Nombre total de pages vues

lundi 7 mars 2016

« Si c’est un homme » de Primo Levi (1947)

Les murs sont décorés de curieuses fresques édifiantes : on y voit par exemple le bon Häftling, représenté torse nu en train de savonner avec enthousiasme un crâne rose et bien tondu, tandis que le mauvais Häftling, affligé d’un nez crochu fortement accusé et d’un teint verdâtre, engoncé dans des habits tout tachés, trempe un doigt prudent dans l’eau du lavabo. Sous le premier on lit : « So bist du rein » (comme ça tu es propre), sou le second : « So gehst du ein » (comme ça, tu cours à ta perte) ; et plus bas, dans un français approximatif, mais en caractères gothiques : « La propreté, c’est la santé ». 

Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ? 

Je me mords profondément les lèvres : nous savons tous, ici, qu’une petite douleur provoquée volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves d’énergie. 

Au coucher du soleil, la sirène du Feierabend retentit, annonçant la fin du travail ; et comme nous sommes tous rassasiés – pour quelques heures du moins – personne ne se dispute, nous nous sentons dans d’excellentes dispositions, le Kapo lui-même hésite à nous frapper, et nous sommes alors capables de penser à nos mères et à nos femmes, ce qui d’ordinaire ne nous arrive jamais. Pendant quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres. 

…on s’accorde en effet à reconnaître qu’un pays est d’autant plus évolué que les lois qui empêchent le misérable d’être trop misérable et le puissant trop puissant  y sont plus sages et plus efficaces.
Mais au Lager, il en va tout autrement : ici, la lutte pour la vie est implacable, car chacun est désespérément et férocement seul. 

Survivre sans avoir renoncé à rien de son propre monde moral, à moins d’interventions puissantes et directes de la chance, n’a été donné qu’à un tout petit nombre d’êtres supérieurs, de l’étoffe des saints et des martyrs. 

… je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. 

… (cela peut sembler paradoxal, mais officiellement, dans les camps d’extermination, tout est gratuit).

… (l’ingéniosité ne consiste-t-elle pas justement à trouver ou à créer des relations entre ordres d’idées apparemment différents ?) 

L’inégale répartition des biens provoqua un regain du commerce et de l’industrie.

Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous ! Aussi, peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. 

Peut-être ainsi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c’était là l’objectif de beaucoup d’entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire