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mardi 22 septembre 2020

"Histoire et utopie" d'Emil Cioran (1960)

Quelle malédiction l’a frappé [l’Occident] pour qu’au terme de son essor il  ne produise que ces hommes d’affaires, ces épiciers, ces combinards aux regards nuls et aux sourires atrophiés, que l’on rencontre pourtant, en Italie comme en France, en Angleterre de même qu’en Allemagne ? Est-ce qu’à cette vermine que devrait aboutir une civilisation aussi délicate, aussi complexe ?

A refuser le catholicisme, la Russie retardait son évolution, perdait une occasion capitale de se civiliser rapidement…

Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblit considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdit son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur…

Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore de la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie…

Tous les hommes sont plus ou moins envieux ; les hommes politiques le sont absolument. On n’en devient un que dans la mesure où l’on ne supporte personne à côté ou au-dessus de soi.

(…) si vous voulez laisser un nom, attachez-le à une Église plutôt qu’à un empire.

Une société qui se voudrait parfaite devrait mettre à la mode la camisole de force ou la rendre obligatoire, car l’homme ne bouge que pour faire le mal.

Un monde sans tyrans serait aussi ennuyeux qu’un jardin zoologique sans hyènes. Le maître que nous attendons dans l’effroi sera justement un amateur de pourriture, en présence duquel nous ferons tous figure de charognes. Qu’il vienne nous renifler, qu’il se roule dans nos exhalaisons ! Déjà, une nouvelle odeur plane sur l’univers.

La dimension politique des êtres (en entendant par politique le couronnement du biologique) sauvegarde le règne des actes, le règne de l’abjection dynamique. Nous connaître nous-mêmes c’est identifier le mobile sordide de nos gestes.

(…) tout ce qui vient d’en bas aiguillonne : on produit et on se démène toujours mieux par jalousie et rapacité que par noblesse et désintéressement.

(…) le principe d’expansion, immanent à notre nature, nous fait regarder les mérites d’autrui comme un empiètement sur les nôtres.

Nous nous résignons à la supériorité d’un mort, jamais à celle d’un vivant…
L’envie […] ; sans elle, il n’y aurait pas d’événements, ni même de monde ; c’est encore elle qui a rendu l’homme possible, qui lui a permis de se faire un nom, d’accéder à la grandeur par la chute, par cette révolte contre la gloire anonyme du paradis, dont, pas plus que l’ange déchu, son inspirateur et son modèle, il ne pouvait s’accommoder. Tout ce qui respire, tout ce qui bouge témoigne de la souillure initiale.

(…) le ressentiment triomphe dans l’art qui ne saurait s’en dispenser – pas plus que la philosophie du reste […] A le juger sur ce qu’il exclut et refuse, un système évoque un règlement de comptes, habilement mené. Impitoyables, les philosophes sont des « durs », comme les poètes, comme tous ceux qui ont quelque chose à dire.

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