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jeudi 9 mai 2019

« La vie liquide » de Zygmunt Bauman (2013)


Le relâchement de l’attachement et la révocabilité de l’engagement sont les préceptes qui guident tout ce en quoi ils s’engagent et à quoi ils sont attachés.

S’inspirant du profil que brosse Joseph Brodsky de contemporains riches du point de vue matériel mais pauvres et affamés du point de vue spirituel, las de toute ce qu’ils appréciaient jusqu’alors (yoga, bouddhisme, zen, contemplation, Mao, etc) et commençant dès lors à creuser (avec l’aide de la technologie dernier cri, cela va sans dire) les mystères du soufisme, de la kabbale ou du sunnisme dans le but de renforcer leur vacillant désir de désir, Andrzej Stasiuk (…) développe une typologie du « lumpenprolétariat spirituel »

L’éternité est le paria évident (…) Avec la bonne vitesse, on peut consommer toute l’éternité à l’intérieur du présent continue de la vie terrestre.

L’abnégation et l’auto-immolation, d’intolérablement longs et incessant exercices sur soi et retours sur soi, l’attente de satisfaction qui paraît interminable et la pratique de vertus qui semblent dépasser l’endurance - tous ces coûts exorbitants des thérapies passée » ne sont plus requis. Régimes nouvelle formule, gadgets de fitness, changements de papier peint, remplacement de parquets par tapis (ou vice versa), remplacement d’une Mini par un 4x4 (ou vice versa), un t-shirt par un chemisier et des monochromes par des housses de canapé ou des robes bien bariolées, accroissement ou diminution du tour de poitrine, nouvelle paire de baskets, marques d’alcool et routines quotidiennes adaptées à la dernière mode, adoption d’un vocabulaire tout nouveau grâce auquel on pourra confesser publiquement nos tourments intimes… tout cela ira très bien. Enfin, en dernier recours, à l’horizon (atrocement lointain) se dessinent les miracles de la révision génétique.

Dans le monde moderne liquide, loyauté est source de honte, et non de fierté. Connectez-vous à l’Internet dès le saut du lit, et dans la liste des nouvelles du jour figurera en bonne place cette sobre vérité : « Votre portable vous fait honte ? Votre téléphone est si vieux que ça vous gêne de répondre ? Choisissez la nouvelle version, vous en serez fier. »

(…) parmi les industries de la société de consommation, celle qui broie les déchets est la plus imposante, la mieux protégée des effets de la crise.

Je recherche le « vrai moi », que je suppose caché quelques part dans l’obscurité de mon moi d’origine (…) Ainsi écoutons-nous avec une attention particulière les frissons internes de nos émotions et de nos sentiments (…) Subjectifs par nature, les sentiments sont la quintessence même de « ce qui est unique ».

Dans notre société d’individus à la recherche de leur individualité, il n’y a pas pénurie d’aides certifiés et/ou auto-proclamés qui (au juste prix, bien évidemment) ne demandent qu’à nous guider dans le sombre donjon de notre âme où notre moi authentique est censé être emprisonné, et d’où il cherche à s’évader pour retrouver la lumière.

Le terme « individu » apparut à la conscience de la société (occidentale) au dix-septime siècle, au seuil de l’époque moderne (…) dérivé du latin, il impliquait avant tout (comme l‘« a-tome », tiré du grec), l’attribut de l’indivisibilité. Il renvoyait seulement au fait plutôt trivial que si l’on divise l’intégralité de la population humaine en parties constitutives toujours plus petites, on se retrouvera un jour bloqué au stade d’une seule personne humaine : un humain est la plus petite unité à laquelle puisse être attribuée la qualité d’« humanité », de même que l’atome d’oxygène est la plus petite unité à laquelle les qualités de cet élément chimique puissent être attribuées. En soi, le nom ne stipulait pas le caractère unique de celui qui le portait (…) L’individualité représente aujourd’hui avant tout l’autonomie d’une personne (…) la déclaration « Je suis un individu » signifie que je suis moi-même responsable de mes mérites et de mes défauts.

La quête de l’individualité ne connaît pas un instant de répit (…) On déclare que le conformisme, autrefois accusé d’étouffer l’individualité humaine, est le meilleur ami de l’individu…

Richard Rorty, réfléchissant aux récentes transformations de la société américaine, nous suggère que l’« embourgeoisement du prolétariat » y a été accompli par la « prolétarisation de la bourgeoisie »…

Meilleure est la qualité de vie, plus grande sera l’« empreinte écologique » laissée par une ville sur la planète que nous partageons. Londres a besoin d’un territoire 120 fois supérieur au sien alors que Vancouver, par exemple, en tête du classement pour la qualité de vie, ne sen sortirait pas sans un Lebensraum 180 fois supérieur au sien.

La modernité liquide est « liquide » en ceci qu’elle est également post-hiérarchique (…) toutes les « grandes références » du passé sont toujours disponibles de nos jours, mais aucune n’a assez d’autorité sur les autres pour s’imposer auprès de qui cherche des références.

Richard Sennett a écrit ceci sur les entreprises modernes liquides : « des entreprises parfaitement viables sont démantelées ou abandonnées, des employés capables mis sur la touche au lieu d’être récompensées pour la simple et bonne raison que l’organisation doit prouver au marché qu’elle est capable de changer ».

Alors qu’aucune vie de dignité ou vie humaine satisfaisante n’est concevable sans addition de liberté et de sécurité, il est bien rare que l’on parvienne à un équilibre satisfaisant entre ces deux valeurs.

Les conclusions de nombreuses recherches confirment cette règle : quand des gens sont contrariés par des changements dans leurs conditions de vie ou dans les règles du jeu de vie, c’est bien moins parce qu’ils n’aiment pas les nouvelles réalités qui résultent du changement que par rapport à la manière dont elles furent amenées - c’est-à-dire sans qu’on leur ait demandé leur avis.

Alors que le sens du martyre ne dépend pas de ce qui se passe dans le monde après coup, le sens de l’héroïsme, lui, si.

Construire et fortifier un État-nation nécessitait de supprimer coutumes, dialectes et calendriers locaux et ethniques, et de les remplacer par des modèles uniformes sous la surveillance des ministères d’Etat de l’Intérieur, de l’Education et de la Culture. Cela demandait une vigilance constante vis-à-vis des voisins situés de l’autre côté des frontières de l’Etat, même des voisins soi-disant amicaux, pacifiques et inoffensifs (…) Les nations naissantes avaient besoin de la puissance de l’Etat pour se sentir en sécurité, et l’Etat naissant avait besoin du patriotisme national pour se sentir puissant. Chacun avait besoin de l’autre pour survivre, et l’un comme l’autre avait besoin de sujets/membres prêts à sacrifier leur vie au nom de cette survie.

La société de consommation liquide moderne établie dans la partie riche du globe n’a que faire des martyrs et des héros - puisqu’elle sape, porte atteinte et milite contre les deux valeurs qui entraînèrent leur demande et leur offre. En premier lieu, elle milite contre le sacrifice des satisfactions présentes au nom de buts lointains ; et par là même contre l’acceptation d’une souffrance prolongée au nom du salut dans la vie après la mort - ou, dans la version sécularisée, retarder la satisfaction aujourd’hui au nom de plus grands profits à l’avenir. En second lieu, elle remet en question la valeur du sacrifice des satisfactions individuelles au nom du bien-être d’un groupe ou d’une « cause »…

Les plus désespérées parmi les personnes assiégées (…) Une mort digne leur apparaît donc comme la dernière possibilité d’obtenir une dignité qu’on leur a déjà niée dans la vie (…) C’est dans leurs rangs que se recrutent aujourd’hui les terroristes.

Contrairement à d’autres types de sociétés, passés et présents, on peut tout à fait décrire la société en question sans recourir aux catégories du « martyre » et de « l’héroïsme ». Une telle description nécessiterait au contraire deux catégories relativement nouvelles que cette société a portée à l’attention de la conscience publique : la catégorie de la victime et celle de la célébrité.

« La célébrité est une personne connue pour être célèbre » (Daniel J. Boorstin).
Par contraste avec le cas des martyrs et des héros dont la renommée découlait de leurs actes, et dont la flamme était entretenue pour commémorer lesdits actes et réaffirmer leur importance durable, les raisons qui ont mis les célébrités sous les feux de la rampe sont les moins importantes des causes de leur célébrité. Le facteur décisif est ici la notoriété, l’abondance d’images d’elles et la fréquence à laquelle leurs noms sont mentionnés par les médias et dans les conversations privées qui en découlent.

Et contrairement aux communautés « imaginées » de l’époque moderne solide qui, une fois imaginées, tendaient à se figer en de rudes réalités et avaient besoin, de ce fait, du souvenir éternel de leurs martyrs et héros pour les cimenter, les communautés imaginaires, drapées autour de célébrités (…) ne nécessitent aucun engagement.

Les réserves de célébrités sont quasi infinies, de même que le nombre de combinaisons possibles. Par conséquent, pour nombreuse que puisse être la troupe des adeptes, chacun d’entre eux peut conserver un sentiment satisfaisant de l’individualité, voire du caractère unique, du choix qu’il a fait…

Dans les parties de la planète qui subissent les pressions de la globalisation, Jeremy Seabrook nous fait observer que « les villes sont devenues des camps de réfugiés pour les expulsés de la vie rurale ». Puis vient une description du type de vue urbaine que ces expulsés de la vie rurale ont de grandes chances de trouver : « Personne n’offre de travail. Les gens se tournent vers des emplois de domestiques ou de conducteur de pousse-pousse  acheter une poignée de bananes puis les mettre en vente à même le sol ; s’offrir comme porteur ou travailleur. Voilà pour le secteur non officiel. En Inde, moins de dix pour cent de la population occupe une place dans l’économie officielle, chiffre que réduit encore la privatisation des entreprises publiques. »

Aujourd’hui, dans un curieux renversement de leur rôle historique et au mépris des intentions et attentes originales, nos villes passent rapidement du statut d’abri contre les dangers à celui de principale source de dangers (…) Le nombre de « communauté fermées » implantée au Etats-Unis a déjà dépassé les 20 000, leur population les 8 millions d’individus (…) le condominium californien baptisé « Desert Island » est ainsi encerclé par des fossés de 12 hectares.

Quant aux sièges sociaux d’entreprises et aux grands magasins (…) ils préfèrent désormais se retirer des centres-villes pour rejoindre les environnements artificiels spécialement conçus, dotés de quelques attirails faussement urbains tels des boutiques, des restaurants et quelques lieux de vie dont le but est de camoufler la minutie avec laquelle les grands atours de la ville, sa spontanéité, sa flexibilité, sa capacité à surprendre, l’aventure qu’elle offre, ont été supprimés et exorcisés.

L’alternative à l’insécurité n’est pas béatitude de la tranquillité mais la malédiction de l’ennui.

L’innovation capitale qui distingue le plus le syndrome consumériste de son prédécesseur productiviste (…) semble être le renversement des valeurs attachées respectivement à la durée et à l’éphémère (…) le syndrome consumériste (…) a placé la valeur de la nouveauté au-dessus de celle de la durabilité.

Un changement concernant l’éducation devient de plus en plus lié au discours sur l’efficacité, la compétitivité et la rentabilité ; quant à son but déclaré, il consiste à transmettre à la « main d’œuvre » les vertus de flexibilité, de mobilité et des « compétences de base liées à l’emploi. »

Dans un cadre moderne liquide, l’« incertitude  fabriquée » constitue le principal instrument de domination, tandis que la politique de précarisation, pour citer Pierre Bourdieu (concept renvoyant aux stratagèmes qui ont pour effet de rendre la situation des sujets plus incertaine et vulnérable, et donc moins prévisible et contrôlable), devient quant à elle le noyau dur de la stratégie de domination.

« Au siècle des Lumières », affirme Peter Gay dans son abrégé global des idées qui assistèrent à la naissance de notre étrange mode de vie connu sous le nom de « modernité », « la peur du changement, jusqu’alors universelle, fit place à la peur de la stagnation ; le mot innovation, insulte traditionnellement efficace, devint un terme élogieux ». On n’avait plus alors de raison de craindre le changement, puisque l’on sentait également, du moins dans les salons parisiens et les cafés londoniens où se retrouvaient les membres de la République des Lettres, que « dans le combat de l’homme contre la nature la balance du pouvoir penchait en faveur de l’homme. »

Au cours des dix dernières années, le nombre de cabinets de manucure a plus que triplé aux Etats-Unis, et le nombre d’interventions de chirurgie plastique plus que doublé (6,2 millions pour la seule année 2002).

Concernant l’obsession compulsive actuelle de « réingéniérie », Richard Sennet écrit ce qui suit : « des entreprises parfaitement viables sont démantelée ou abandonnées, des employés capables mis sur la touche au lieu d’être récompensés pour la simple et bonne raison que l’organisation doit prouver au marché qu’elle est capable de changer. »

Un air de famille nous saute aux yeux quand nous observons les principaux personnages des récits décrivant deux périodes séparées par plus de deux cents ans. Les héros y sont toujours agités, incapables de rester immobiles. Ils ne se satisfont pas de ce qui est, ou ne sont pas assez satisfaits pour le prendre comme il est et lui permettre de demeurer longtemps en l’état (…) si la quête du bonheur doit finir par rendre les gens heureux, elle doit être une tâche collective pour les héros du premier récit - mais pour ceux du second, il s’agit d’une tâche privée, à entreprendre et à mener individuellement de bout en bout (…) Le changement constituait pour les héros du premier récit une opération unique, un moyen permettant d’atteindre une fin ; les héros du second récit voient quant à eux le changement comme une fin en soi, qu’ils s’attendent à rechercher à perpétuité.

(…) bien que le triomphe mondial du « mode de vie moderne » implique que le besoin de se fixer un programme puisse désormais faire figure de phénomène planétaire, universel, les questions qui réclament de figurer en tête de ce programme demeurent aussi différenciées territorialement qu’auparavant (si ce n’est plus) - tout comme les conséquences de la globalisation.
Les résidants de la planète ont beau être, pour ainsi dire, dans le même bateau du point de vue de leurs perspectives de survie (leur unique choix se pose entre navigation collective ou naufrage collectif), leurs tâches immédiates et par conséquent leurs destination préférées n’en diffèrent pas moins pour autant ; dès lors, les actions et les buts qui les influencent s’en retrouvent biaisés (ils représentent des sources d’antagonismes alors que l’impératif du jour est la solidarité).

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