L’acédie est bien cette épreuve du poisson sorti de l’eau,
de la suffocation, de la privation du souffle spirituel ; détresse
oppressante et étouffante (…) Plutôt que de vivre en ermite, l’acédiaque
s’égare et se laisse tenter par le monde.
« Huit sont en tout les pensées génériques (…) La
première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la
troisième est celle de l’avarice, la quatrième celle de la tristesse, la
cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième de la
vaine gloire, la huitième celle de l’orgueil. » (Évagre le Pontique)
Le terme de péché a prévalu à
partir du XIIIè siècle ; Quant au qualificatif « capital », il
n’indique pas la gravité, mais désigne davantage une spécificité. Un péché
capital est à la tête (caput signifie
« tête ») d’une armé d’autres péchés, certains bénins et d’autres
plus graves.
L’acédie a une escorte
nombreuse : la somnolence, le vagabondage de l’âme etc… desperatio, torporitas, simulatio
(faux-semblant), querela (plainte), rancor (rancune)…
Le démon de midi est le plus
écrasant de tous (…) L’impression de pesanteur ressentie se retrouve
aujourd’hui dans le terme allemand qui désigne l’abattement : Schwermut (humeur pesante).
Cette paresse n’est donc pas une
simple « tentation charnelle », semblable à une fièvre momentanée,
mais bien une maladie chronique. Elle corrompt la vie érémitique qui doit se
dérouler dans l’hésychia (calme,
tranquillité, paix).
"Dieu demandera compte à chacun
non seulement du mal qu’il aura commis, mais encore du bien qu’il n’aura pas
fait "(Domenico Cavalca, « Discipline des spirituels »).
« Les 7 pécchés
capitaux », Jérôme Bosch (1475).
La paresse est l’oreiller du
Diable…
Le personnage : emmitouflé
dans son vêtement, confiné dans son fauteuil devant la cheminée, il délaisse la
prière et détourne son attention (…) il cherche un motif de diversion (…) il
vole d’une distraction à l’autre (…) Sur le point d’abandonner le champ du
combat spirituel ce lâche cherche à déserter. Comme l’écrit Evagre, le mal
inspire au moine « de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de
vie même. » (…)
Assailli par le péché, ce
misérable suit désespérément du regard le mouvement du jour, et espère gagner
du temps en s’agitant. Il a oublié que seul le temps du salut est essentiel, et
qu’il n’appartient qu’à Dieu (…)
Le chien est l’allégorie de la
rate censée produire de la bile noire (mélan-colie).
Saturne (…) ce dieu est le père
des mélancoliques.
Si le mal mine la méditation
érémitique plus que la vie active, c’est que la contemplation plaît avant tout
à Dieu : la bonne pensée vaut mieux que la bonne action.
Cassien recommande au moine de
« travailler à être en repos ». En l’exhortant à régler sa vie sans
se soucier des rumeurs du monde, Cassien l’engage à travailler de ses mains.
A noter cependant que dès la fin
du VIè siècle, Grégoire le Grand avait écarté l’acédie de la nomenclature des
péchés capitaux. Jugées obsolète, elle fut absorbée par la tristesse. Réduite à
sept, la liste définitive a été enseignée aux fidèles à partir du XIIIè siècle,
notamment par les ordres mendiants qui formèrent la nouvelle milice de l’Eglise
et dont les prédications s’adressaient directement aux pauvres en milieu
urbain.
Ce qui était une offense envers
Dieu devient une faute vis-à-vis des hommes. Le dégoût pour la prière,
l’accomplissement des bonnes œuvres et la vie monacale caractérisaient
l’acédie, l’oisiveté, le désœuvrement et la paresse la définissent désormais.
En somme, dans la vie
contemplative, l’acédie était surtout amertume, tristesse et absence de
concentration ; dans la vie laïque elle devient indolence, frivolité,
inutilité, manque de sérieux et distraction.
L’escargot (…) sa nature froide
et humide, ses déplacements extrêmement pesants caractérisent aussi le
tempérament mélancolique (…) A sa lenteur s’ajoute une fragilité, qui l’expose
au premier revers du destin, au plus petit souffle du hasard.
Par ignorance, le paresseux
renonce même au bien s’il doit fournir un effort.
« La langueur ne sait que se
tracasser, se faire du souci, remettre à plus tard, se dérober. » (sermon
du curé de paroisse, dans le dernier Conte de Canterbury). Ce qui semble léger
comme une plume au courageux pèse comme du plomb pour le paresseux.
Au XIIIè siècle, le philosophe et
théologien saint Thomas d’Aquin (1224-1274) avait inscrit dans sa Somme
théologique une définition de l’acedia
valable pour l’Occident médiéval. Tristesse du bien divin (refus d’aimer Dieu),
vide de l’âme (endurcissement du cœur), ennui (mal d’exister) s’attaquent au
plus grand bien alloué à l’homme : la relation exceptionnelle établie par
le créateur avec sa créature. Cette tristesse est devenue mélancolie, un
mal-être dans le siècle dont traite abondamment la littérature profane.
N’évoque-t-il pas cette forme de nausée qui deviendra bien plus tard le spleen (en anglais le mot signifie
rate ; même sens que la latin splen),
et sans doute le cafard, le blues, ou plus récemment la « déprim’ ».
La théorie médicale antique,
d’Hippocrate et de Galien, affiliait à la folie l’humeur noire – bile (kholê) noire (mélas) – qui s’accumulait en excès dans le corps du mélancolique ou
atrabilaire.
Pessimiste au départ, le
paresseux finit misanthrope.
Ainsi, rédigée en plusieurs
langues, une abondante littérature populaire traverse les frontières et
glorifie un lieu, sorte de paradis du bien-être, où il fait bon paresser.
(…) Car, selon une formule
commune à tous ces fabliaux, plus on y dort, plus on y gagne…
(…) au XVIè siècle,
« paresseux » se dit « poltron » et paresse
« poltronnerie ».
(…) en l’abbaye de Thélème (en
grec thelemas signifie « vouloir
/ libre arbitre ») (…) Thélème présente une utopie de la libre disposition
de soi pour gens libres, bien nés, et instruits « conversans en
compaignies honnestes » (Gargantua, LVII). Paradis pour lettrés, l’abbaye
accueille une élite. C’est la cocagne d’êtres qui ont la faculté de choisir
leurs occupations et l’envie de s’y livrer comme bon leur semble. Rien de la
récréation débridée propre à la Cocagne populaire (…) A la gestion horlogère du
temps, calquée sur les heures des offices liturgiques consacrés à la prière,
Thélème oppose cette clause : « Fay ce que vouldras ».
On est passé d’un système de
valeurs à un autre, de la foi contemplative, propre aux congrégations
monastiques, à l’engagement humaniste, valeur de la Renaissance (…) La
revalorisation des métiers à l’époque de la réforme bouleverse le sens de
l’existence. Avoir une activité est la seule bonne réponse de l’homme à l’appel
ou à la vocation divine. Luther joue ici sur l’étymologie des mots :
« Beruf » (métier) et « Ruf » (appel ou vocation) (…)
Réfractaires à l’instruction, les paresseux se montrent facilement vaniteux,
affirme Luther : ils n’écoutent personne, « peuvent tout mieux que tout le monde et savent juger toute
science et toute écriture » (…) D’ailleurs, ils ne possèdent « aucun livre dont ils pourraient
instruire les autres avec exactitude ».
« Le propre de la paresse et des paresseux, est de n’aimer
qu’eux-mêmes, de n’être nés que pour eux. » (Antoine de Courtin, Traité de la paresse, 1678)
Chez les Anciens, l’otium (le loisir) était le privilège de
l’homme libre.
L’oisiveté fait grouiller ou
papillonner de toutes parts des pensées que le paresseux ne contrôle pas. Une
fois qu’elles se répandent sur le terrain de l’imagination, leur agitation les
rend stériles (…) Oublié à présent le « démon de midi » venu
perfidement provoquer l’assoupissement et détourner le moine de la
prière : l’idée s’impose que le paresseux est responsable de l’errance de
ses pensées et se rend captif de son imagination. Il se laisse emporter par des
élucubrations qui l’entraînent à dilapider son énergie au lieu de la consacrer
à la réflexion.
Plus que mère des vices, la
paresse agit comme la marâtre des passions, avec cette caractéristique qu’elle
n’a pas leur violence. Elle va toutes les dévorer en accaparant leurs
perspectives et leurs initiatives. Alors que certaines passions flambent
soudainement, la paresse consume lentement. Les premières enflamment la vie,
elle la réduit en cendres.
« Le paresseux se tient à distance des gens de bonne humeur et
d’entrain. Toute liesse lui fait injure ». (La Rochefoucauld)
Ce point de vue est partagé par
le précepteur du duc de Bourbon, Jean de la Bruyère (1645-1696), au chapitre
« De l’homme » des Caractères ou les µours de ce siècle
(1688 ) (…) Alors que le
travail donne à chacun son autonomie (« Celui
qui aime le travail a assez de soi-même »), la paresse engendre
l’ennui, qui incite à se divertir. Faute de se gouverner, le paresseux se
laisse entrainer : « il y a
bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner ».
… « le paresseux se dessèche, la vie le fige, l’âge
l’ossifie »…
Le travail qui enrichit un Etat
tisse un lien social que défait en revanche la paresse.
Afin d’enrichir le royaume,
Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) développe le commerce en important des
matières premières bon marché ; transformées en marchandises, elles
peuvent se revendre à prix élevé. Une bonne organisation de son commerce
permettrait dès lors à la France de devancer ses concurrents. Le projet conduit
au développement de plusieurs grandes compagnies (Indes orientales, Indes
occidentales, du Levant etc…). Le souci de Colbert est double : maîtriser
l’ordre social en améliorant le fonctionnement de l’économie (…) Afin de mettre
les pauvres valides au travail, il soutient la création d’hôpitaux généraux.
Le travail devient primordial dès
lors que la gestion économique occupe le premier plan de la vie politique.
Les Sauvages n’étaient pas
paresseux, mais ils le sont devenus lorsque leur travail s’est révélé inutile
et que le commerce les a rendus vénaux. Leur paresse est née de la
colonisation : au travail pénible s’est substitué le commerce
facile ; à la tradition établie, la modernité envahissante.
Les passions qui rendent l’homme
inquiet, prévoyant, actif, ne naissent qu’en société :
« Ne rien faire est la première et la plus forte passion de
l’homme après celle de se conserver » (Jean-Jacques Rousseau).
« Le repos ne vous rend pas plus riche que vous ne l’êtes ;
mais il ne vous rend pas plus pauvre… » (Marivaux)
« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres »
(Etienne de la Boétie).
« Le pasteur accoudé repose jeune et beau ;
Le reflet lumineux qui rejaillit de l’eau
Jette un fauve rayon sur son épaule lisse ;
De la rumeur humaine et du monde oublieux
Il regarde la mer, les bois et les collines,
Laissant couler sa vie et les heures divines. »
(Leconte de Lisle, « Poèmes antiques »)
(Leconte de Lisle, « Poèmes antiques »)
Dans un monde où rien ne
s’obtient sans le travail et la ruse,
« la paresse est une faiblesse, une bêtise, une faute, une erreur de
calcul » (Raoul Vaneigem, « Eloge de la paresse affinée »,
1996) ; à tel point que peu de gens osent la revendiquer et la réhabiliter
comme un répit salutaire (…) rester chez soi, au lieu de se livrer à la frénésie
de l’activité laborieuse, passe pour scandaleux.
« En travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir
droit aux choses qui sont essentielles » (Betrand Russell, Eloge de
l’oisiveté, 1932)
Il devrait pouvoir disposer du
reste de son temps comme bon lui semble. Ne pas travailler, ce n’est pas
nécessairement ne rien faire, c’est faire autre chose.
Le nouvelliste écossais Robert
Louis Stevenson, auteur d’une Apologie des Oisifs (1877) rappelait que
l’oisiveté consiste à « faire
beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante » et
qui ont plus de valeur que le travail salarié.
« Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du
travail. » (Bob Black)
Si la jeunesse est niaise, c’est
faute d’avoir été paresseuse » déclare le héros du roman de Raymond
Radiguet, « Le Diable au corps » (1923). « Je n’ai jamais plus appris que dans ces longues journées qui,
pour un témoin, eussent semblé vides », conclut-il.
« Tous ont en commun le refus de la socialisation par le standing et
le principe de rendement. » (Jean Baudrillard)
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