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vendredi 8 février 2019

« Roman avec cocaïne » de M. Aguéev (1934)


Les espagnols chantent toujours la passion triste, et les Russes la tristesse passionnée…

Comme si mon expérience amoureuse m’avait convaincu que parler joliment de l’amour, seul le peut celui chez qui l’amour n’est plus qu’un souvenir - que parler d’amour de façon convaincante, seul le peut celui dont la sensualité a été touchée, mais que celui dont le cœur a été frappé d’amour ne peut que se taire. 

… il est juste et vrai que la séparation du spirituel et du sensuel chez un homme est signe de sa virilité, et la séparation du spirituel et du sensuel chez une femme est signe de sa prostitution.

Pour un homme amoureux, toutes les femmes ne sont que des femmes, à l’exception de celle qu’il aime - elle est pour lui un être humain. Pour une femme amoureuse, tous les hommes ne sont que des êtres humains, à l’exception de celui qu’elle aime ; pour elle c’est un homme.

Je comprenais qu’heureux sont les amoureux qui, à cause des personnes hostiles ou des circonstances malencontreuses, sont privés de la possibilité de se voir souvent et longuement. Je les enviais, car je comprenais que leur amour grandit du fait des obstacles qui se dressent entre eux.

Sur le balcon, le soleil couchant - bombé comme un jaune d’œuf cru…

Tout à coup je regrettai que Yag fût puni, comme si, de ce balcon, on avait enlevé cette surprise d’un autre devant mon bonheur, si agréable pour moi, comme si mon bonheur était un costume neuf qui perd une partie de ses agréments quand on ne peut le porter en public. 

Comme s’il venait de les cogner très fort, il caressait ses genoux de ses mains énormes, et de temps en temps, il renversait la tête, ouvrait effroyablement la bouche qui découvrait une langue tremblotante et, bâillant, émettait un mugissement triste, dont la tonalité montait d’abord vers les aigus -a-o-i-, puis revenait -i-o-a.

Lents et interminables semblent cette course le long d’une ville déserte, grinçante de gel, et ce frisson qui brise le dos, et ces lambeaux de vapeur, et ce fil doré des réverbères qui ondule, mouillé, dans les yeux larmoyants, et se retire en sautant quand je cligne les yeux.

Voilà Mik qui entre dans la chambre. Il a de nouveaux sachets de cocaïne dans les mains et c’est avec des gestes bizarres qu’il ferme la porte, comme si elle pouvait tomber sur lui.

Les yeux sont follement immobiles. Tout s’arrête dans la chambre, seule les livres bougent. « Chut chut chut », siffle Nelly dans un chuchotement rapide, fondu. « Quelqu’un vient », chuchote Zander, quelqu’un vient ici, il crie en chuchotant, et sa tête tremble sans arrêt.

Mais déjà le diablotin rusé - le même qui (si seulement on l’écoute) empoisonne de doute les plus joyeux sentiments, et allège d’espérance le plus grand désespoir -, ce diablotin rusé qui ne croit à rien, est en train de me dire : « Toutes tes paroles, c’est du théâtre : quant à être perdu, tu n’es pas perdu, et si ça va mal pour toi, eh bien, habille-toi et va à l’air pur. Ici tu n’as rien à faire. »

Dehors, c’était encore la demi-obscurité. Le ciel, d’une couleur framboise sale, était bas. Un tramway me dépasse - à travers ses vitres givrées, les ampoules allumées transparaissaient en oranges aplaties. 

Et derrière la fenêtre, la maison voisine se mit à se plisser ; sa cheminée se détachait et s’étalait, mouillée, dans les cieux métalliques. Mais je n’essayai pas de chasser les larmes qui noyaient mes yeux. 

J’aurais pu lutter contre la cocaïne et lui résister dans un seul cas : celui où la sensation de bonheur aurait été déterminée chez moi moins par la réalisation de l’évènement extérieur que par le travail, la peine, les efforts qu’il aurait fallu fournir pour y arriver. Mais je n’avais pas cela dans ma vie.

Et enfin des coups à la porte, des coups espacés, rythmés, insistants, et ma toux, qui ébranle mon corps transpirant, hissé sur le divan, et qui est nécessaire pour extirper la voix coincée, et puis cette voix entre les dents, tremblante de bonheur (malgré la terreur) – « Qu’est-ce que vous voulez, qui est là » - et de nouveau ces coups insistants et sans réponse, implacables et tout à coup le déplacement instantané de ces coups, parce que, au-delà de la fenêtre, on fend du bois.

… tant que nous sommes mauvais, nous nous contentons de petites lâchetés ; quand nous devenons meilleurs, nous tuons (…) le mécanisme de nos âmes humaines- c’est le mécanisme de la balançoire, où le plus grand envol vers la Noblesse de l’Esprit entraîne le plus grand mouvement en retour vers la fureur de la bête. 

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