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dimanche 18 décembre 2022

« Les gens de Seldwyla » de Gottfried Keller (1856)

C'était une femme élégante d'une grande beauté ; ce n'était pourtant pas qu'une belle femme, mais aussi une personne distinguée qui savait ce qu'elle se voulait et donnait d'emblée l'impression qu'en tombant amoureux d'elle, on ne trouverait pas aisément un substitut ou une consolation à chaque coin de rue, car elle avait l'air d'une personne entière et indépendante que l'on ne rencontrerait pas une seconde fois. Cette noble indépendance semblait unie à la plus simple naïveté et bonté de caractère et, dans cette bonté, à la pureté et à la franchise qui, quand elles vont ainsi de pair avec la détermination et la fermeté, confèrent une véritable supériorité et donnent à ceux qui n’est au fond qu'une authentique nature ingénue, l'apparence d'une supériorité solennelle et prodigieuse.

(Pancrace le boudeur)


Il ne remarquait ni la pluie ni l'orage, ni l'obscurité ni la misère ; il avait une impression de légèreté, de clarté et de chaleur en lui et hors de lui et se sentait aussi riche et protégé qu'un fils de roi. Il voyait sans cesse le sourire fugace du beau visage près du sien et n’y répondit que maintenant, une bonne demi-heure plus tard, en souriant dans la nuit et l'orage, plein d'amour, au visage chéri qu'il devinait partout dans l’obscurité, aussi pensa-t-il que Vreni allait forcément voir ce sourire en chemin et s’en souvenir.


(Roméo et Juliette au village)


Équipé en a un clin d'œil pour le voyage et muni de lettre de change, il partit en pleine forêt. Il visita d'abord Vienne, Dresde, Berlin et Hambourg ; puis il s'aventura à Paris, partout il mena une vie prudente et fastueuse. Il explora les lieux de divertissement, théâtres d’été et spectacles, courut les cabinets de curiosités des châteaux et passa chaque midi au soleil sur les places d’armes pour écouter la musique et observer les officiers avant d'aller déjeuner. En regardant ces splendeur au milieu de milliers d'autres personnes, il était plein de fierté et s'attribuait tout le mérite de ces éclats et de ces sons, tenant pour un bougre ignare quiconque n'avait pas été là. À ces vif plaisir, il allia cependant une grande sagesse pour montrer à son bienfaiteur qu'il n'avait pas envoyé un blanc-bec en voyage. À aucun mendiant il ne donna un sou, À aucun pauvre enfant il n'acheta quelque chose, il fut intransigeant avec les serveurs des auberges sur la question du pourboire sans en subir de préjudice et marchanda longuement chaque service avant de l'accepter. Il s'amusait le plus en se moquant et en taquinant les créatures dépravées avec lesquelles il discutait lors des bals publics en compagnie de deux ou trois acolytes. En un mot, il vécut aussi sûrement et gaiement qu'un vieux marchand de vin.

Enfin, il ne put se refuser de faire un crochet par sa ville natale de Seldwyla. Il logea dans la première auberge, se fit mystérieux et peu loquace à la table du déjeuner et laissa ses concitoyens se creuser la cervelle pour savoir ce qu'il était à advenu de lui. Ils étaient convaincus que l'affaire ne cachait pas grand-chose, et pourtant il vivait pour l’heure visiblement dans l’aisance ; il renoncèrent donc momentanément aux moqueries et clignèrent de l'œil à la vue de l’or qu'il exhibait tout en dilatant les narines. Il ne leur offrit pas la moindre bouteille de vin, même s’il en but de l'excellent sous leurs yeux, et réfléchit à ce qu'il pouvait encore leur faire.


(L’artisan de son bonheur)


Il apprit ainsi que le sol verdoyant possède de quoi réconforter et distraire le délaissé, et que pour quiconque n'est pas foncièrement fruste et superficiel, la solitude est une école.


(Les lettres d‘amour détournées)


Il y eut toutes sortes de petites et grandes festivités, historiettes, querelles, rumeurs et chants et, comme cela se passe d’ordinaire, les gens dégourdis ou insensés qui se faisaient désagréables étaient les plus appréciés.


En moins de trois minutes, l'affaire était réglée est ils dansaient tous sur la parcelle de la maison, Küngolt avec le fils du bourgmestre, Violande avec le moine et les autres avec les élèves ; mais c'était le chancelier qui s’ébattait avec le plus d'agilité et de ferveur et qui, malgré sa bosse, lançait les jambes plus loin que les autres, car elles semblaient déjà se séparer sous le menton.


Quand il eut tout payé, Dietegen prit son épouse par la main et quitta le lieu de l'exécution avec elle. Mais comme il devait l'emmener en l'état, qu'elle était pieds nus, vêtue d'un simple suaire, et que la saison était encore précoce et froide, elle ne se sentit pas bien et ne put marcher correctement à côté de son mari. Il la souleva pour la prendre dans ses bras, rejetant son chapeau sur les épaules ; elle passa les bras autour de son cou, posa sa tête sur la sienne et s’endormit après quelques pas, qu'il fit en tenant la lance dans l'autre main. Il marcha  vigoureusement sur une hauteur déserte et sentit qu'elle pleurait silencieusement dans son sommeil et que sa respiration se libérait dans un doux soulagement ; quand les larmes baignèrent son front, il eut l'impression d'être lui-même envahi par un bonheur absolu ; les larmes roulèrent alors sur les genoux du compagnon fort et bourru. La vie qu'il portait était sienne, et il la tint dans ses bras comme s’il portait le riche monde de Dieu.

Quand ils arrivèrent à l'endroit où, enfant, il s'était retrouvé parmi les femmes, en chemise de condamné, et où Küngolt avait récemment été capturée, le soleil de mars était si chaud et lumineux qu’un bref repos s’imposa. Dietegen s’assit sur la borne et posa doucement son riche fardeau sur les genoux ; le premier regard qu'elle lui lança en se réveillant et les premières maigres paroles qu'elle balbutia enfin lui confirmèrent qu'il n'avait pas seulement accompli un devoir avec fidélité, mais qu'il en avait assumé un nouveau, celui de devenir assez bon et brave pour mériter en tout temps le bonheur qui l’animait désormais.


(Dietegen)


Seul Jukundus se sentit quelque peu esseulé dans l'agitation, car depuis longtemps il n'avait plus aperçu Justine, sur laquelle il croyait déjà avoir un semblant de droit, du moins pour ce dernier jour. Il éprouva un doux soulagement quand la jeune femme se tint à l'improviste près de lui, sans qu'il sache d'où elle venait, et le présenta à son père et à ses frères comme le porte-drapeau de la société couronnée.


Le peuple parvient à cette effervescence, engendrée par quelques gouttes de sang bouillonnant au moment de ce bouleversement violent, par un autre moyen : il commet la première injustice par une fausse accusation et n'a de cesse, fidèle à la formule selon laquelle celui qui cause du tort attaque la partie faible avec une haine croissante, que la pierre d'achoppement ne disparaisse et que le nouveau sol juridique désiré soit conquis.


Une humeur moqueuse et persécutrice se répandit de plus en plus, il se forma des meneurs et des virtuoses de la raillerie et de la défiguration, et la moquerie amusante se transforma bientôt en une terrible calomnie qui se déchaîna, désigna les maisons de ses victimes et traîna leur vie personnelle sur le pavé.


(Le rire perdu)

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