Je suis une toute petite fille qui joue sur un sentier champêtre avec des cailloux, papa préférait m'emmener derrière la maison pour qu'il ne m'arrive rien, je vois deux soldats qui sortent en courant de la forêt, je les vois qui courent le long du sentier à travers le pré où je suis en train de jouer, ces soldats courent comme des chevaux emportés, je me couche sur le dos pour qu'ils ne m'écrasent pas, je vois ces soldats qui sautent, au-dessus de moi leurs semelles toutes cloutées l'ombre tonitruante des soldats passe au-dessus de moi et le piétinement des souliers militaires s'éloigne en grondant sur le sentier à travers prés. Je m'assieds et je vois les soldats courir jusqu'au ruisseau, s'arrêter, là, en guise de passerelle un tronc d'arbre retenu par des chaines les soldats lèvent les bras comme lèvent leurs ailes les anges gardiens au-dessus de mon lit et ils franchissent le ruisseau et continuent à courir, dans le tournant je vois pour la dernière fois les clous brillants des semelles qui se lèvent et les voilà disparus dans la forêt. Il y a longtemps que les soldats ont disparu mais je continue à penser à eux. Maintenant, je me vois, je m'approche du ruisseau sur mes petites jambes, je pose un petit soulier sur la poutre, je vois l'eau qui court dans le ruisseau, je lève les bras et je cours sur cette poutre, mais au milieu elle se dérobe et je tombe dans le ruisseau, je pédale dans les profondeurs comme maman sur sa machine à coudre, mais je n'arrive pas à prendre appui sur le fond ; d'abord, j'ai bu de l'eau, mais ensuite il faut croire que j'en avais bu assez pour me noyer, et mes cheveux s'étaient dénoués et flottaient au fond du ruisseau et se confondaient avec les lentilles d'eau vertes et les fleurs aquatiques sans fleurs ; j'avais une terrible envie de dormir, j'étais incapable de fermer les yeux, tout était plein de lumière et au-dessus de moi je voyais le ciel comme à travers de grosses lunettes... et puis je me réveille, je constate que c'est beau d'être une noyée, c'est comme si j'étais à la maison, je suis au ciel dans un petit lit, exactement comme celui que nous avons à la maison, je vois que j'ai les mains sur un édredon imprimé de myosotis tout comme les édredons de maman et face à moi l'image de l'ange gardien tout comme chez nous ; puis maman est entrée et elle a dit : « Venez les enfants, entrez donc...» et je vois entrer dans la cuisine les petites filles du voisinage et maintenant je sais que je suis noyée, car les petites filles m'appellent Marenka et moi je leur dis Hedvicka et Evicka et Bozenka, eh bien ces petites filles posent à côté de mes mains l'édredon des images pieuses, il y a tant d'images d'anges gardiens sur mon lit et Hedvicka dit « Maman m'a dit que tu t'étais noyée... » et pose une nouvelle image pieuse et moi je dis : « Et pourquoi tu me donnes cette image ? » Hedvicka dit: « C'est ce qu'on met dans le cercueil des petites filles mortes... » et moi je pleure, je me dis que je suis morte pour de bon, mais alors maman arrive, elle apporte des petits gâteaux et lorsqu'elle voit toutes ces images pieuses, elle dit: « Mais, mes petites filles Marenka n'est pas morte, le docteur Michálek lui a fait sortir toute l'eau et avec son souffle lui a rendu la vie...» et les petites filles sont déçues, elles regrettent qu'il n'y ait pas d'enterrement, elles se voyaient déjà en robes blanches en mousseline à rideaux avec de grands cierges allumés dans leurs mains, des cierges décorés de myrte, des cuivres jouent une musique terriblement triste et les petites filles marchent en procession, les cheveux ondulés, elles pleurent parce que je me suis noyée... du coup, plus de procession, plus de pleurs, tout ça c'est la faute à deux mémères venues rincer leur linge et qui m'ont tirée du ruisseau et rapportée à la maison...
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