « merci » des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.




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