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samedi 24 août 2019

« Lettre au Greco » de Nikos Kazantzakis (1961)


Je ne serai donc jamais sauvé, le fonds de mon être ne sera donc jamais purifié ?

Mon arrière-grand-père (…) avait le crâne rasé au-dessus du front et portait une longue tresse. Il était lié avec les corsaires d’Alger et sillonnait les mers. Ils avaient tous installé leur repaire dans les îles désertes de Granbousa, à la pointe occidentale de la Crète ; c’est de là que, tendant leurs voiles noires, il partaient aborder les navires qui passaient.

La famille de mon père descent d’un village à deux heures de Mégalo Kastro, qui s’appelle les Barbares. Quand l’empereur de Byzance, Nycéphore Phocas eut repris, au Xè siècle, la Crète aux Arabes, il parqua dans quelques villages tous les Arabes qui avaient échappé au massacre, et ces villages furent appelés les Barbares. C’est dans un de ces villages qu’ont pris racine mes ancêtres paternels, et ils ont tous des traits de caractère arabes : fiers, têtus, parlant peu, écrivant peu, tout d’une pièce (…) Ils ne sont pas bons, ni accommodants, leur présence est pesante ; ils demandent beaucoup, non pas aux autres, mais à eux-mêmes. Un démon est en eux qui les étrangle, ils suffoquent. Ils deviennent pirates ou s’enivrent, se donnent un coup de couteau au bras pour faire couler leur sang, pour être soulagés. Ou bien il s tuent la femme qu’ils aiment, pour ne pas être esclaves.

(…) un double courant coule dans mes veines, le courant grec venu de ma mère et le courant arabe venu de mon père.

Pourquoi n’as-tu jamais le sourire aux lèvres, capitaine Michel ? se hasarda un jour à lui demander le capitaine Elie, de la Mesara. 
Parce que le corbeau est noir, capitaine Elie, lui répondit mon père, et il cracha le mégot qu’il mordillait. 

Un autre jour je l’ai entendu dire au bedeau de saint Minas : 
- C’est mon père qu’il fallait voir mon père, pas moi. Un vrai ogre. Qu’est-ce que je suis à côté de lui ? Un déchet. Déjà très vieux, aveugle, il a pris encore les armes pour la Révolution de 1878 et il a gagné les montagnes pour faire la guerre. Mais les Turcs l’ont cerné , lui ont jeté des cordes avec des nœuds coulants, l’ont pris et l’ont égorgé à la porte du monastère de Savathiana. Et j’ai vu un jour, à la lucarne du sanctuaire, où les moines le conservaient, astiqué, enduit avec l’huile bénite de la veilleuse, son crâne, portant les entailles profondes des coups d’épée.

- Comment était-il, mon grand-père ? demandai-je à ma mère.
Comme ton père, me répondit-elle, en plus noir.
- Qu’est-ce qu’il faisait ?
- La guerre (…)
- Il allait à l’église ?
- Non. Mais chaque premier du mois, il amenait un prêtre à la maison et lui faisait faire une prière pour que la Crète reprenne les armes.

- C’est ici que tu feras ton instruction, me dit-il, pour devenir un homme. Fais le signe de la croix (…) 
C’est mon fils, lui dit mon père. Il a détaché ma main de la sienne et m’a remis au maître. La peau est à toi, lui dit-il, ce sont les os qui sont à moi. Ne le ménage pas, frappe-le, pour qu’il devienne un homme.
- Ne t’inquiète pas capitaine Michel, j’ai ici l’outil qui fait les hommes.
En disant cela, le maître montrait la baguette.

Quand j’ai grandi et que les théories philanthropiques sont venues égarer ma raison, j’ai appelé barbare cette méthode de mon premier maître. Mais quand j’ai appris à connaître encore mieux la nature humaine, j’ai béni la sainte cravache de Patéropoulos. C’est elle qui nous appris que la souffrance est le plus grand des guides qui transforment la bête en homme.

De quoi devais-je me libérer ? De qui ? Peu à peu, le temps aidant, j’escaladais la pente abrupte de la liberté : se libérer d’abord du Turc, c’était là le premier degré ; ensuite, se libérer du Turc que l’on porte en soi - l’ignorance, la méchanceté, l’envie, la peur, la paresse, les idées brillantes et fausses ; enfin, se libérer des idoles, de toutes les idoles, mêmes les plus respectables, mêmes les plus aimées.
Ma première passion a été la liberté ; la seconde dont il reste encore en moi quelque chose, et qui me tourment, c’est la soif de la sainteté. Héros à la fois et saint, voilà l’image suprême de l’homme ; dès mon enfance j’avais fixé au-dessus de moi, dans l’air bleu, cette image.

A cette époque-là les jours passaient monotones, lents. Les gens ne lisaient pas de journaux, les appareils de radio, le téléphone, les cinémas n’existaient pas encore, la vie s’écoulait sérieuse, sans tumulte, sans paroles inutiles.

Nous étions assis, barricadés dans la maison, serrés l’un contre l’autre, ma mère, ma sœur et moi, nous entendions passer devant la porte des Turcs déchaînés, qui juraient, menaçaient, brisaient les portes et égorgeaient les chrétiens. Nous entendions les cris et le râle des blessés, les chiens qui aboyaient et une rumeur dans l’air, comme s’il y avait un tremblement de terre. Mon père, derrière la porte, le fusil chargé, attendait. Il tenait, je m’en souviens, une assez longue pierre, qu’il appelait queux, et en aiguisait un long poignard à manche noir. nous attendions. Il nous avait dit : 
Si les Turcs enfoncent la porte et entrent, je commencerai par vous égorger pour que vous ne tombiez pas entre leurs mains. Nous étions tous d’accord, ma mère, ma sœur et moi, et nous attendions.

Nous sommes descendus au port, nous aussi, pour partir, mon père en tête, ma mère au milieu avec ma sœur, et moi en queue. 
Il faut que nous protégions les femmes, nous autres les hommes, m’avait dit mon père (je n’avais pas huit ans), moi je marcherai en tête et toi par derrière. Prends garde. 
Nous avons traversé des quartiers incendiés, on n’avait pas encore emporté tous les égorgés, les cadavres avaient déjà commencé à sentir. Mon père s’est abaissé, a pris sur le pas d’une porte une pierre éclaboussée de sang : 
Garde-la, me dit-il.

A cette époque ancienne, dans mon pays, la puberté s’éveillait très lentement, toute rougissante de timidité, et s’efforçait de se cacher derrière des masques de toutes sortes (…)
Un jour, il devait être midi, le soleil était brûlant, je passais dans une ruelle étroite et ombragée et rentrais à la maison ; soudain une Turque est apparue de l’autre côté de la rue, a entr’ouvert sa tunique et m’a montré son sein nu. Mes genoux ont fléchi ; je suis arrivé à la maison en titubant, je me suis penché sur le bassin et j’ai vomi.

J’écrivais et j’étais rempli de fierté ; j’étais un dieu, je faisais ce que je voulais, je transformais la réalité, la recréais telle que je l’aurais voulue, telle qu’elle aurait dû être, mélangeais inextricablement vérités et mensonges, il n’y avait plus de vérités ni de mensonges, tout cela était une pâte tendre que je façonnais, défaisais, selon les inspirations de mon bon plaisir, librement, sans demander la permission à personne.

Ce n’était pas la vérité dans mon cœur : la vérité, c’était cette créature nouveau-née de mon imagination. J’avais, par cette imagination, anéanti la réalité, j’étais soulagé. Cette lutte entre l’imagination et la réalité, entre le Dieu créateur et l’homme créateur a pendant un instant enivré mon cœur. Voilà mon chemin, criais-je dans la cour où je marchais en me mouillant, voilà mon devoir. Chaque homme a la taille de l’ennemi qui lutte avec lui : il me plaît, quitte à me perdre, de lutter contre Dieu. Il a pris de la boue et a façonné le monde, moi j’ai pris des mots (…) les hommes de Dieu mourront et les miens vivront.
J’ai honte en évoquant cette présomption digne de Lucifer ; mais j’étais jeune alors, et être jeune cela veut dire tenter de détruire le monde et avoir l’audace de vouloir en bâtir un nouveau, qui soit meilleur.

Et quand il arrivait qu’une figure réunisse l’héroïsme et la sainteté, elle devenait alors pour moi l’idéal de l’homme. Et, ne pouvant être ni l’un ni l’autre, je m’efforçais en écrivant de me consoler de mon indignité.

Une croûte de graisse, d’habitudes et de lâcheté enveloppe l’âme ; elle désire passionnément certaines choses au fond de sa prison, et c’est autre chose qu’exécutent la graisse, les habitudes et la lâcheté !

Là, terrés au creux des grottes, vivent et prient pour les péchés du monde, éloignés l’un de l’autre, pour n’avoir même pas la consolation de voir un être humain, les plus sauvages, les plus saints ascètes du Mont Athos. Ils laissent pendre une petite corbeille sur la mer et les barques qui viennent parfois à passer s’approchent et y déposent un peu de pain, des olives, ce qu’elles ont, pour ne pas laisser les ascètes mourir de faim. Un bon nombre de ces ascètes sauvages deviennent fous ; ils croient qu’il leur a poussé des ailes, volent au-dessus de l’abîme et tombent. En bas, le rivage est couvert d’ossements.
Parmi ces ermites, vivait en ces années-là, célèbre par sa sainteté, Makarios le Spéléote.

Ta vie est bien dure, vieillard ; moi aussi je veux être sauvé : il n’y a pas d’autre chemin.
- Un chemin plus commode ? dit l’ascète ; il a souri avec compassion.
Plus humain, vieillard.
- Il n’y a qu’un chemin.
- Comment s’appelle-t-il ?
- La montée. Gravir les degrés un à un ; de la satiété à la faim, de la gorge désaltérée à la soif, de la joie à la souffrance ; au sommet de la soif et de la souffrance se trouve Dieu ; au sommet du bien-être est le démon. Choisis.
- Je suis encore jeune ; la terre est belle, j’ai le temps de choisir.
L’ascète a rendu les cinq os de sa main, m’a touché le genou, m’a secoué :
Réveille-toi, mon enfant, réveille-toi, avant que la Mort ne te réveille.

- Et toi, père saint, tu n’as pas peur ? (…) la porte du Paradis est apparue. mais cette porte, s’ouvrira-t-elle pour te laisser entrer ? S’ouvrira-t-elle ? En es-tu sûr ? (…)
- Je suis sûr de la bonté de Dieu : c’est elle qui peut vaincre et pardonner les péchés des hommes.
- Moi aussi je suis sûr de cette bonté de Dieu ; elle peut donc pardonner même à l’insolence de la jeune.
- Le ciel nous préserve de ne dépendre que de la seule bonté de Dieu ; le vice et la vertu entreraient alors enlacés dans le Paradis (…) Malheur à toi, malheur à toi, infortuné ! 
- L’esprit te dévorera, le moi te dévorera. L’archange Lucifer, que tu protèges et veux sauver, sais-tu quand il a été précipité en enfer ? Quand il s’est tourné vers Dieu et lui a dit : Moi ! Oui, oui, écoute, jeune homme, et mets-toi bien cela dans la tête : une seule chose et damnée et va en Enfer, c’est le moi. Le moi, maudit soit-il !

- Ah ! si le Christ pouvait ainsi se réfugier dans mon cœur ! J’ai senti pour la première fois, en revenant du Mont Athos, que le Christ rôde affamé, sans abri, est en danger, et que c’est à présent au tout de l’homme de le sauver.

Je suis bien ici, pensai-je, ce village est atroce, les gens sont atroces, c’est ici, mon âme, que tu montreras si tu peux résister.

Je n’avais avec moi que l’Evangile et Homère et lisais tantôt les paroles d’amour et d’humilité du Christ, tantôt les vers immortels du Patriarche des Grecs. Sois bon, pacifique, résigné ; quand on te gifle sur une joue, tends l’autre pour qu’on la gifle ; cette vie sur la terre ne vaut rien, la véritable vie est dans le ciel, répétait l’un. Soit fort, aime le vin, la femme et la guerre ; tue et fais-toi tuer pour maintenir très haut la dignité et la fierté de l’homme ; aime la vie sur cette terre, mieux vaut être un esclave vivant qu’un roi dans l’Hadès, répétait l’autre, l’aïeul de la Grèce.

En Grèce, sur les hautes montagnes, il est rare, mais il arrive que naisse dans une famille d’ogres un être chétif. Le vieil aïeul le pèse longtemps du regard, il ne parvient pas à comprendre comment diable a pu sortir de ses entrailles ce résidu. Il convoque le reste des fauves qu’il a engendrés, ses fils, pour voir ce qu’ils vont en faire.
Il déshonore notre lignée, rugit le vieillard, qu’allons-nous en faire, les enfants ? Berger, non, il n’est pas fichu de sauter et d’aller voler dans les troupeaux des autres. Guerrier, non plus ; il a peur de tuer. Il déshonore notre race, faisons-en un maître d’école.
Moi, hélas ! j’étais le maître d’école de ma famille. Pourquoi résister ? Je n’avais qu’à en prendre mon parti. Et mes ancêtres auraient beau me mépriser, j’avais moi aussi mes armes, je ferais la guerre.

(…) un pied tout-puissant et coléreux était passé là, avait écrasé les deux cités, Sodome et Gomorrhe, et les avait englouties. Mon cœur s’est serré ; un pied tout-puissant écrasera un jour nos Sodome et nos Gomorrhe et ce monde qui rit, fait la fête et oublie Dieu, deviendra à son tour une Mer morte (…) Je me suis effrayé. Sodome et Gomorrhe, il me semble parfois que c’est le monde d’aujourd’hui, peu de temps avant que Dieu ne passe sur lui. Je crois entendre déjà son pas terrible qui approche.

(…) des hommes s’unissaient à des hommes, des femmes à des femmes, des hommes à des juments et des femmes à des taureaux. Ils mangeaient, mangeaient à l’excès, les fruits de l’Arbre de la Connaissance (…) ils avaient perdu toute crainte. Ils avaient écrit en grosse lettres jaunes sur les quatre portes fortifiées de leur ville : ICI, IL N’Y A PAS DE DIEU. Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas de bride à nos instincts, il n’y pas de récompenses pour le bien ni de châtiment pour le mal ; il n’y a ni vertu, ni pudeur, ni justice, nous sommes des loups et des louves en rut.

Je contemplais avec émotion les enfants du désert. Comment vivent-ils ! avec quelques dattes, une poignée de maïs, une tasse de café. Leur corps est flexible, leurs mollets sont minces comme ceux d’une chèvre, leur œil est celui d’un épervier ; ce sont les hommes les plus pauvres et les plus hospitaliers du monde ; ils ont faim et ne mangent pas à satiété, pour avoir toujours un peu de café, un peu de sucre, une poignée de dattes à donner à l’étranger.

Comment oublier jamais la première nuit que j’ai passée dans la citadelle du Dieu du désert ? Le silence était hanté ; il s’était bâti autour de moi, comme si j’étais tombé au fond d’une fosse creuse et sombre ; et soudain le silence est devenu voix et mon âme s’est mise à trembler :
Que viens-tu faire ici dans ma maison ? Tu n’es pas pur, tu n’es pas homme d’honneur, ton œil furète à droite et à gauche, je n’ai pas confiance en toi. A chaque instant tu es prêt à trahir ; ta foi est une mosaïque impie de toutes sortes d’infidélités.

- C’est une chose d’être un héros par un don de Dieu, c’est autre chose de l’être par son combat. Je me bats.
Un rire effrayant a éclaté à ma droite, à ma gauche et en moi-même.
Un héros ? Mais héroïsme, cela veut dire obéissance à un rythme supérieur à l’individu. Et toi, tu es encore plein d’inquiétude et de rébellion. Tu ne veux pas dominer le chaos qui est en toi et créer le Verbe pur ; et tu te justifies en pleurnichant : « Les cadres anciens sont trop étroits pour moi »

Le soleil le brûlait, la poussière montait de ses pieds, l’enveloppait comme un ange. Il sentit la soif.
Seigneur, cria-t-il, donne-moi à boire !
- Bois ! répondit à côté de lui une voix douce, comme un murmure d’eau.
Il se retourna et vit de l’eau dégoutter de la fente d’un rocher et se recueillir dans un vasque. Il se pencha, écarta sa barbe et posa ses lèvres sur l’eau. La fraîcheur descendit jusqu’à ses talons, et ses vieux os craquèrent.

Cette double substance du Christ a toujours été pour moi un mystère profond et impénétrable : le désir passionné des hommes, si humain, si inhumain, d’arriver jusqu’à Dieu - ou, plus exactement, de retourner à Dieu et de s’identifier à lui. Cette nostalgie, si mystérieuse à la fois et si réelle, ouvrait en moi de grandes blessures et de grandes sources.

Le Christ a triomphé de l’irrésistible enchantement des simples joies humaines, il a triomphé de toutes les tentations ; il transformait sans cesse la chair en esprit et poursuivait son ascension.

(…) la véritable prière, qui va tout droit et entre dans la maison de Dieu, est l’action généreuse ; c’est ainsi que prie aujourd’hui le véritable guerrier.

Toutes les épreuves, ô Grand Martyr [Nietzsche], remontent dans mon esprit. Jeune, ardent, interrogeant tous les héros pour trouvait celui qui dompterait ton cœur, tu as rencontré un jour Schopenhauer, le brahmane du Nord. T’asseyant à ses pieds, tu as découvert sa vision héroïque et désespérée de la vie : le monde est une création de notre esprit ; toutes choses, visibles et invisibles, ne sont qu’un rêve enjôleur. Il n’existe qu’une volonté, aveugle, sans commencement ni fin, sans but, indifférente, ni raisonnable ni déraisonnable ; hors de la raison, immense. Enfermée dans le temps et dans l’espace, elle s’effrite en d’innombrables aspects ; elle les anéantit, en crée de nouveaux, les brise encore, et ainsi éternellement. Il n’y a pas de progrès, aucune raison ne gouverne la destine, les religions, les morales, les grandes idées sont d’indignes consolations, qui ne sont bonnes que pour les lâches et les imbéciles (…) Ce qu’il avait pressenti, ô futur prophète du Surhomme, s’organisait à présent en une théorie sévère et cohérente…

Un jour où la tempête t’avait surpris dans la montagne, tu as écrit : « Que m’importent à moi les impératifs moraux ? Fais ceci, ne fais pas cela. Comme elles sont différentes de cela, la foudre, la tempête, la grêle ! Ce sont des forces libres, sans morale. Comme elles sont heureuses, vigoureuses, ces forces que la pensée ne vient pas troubler ! »

Dionysos fait éclater l’individualité (…) Hommes et fauves deviennent frères, la mort est un des visages de la vie, le voile bariolé de l’illusion se déchire et nous touchons, poitrine contre poitrine, la vérité. Quelle vérité ? Nous ne faisons qu’un ; tous ensemble nous créons Dieu. Dieu n’est pas l’ancêtre, il est le descendant de l’homme.

Un jour où tu te promenais dans l’Engadine, tu t’es arrêté brusquement, terrifié. Le temps, as-tu pensé, est illimité, mais la matière est limitée ; il arrivera donc nécessairement un moment où toutes les combinaisons de la matière renaîtront, identique à ce qu’elles étaient. Dans quelques milliers de siècles un homme comme moi, moi-même, je serai debout sur ce rocher-ci, et découvrirai de nouveau la même idée. Et non seulement une fois, mais un nombre infini de fois. il n’y a donc aucun espoir que le futur soit meilleur, il n’y a aucun salut ; toujours semblables, identiques, nous tournerons sur la roue du temps.

Un vendeur de journaux est passé, criant de nouvelles informations de guerre (…) Qui donc avait proclamé que la substance de la vie est le désir de s’étendre et de dominer, et que seule la force est digne d’avoir des droits ? Qui donc avait prophétisé le Surhomme et, en le prophétisant, l’avait amené ?

Avant de quitter Paris, je suis allé un soir prendre congé de Notre-Dame. je lui serai toujours reconnaissant de l’émotion qu’elle m’a donnée quand je l’ai vue pour la première fois (…) Ce n’est plus la logique rectiligne, carrée, du style grec, qui fait régner l’ordre humain sur le chaos, en réalisant l’équilibre du beau et du nécessaire et en instaurant une entente raisonnable entre l’homme et Dieu. Mais c’est quelque chose d’éperdu, de délirant, un fureur divine qui emporte tout d’un coup les hommes et les pousse à se lancer à l’assaut de la dangereuse solitude azurée, pour faire descendre sur la terre la grande Foudre, Dieu (…) A mesure que je regardais cette flèche monter sans peur vers le ciel, je sentais mon âme s’affermir, se tendre et devenir flèche à son tour.

La foi la plus désespérée m’est apparue, non pas peut-être comme la plus véridique, mais comme la plus virile ; et l’espérance métaphysique comme un appât où un homme véritable ne consent pas à mordre (…) Que Nietzsche, l’assassin de Dieu, soit remercié ; c’est lui qui m’a donné le courage de dire : C’est cela que je veux !

Les eaux dorment mais les âmes ne dorment pas, m’a dit un jour un vieillard de Roumélie ; pourtant il m’a semblé pendant ces jours-là que mon âme avait commencé de dormir avec béatitude dans une impassibilité bouddhique. Comme quand on rêve, et que l’on sait que l’on rêve, et que ce que l’on voit dans son sommeil, bon ou mauvais, ne vous donne ni joie, ni tristesse, ni crainte, parce que l’on sait qu’on se réveillera et que tout se dispersera, c’est ainsi que je voyais la fantasmagorie du monder passer devant mes yeux, sans joie, sans crainte, impassible.

Bouddha caressa lentement, affectueusement, les cheveux de son disciple bien-aimé.
Le salut veut dire : se délivrer de tous les sauveurs ; c’est la liberté suprême, la plus haute, où l’homme respire avec peine. Tu peux la supporter ?

Comme il arrive si souvent dans ma vie, les deux démons qui ne connaissent pas le sommeil, le oui et le non, luttaient et se tiraillaient en moi.

Le contact direct avec les hommes a toujours provoqué en moi un malaise. C’est de grand cœur, avec une grande joie, que j’étais prêt à les aider de loin autant que je le pouvais ; je les aimais et les plaignais tous, mais de loin ; quand je les approchais, je ne pouvais les supporter longtemps ; eux non plus ne pouvaient pas me supporter, nous nous séparions. J’aime avec passion la solitude, le silence, regarder pendant des heures le feu et la mer.

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